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Bethléem - 9 juillet 2020
Par Mya Guarnieri Jaradat
Mya Guarnieri Jaradat est écrivain et journaliste indépendante basée dans le sud de la Floride après avoir passé près d'une décennie en Israël/Palestine. Son livre, The Unchosen : The Lives of Israel's New Others (Pluto Press) a été présélectionné pour le prix Wingate du Jewish Quarterly. Ses reportages et commentaires ont été publiés dans The Nation, The NY Times, Haaretz, Le Monde Diplomatique, Al Jazeera English, The Guardian et bien d'autres. Ses essais et ses fictions ont été publiés dans Slate, Guernica, le Jewish Quarterly, Narrative, et The Kenyon Review. Elle travaille actuellement à un mémoire.
06.07.2020 – Lorsque le taxi collectif à destination de Bethléem a quitté le village d'Abu Dis en Cisjordanie et que le poste de contrôle israélien a été en vue, les autres passagers, tous des hommes palestiniens, ont cessé de parler et ont mis leur ceinture de sécurité. Le chauffeur a éteint la radio. Quelques instants auparavant, la musique, la conversation et les rires fusaient. Le silence s’est installé, à l'exception du cliquetis des chapelets de prière qui se balançaient, accrochés au rétroviseur.
Cela se produit chaque fois qu'un taxi collectif s'approche du terminal de contrôle "The Container" (1) : tout le monde retient sa respiration comme s'il plongeait sous l'eau. Mais avec la plongée vient la perspective de faire surface. Le truc avec "The Container", c'est l'incertitude - on ne sait jamais ce qui va se passer. Peut-être que les soldats ne regarderont même pas dans votre direction. Peut-être qu'ils vous feront signe de passer. Peut-être qu'ils vous arrêteront et vous fouilleront. Peut-être que vous finirez en détention administrative. Qui sait ?
C'est l'incertitude qui terrifie, et c'est l'incertitude qui a fait que tout le monde s’est tu ce jour-là, en septembre 2013. Tout le monde est resté immobile. Même le conducteur semblait essayer de minimiser ses mouvements. En gardant ses mains à 10h10 sur le volant, il bougeait le moins possible, juste assez pour guider le véhicule à travers le checkpoint.
Ce jour-là, nous avons buté sur la première série de herse et un soldat israélien - debout sur la route, un fusil en bandoulière - a fait signe au conducteur de se ranger. Cela n'avait aucun sens car, cinq minutes à peine auparavant, j'avais franchi ce poste de contrôle en allant dans la direction opposée et ils n'avaient arrêté personne.
Mais maintenant, c’était le cas. C'était il y a sept ans.
Bien que le Conteneur ait changé physiquement, le lieu et la peur qu'il invoque restent les mêmes. Le 23 juin, Ahmed Erekat y a été abattu par la police des frontières. Une vidéo de l'incident montre sa voiture s'écrasant contre le poste de contrôle et heurtant un des agents, après quoi il s'enfuit et est tué.
Après le meurtre d'Erekat, certains médias ont qualifié le Conteneur de "poste de contrôle de Jérusalem-Est" - un nom techniquement vrai mais trompeur qui masque en fait la violence du lieu. En lisant cette phrase, même moi je pourrais croire à tort que le poste de contrôle se trouve sur la Ligne verte entre Jérusalem-Est et Jérusalem-Ouest, divisant l'État d'Israël de la Cisjordanie occupée. La suggestion que le Conteneur remplit une sorte de fonction de sécurité plane également sur ces mots.
Mais comme tous ceux qui ont passé ce checkpoint le savent, le Conteneur divise en fait une zone palestinienne d'une autre. Alors que c'est dans la partie de Jérusalem qu'Israël a unilatéralement annexée après 1967, il ne protège pas "Jérusalem-Ouest" et ne se trouve pas à sa frontière. Il est coincé dans la gorge des territoires palestiniens, rompant la continuité des villages en bordure de Jérusalem.
Le Conteneur est ce qu'on appelle un "poste de contrôle interne" : une façon de garder une botte sur le cou des Palestiniens, et un rappel constant que quelle que soit la distance qui vous sépare d'Israël, Israël vous surveille en permanence, toujours impliqué dans chaque aspect de votre vie quotidienne.
"C'est le but du Conteneur", dit mon mari palestinien, "de vous rappeler qu'ils sont toujours là." L'ironie, ajoute-t-il, est que bien avant qu'il y ait un checkpoint dans la région, c'était une route que les Palestiniens empruntaient lorsqu'ils voulaient éviter les soldats ou la police israélienne.
Ce nom en apparence sinistre a lui aussi une histoire inattendue : avant que l'armée ne prenne le relais, il y avait un conteneur d’expédition qu'un homme du coin utilisait comme petit dukkan, une boutique, pour vendre des boissons et des snacks aux voyageurs sur ce tronçon de route vide qui surplombe le Wadi al-Nar.
***
Ce jour-là, en septembre 2013, le jeune soldat – une petite chose, sa veste d’uniforme trop grande et les manches roulées jusqu'aux coudes, le tissu vert olive semblant s'enrouler autour de son corps - s'est approché de notre taxi collectif, a ouvert la porte coulissante, a jaugé tout le monde et a demandé les papiers d'identité. Les hommes, tous assez âgés pour être son père, ont obéi au garçon, sortant leurs cartes d'identité vertes et les passant à un passager à l’avant, qui les a empilées et les a remises au garçon-soldat. Il les a scrutées, une par une.
Quand il a eu fini, il a demandé au conducteur et aux passagers de fermer les fenêtres. Puis il a fermé la porte, et c'est tout. Aucune explication. Il s'est juste éloigné, laissant tout le monde cuire au soleil pendant une bonne heure.
Un autre soldat a fini par ouvrir la portière et, sans explication, a jeté les papiers d'identité sur le plancher du véhicule, comme on se débarrasserait d'un petit objet sans importance, un déchet. Comme s'il ne pouvait pas prendre la peine de les remettre aux passagers pour reconnaître leur humanité.
D'un simple geste du poignet, nous étions libres de partir.
Comme le conducteur quittait le Conteneur, en évitant une autre herse, on a rouvert les fenêtres, remis la musique et repris la conversation. Quand nous sommes arrivés à Bethléem, j'ai voulu payer, mais le chauffeur a refusé mon argent. Sans moi dans le véhicule - une femme blanche avec un passeport américain - les choses auraient pu être bien pires, a-t-il dit.
***
Ce jour-là, à bien des égards, fut un moment très typique du Conteneur. Et alors que j’avais un immense privilège dans ce taxi collectif, la peur de ce qui aurait pu se passer nous a tous consumés. Le silence absolu au fur et à mesure que nous approchions du poste de contrôle. L'imprévisibilité totale. L'absence d'explication pour tout ce qui se passait. Ne pas savoir quand - ou pour les passagers palestiniens, si - vous arriveriez de l'autre côté du checkpoint. Le fait que nous étions tous en route non pas vers ou depuis Israël, mais vers ou depuis une zone palestinienne vers une autre.
Le terminal de contrôle se trouve sur la seule route reliant le nord de la Cisjordanie au sud. Si vous êtes un Palestinien avec une carte d'identité verte - ce qui signifie que vous ne pouvez pas traverser Jérusalem en voiture - et que vous voulez aller de Bethléem à Abu Dis ou Ramallah, vous devez passer par le Conteneur. Si l'armée ferme le conteneur, la Cisjordanie est effectivement coupée en deux.
Quelques mois avant ce jour de septembre, des soldats ont enlevé mon mari (alors mon petit ami) d'un taxi collectif au Conteneur et l'ont fouillé - sans motif, sans explication - alors qu'il quittait Ramallah pour me rendre visite à Bethléem. Une expérience terrifiante, elle aussi typique, aadi, normale. Le genre de chose qui fait que les Palestiniens réfléchissent à deux fois à leurs projets s'ils impliquent de traverser le Conteneur.
Et les gens évitent absolument l'endroit la nuit.
C'était la nuit quand, à une autre occasion, alors que je rentrais de Ramallah à Bethléem, j'ai vu un homme sur le bord de la route, accroupi et entouré de soldats, sa voiture vide à proximité, les portières ouvertes. Je me souviens encore d'avoir entendu les autres passagers haleter, des bruits de leur respiration intense dans le véhicule, alors que un par un, ils voyaient l'homme.
Je me souviens encore du bruit des ongles qui tapent sur les vitres. "Regardez, regardez", disaient les passagers à voix basse, presque un murmure, comme s'ils avaient peur que quelqu'un les entende le montrer du doigt.
***
Deux mois seulement après ce jour de septembre, un Palestinien, Anas al-Atrash, allait être tué au Container, abattu dans des circonstances mystérieuses. L'armée israélienne affirmait qu'Anas al-Atrash avait un couteau ; sa famille disait qu'il était simplement sorti de sa voiture après avoir été arrêté.
Et puis il y a les moments de la vie quotidienne : le passage du checkpoint pour aller à l'école, au travail, pour un rendez-vous ou une visite à un être cher. L'intrusion constante dans votre vie de ce poste de contrôle, construit par des occupants étrangers qui ne sont pas censés être là de toute façon. Vous êtes là, assis dans un taxi sur le chemin de la classe, quand tout à coup on vous arrête et on vous demande votre carte d'identité.
C'est ça l'occupation : une déité malveillante qui s’immisce dans tous les détails de votre vie, même les plus intimes.
Ce jour de septembre, j'étais en route pour un mariage. Le retard m'a fait manquer une partie de la célébration. Combien de Palestiniens ont été en retard ou ont complètement manqué des moments importants de la vie de leurs proches à cause du Conteneur ? Combien de temps le lieu a-t-il été volé ?
C'est ce que les Palestiniens me disaient sans cesse quand je vivais en Cisjordanie . Notre terre ? Nous pouvons la récupérer. Mais notre temps ne peut être remplacé.
_____________
Lire également : « Checkpoint 300 : suffocations et côtes brisées aux heures d’affluence», Chronique de Palestine, 6 août 2019.
D’autre part, Cyrille Louis, correspondant pour Le Figaro à Jérusalem, a filmé en mai 2017 le calvaire des Palestiniens obligés quotidiennement à passer par ce symbole monstrueux de l’occupation israélienne.
(1) appelé également « Bethleem checkpoint », ou « CP300 » par les Palestiniens, et « Gilo checkpoint » par l’occupation.
Source : 972mag
Traduction : MR pour ISM
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