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Gaza - 18 août 2017
Par Leen Abu Said
Le 15 mai 2017, les forces navales israéliennes ont abattu un jeune pêcheur de Gaza alors qu’il était sur son bateau. Voici un entretien avec Majed Bakr, le père de la victime, lui aussi pêcheur à Gaza et membre de la famille des quatre jeunes garçons Bakr tués par un missile israélien alors qu’ils jouaient sur la plage, en 2014.
Majed Bakr et sa petite-fille [photo by Ezz Al Zanoon]
Pouvez-vous vous présenter à mes lecteurs ?
Majed : Mon nom is Majed Bakr. Mes quatre fils et moi souffrons à cause d’Israël [restrictions de nos moyens de subsistance] depuis 2012 [date de le première attaque sur notre bateau] jusqu’au 15 mai de cette année. Il nous est de plus en plus compliqué de pêcher et chaque jour devient un jour de souffrances. [Note Leen Abu Said : Pour de soi-disant raisons de ‘sécurité’, l’armée israélienne empêche les bateaux de Gaza de pêcher à une distance des côtes de Gaza entre 3 et 9 miles marins, en fonction de ses humeurs. Mais on trouve les meilleurs poissons à 11 miles ou plus.]
Q’est-il arrivé le 15 mai ?
Majed : Comme d’habitude, mes fils Omran, Fadi, Saddam et Mohammed sont sortis en mer pour pêcher. C’est comme ça que nous gagnons notre vie. Ils étaient à 400m de la limite de neuf miles nautiques imposée par les Israéliens. Soudain, un patrouilleur israélien a commencé à tirer à balles réelles sur leur bateau. Une d’elles a touché mon fils Mohammed au cœur. Evidemment, les autres avec lui ne sont pas médecins et ils n’ont pu lui sauver la vie. Ils ont crié pour avoir de l’aide d’urgence. Il vomissait déjà du sang et son cœur avait gonflé comme un ballon quand la marine israélienne l’a emmené à l’hôpital à Majdal, une ville en Palestine occupée.
S’ils voulaient le sauver, alors pourquoi lui ont-ils d’abord tiré dessus ?
Majed : C’est leur politique : ruiner avec la main droite puis réparer avec la gauche. Comme ça, à l’échelle internationale, leur position semble être légale et humanitaire (Majed pousse un profond soupir), et il est mort.
Je suis désolé.
(Long silence.)
Quel âge avait Mohammed ?
Majed : Il était le 19 février 1992 et il est mort le 15 mai 2017. Il avait 25 ans. Il aait deux filles : Joud, 3 ans, et Majeda, 10 mois. Le jour de ses funérailles, Joud a dit, devant le cadavre de son père : « Papa dort. Il est parti en mer. Il n’est pas encore de retour. »
Continuez-vous à sortir en mer ?
Majed : Je sors tous les jours avec mes fils. J’ai 57 ans et c’est ma vie. Mais un jour, j’ai dit à Omran, « Fils, vous êtes tous jeunes maintenant. Vous pouvez compter les uns sur les autres. » Quatre jours après, ils sont partis pêcher sans moi et l’accident s’est produit. Le navire de la marine israélienne était si rapide : c’était comme si le bateau de mes fils ne bougeait pas. Mon fils m’a dit comment Mohammed a étreint le moteur du bateau pour que les Israéliens arrêtent de tirer, mais en vain. Le bateau était au nom de Mohammed, qui avait souscrit un prêt au FATEN (organisme palestinien de crédit et développement) et il envisageait de l’acheter. Mais il a pris sept balles et Mohammed et mort. J’aurais préféré que le bateau coule, à la place de Mohammed !
Pourquoi lui ont-ils tiré dessus ? Avait-il dépassé les limites de navigation ?
Majed : Un pêcheur n’a jamais l’intention de dépasser la limite, mais cela arrive facilement. La mer n’est pas naturellement stable. Quand un pêcheur navigue, le courant tire le bateau jusqu’à 300m dans n’importe quelle direction. Quand nous voyons un navire israélien, nous essayons de nous échapper rapidement. Mais eux sont libres de nous tirer dessus ; quelquefois ils le font, d’autres fois ils nous laissent tranquilles. Cette fois, je n’étais pas avec mes fils, mais les autres fois –depuis 2012-, j’y étais.
Que s’est-il passé pendant ce temps ?
Majed : Israël a détruit cinq de mes bateaux, en 2012, 2013, 2014, 2016 et maintenant, le cinquième cette année. Nous n’avons payé que deux mois du crédit du bateau. Nous ne savons pas comment nous allons faire pour le reste. C’est un crédit lié à l’âme de Mohammed. (Note Leen Abu Said : En Islam, l’âme est liée à toute dette contractée pendant la vie. Lorsque les proches de la personne décédée paient sa dette, l’âme est libérée et échappe à la punition.)
Combien coûte chaque bateau ?
Majed : Au moins 10.000$. Nous avons réparé un des bateaux, qui était rentré détruit. Ca nous a coûté 8.000 NIS [environ 2.200$].
Est-ce que la pêche mérite tous ces sacrifices ?
Majed : J’adore la mer. La pêche est la profession de mes ancêtres. Si je pêche 5 heures par jour, je ne gagne que 30 NIS [8$]. Mais c’est mieux que travailler 12 heures par jour sur un chantier pour le même montant. C’est suffisant pour vivre correctement à Gaza. Ici, même l’employeur dont le salaire journalier est de 400 NIS [110$] a des dettes. Chaque fils ne peut pas se marier et fonder une famille s’ils vivent dans des maisons séparées. Alors, chacun ramenant 30NIS, le total nous permet de vivre confortablement dans une seule maison et de manger ensemble. Que Dieu nous bénisse. Mais nos vies sont sous le contrôle de l’humeur d’Israël.
Pourquoi les limites de pêche changent-elles d’un moment à l’autre ?
Majed : Les Israéliens ne sont pas idiots. Ils savent que la zone où il y a le plus de poissons se trouve à 11 miles ou plus de la côte. Nous le savons parce que nous avons pêché jusqu’à 14 miles avant le début du siège de Gaza. Et la mer de Gaza n’est pas partout ouverte même jusqu’à 9 miles nautiques. Ils nous empêchent aussi de pêcher dans toute la mer pendant la saison de reproduction.
Habituellement le poisson reste dans les eaux calmes. Alors nous le voyons mais nous ne pouvons pas pêcher. Les officiers de la marine israélienne nous crient en hébreu, « Les poissons sont à nous, pas à vous. » Mais nous ne voyons jamais le moindre pêcheur israélien ! Quelquefois, la marine israélienne se sert de canons à eau pour faire chavirer les bateaux des pêcheurs de Gaza, ce qui mouille les moteurs et nuit au processus de pêche.
Variante sioniste des attaques à la mitrailleuse contre les pêcheurs de Gaza : attaque au canon à eau pour faire chavirer les bateaux de pêche (film ISM-Gaza)
Quand ces attaques s’arrêteront-elles ?
Majed : Ils ne cesseront jamais. Ils nous attaquent tous les jours. Depuis le début du siège jusqu’à aujourd’hui, j’ai perdu six de mes amis, et maintenant mon fils. Mohammed n’est pas le premier martyr de la mer, et il ne sera pas le dernier. Les pêcheurs de Gaza ont commencé à perdre espoir. Certains vendent leurs bateaux pour un tiers de leur prix réel. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter de pêcher. Nous devons repartir en mer pour nourrir nos familles. Essayer de vivre vaut mieux que mourir sans essayer.
Comment va votre famille maintenant ?
Majed : Nous sommes tous déprimés. Mon épouse se réveille et s’endort en pleurant. L’épouse de Mohammed ne peut plus vivre parmi nous. En tant qu’homme, j’ai l’air fort mais j’ai le cœur brisé. Quand en tant que père il m’arrivait de crier sur Mohammed, sa mère m’arrêtait en disant, « Lorsque je lui ai donné le jour, j’ai perdu conscience pendant deux heures. » Et maintenant, elle perd conscience à force de le pleurer.
Comment allez-vous vivre après ça ?
Majed : Je ne sais pas exactement. La vie est dure. Une fois, les épouses de mes fils m’ont donné leurs bijoux de mariage pour les vendre. J’ai utilisé l’argent pour acheter un nouveau bateau.
Que ressentez-vous maintenant vis-à-vis de la mer ?
Majed : Je ne peux pas la regarder. J’ai envie d’aller au port de Gaza mais lorsque j’y arrive, je fais demi-tour et je rentre immédiatement à la maison. J’ai un dernier souhait : que personne n’ait à enterrer son fils ou sa fille de son vivant. Personne, ni un ami, ni un ennemi.
________
Vous pouvez aider la famille Bakr en participant à la campagne Solidarité avec les Pêcheurs de Gaza, un projet de la Flotille de la Liberté.
Article mis en ligne le 16 août 2017.
Formatrice : Zeina Azzam
Source : We are not numbers
Traduction : MR pour ISM
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