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ISM France - Archives 2001-2021

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Grande Bretagne -

« Dites-lui la vérité ! » A propos de la dernière œuvre de la dramaturge anglaise Caryl Churchill : Sept Enfants juifs - Une Pièce pour Gaza

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Cary Churchill (dramaturge anglaise, née en 1938) a fait don de sa pièce Sept Enfants juifs : elle pourra être produite sans droits ni royalties par tous les théâtres qui demanderont à leur public de faire un don à l’association de secours (basée à Londres) Medical Aid for Palestinians

Les récents bombardements et l’invasion terrestre de la bande de Gaza, sous le nom d’Opération Plomb coulé, ont entraîné la mort de 1 417 Palestiniens ; treize Israéliens ont été tués, dont cinq par des tirs amis. Des milliers de Palestiniens ont été grièvement blessés, et se retrouvent sans soins médicaux adéquats, sans abri et sans nourriture. Parmi les morts palestiniens, on déplore plus de quatre-cents enfants. En réponse à cette dévastation, Caryl Churchill a écrit une pièce de théâtre.

« Dites-lui la vérité ! » A propos de la dernière œuvre de la dramaturge anglaise Caryl Churchill : Sept Enfants juifs - Une Pièce pour Gaza

Mme Churchill est une des dramaturges contemporains les plus importants et influents, elle est l’auteur de drames inventifs sur le plan formel, psychologiquement marquants, politiquement et intellectuellement complexes, parmi lesquels Cloud Nine, Top Girls, Fen, Serious Money, Mad Forest et Far Away. A cet œuvre, elle vient d’ajouter la très brève (six pages de texte, dix minutes de représentation) et très controversée pièce Sept Enfants juifs : Une Pièce pour Gaza (en anglais, format PDF). La pièce a été jouée durant deux semaines, en février, au Royal Court Theater de Londres, et elle est actuellement présentée dans tous les Etats-Unis, dans des villes telles que New York (Theaters Against War, New York Theatre Workshop), Chicago (Rooms Productions), Washington (Theater J and Forum Theatre), Cambridge (Massachusetts) (Cambridge Palestine Forum) et Los Angeles (Rude Guerilla).

Si certains critiques de théâtre britanniques ont grandement admiré la pièce, qui a été présentée par un metteur en scène juif, avec des acteurs juifs pour la plupart d’entre eux, un certain nombre de juifs britanniques éminents l’ont condamnée pour « antisémitisme ». Certains d’entre eux sont même allés jusqu’à accuser Mme Churchill de « diffamation sanglante », c’est-à-dire, en clair, de perpétrer dans sa pièce Sept Enfants juifs le vieux mensonge multiséculaire utilisé afin d’inciter à une violence homicide envers les juifs, à savoir les accusations portées contre les juifs d’avoir procédé à des assassinats rituels d’enfants non juifs. Un porte-parole du Board of Deputies of British Jews (sorte deCRIFà la sauce à la menthe, ndt) ont déclaré au quotidien Jerusalem Post que ce texte « horriblement anti-israélien » a « franchi toutes les lignes jaunes du discours politique raisonnable » (non nauséabond ?, ndt).

Nous ne sommes absolument pas d’accord : nous pensons (au contraire) que la pièce de Mme Churchill doit être vue et discutée aussi largement que possible.

Bien que vous ne pourriez évidemment pas le déduire des descriptions qu’en font ses détracteurs, cette pièce est dense, belle, élusive et intentionnellement non manichéenne. Cela ne veut pas dire qu’elle ne soit pas directe, et même incendiaire. Car directe et incendiaire, cette pièce l’est, et comment ! Elle est dérangeante, elle est provocante, mais à bon escient, étant donné l’ampleur du désastre qu’elle renferme dans ses répliques. Toute pièce de théâtre inspirée par la crise moyen-orientale qui ne susciterait ni la colère ni le désarroi serait manifestement passée à côté.

L’hystérie désormais coutumière avec laquelle toute critique non israélienne d’Israël est accueillie – elle a été capable d’une manière désarmante, récemment, de faire écarter Chas Freeman de la présidence du National Intelligence Council, responsabilité pour laquelle le Président Obama l’avait pressenti – a désormais un actif considérable et ignoble d’étouffement de la liberté d’opinion et d’empêchement de toute discussion sensée et libre, tant dans la sphère culturelle que dans le domaine politique. Le pouvoir, propre à l’art, de nous ouvrir à la subjectivité d’autrui, est particulièrement menaçant pour ceux qui insistent sur un unique son de cloche. D’où les efforts visant à faire fermer des expositions d’art palestinien dans l’ensemble de notre pays, l’exemple le plus notoire étant sans doute, en 2006, le décrochage par l’Université Brandeis de peintures d’adolescents palestiniens, dans une bibliothèque universitaire qui avait organisé l’exposition « Les Arts de Bâtir la Paix » [The Arts of Building Peace].

Le théâtre, qui est sans doute l’art le plus humanisant, car il commence et il finit par la présence humaine, avec une rencontre entre des spectateurs et des acteurs vivants, s’est souvent attiré l’ire de gens sombrement déterminés à pérenniser l’invisibilité d’autres qu’eux-mêmes. Cela fait vingt ans que le progressiste pourtant résolu Joe Papp, cédant à la pression, a supprimé les représentations au Public Theater d’une troupe palestinienne invitée, El-Hakawati. Depuis lors, le discours américain autour du conflit israélo-palestinien n’a fait que devenir de plus en plus véhément et polarisé, comme l’a appris le New York Theatre Workshop, voici trois ans de cela, lorsqu’il annonça, pour se rétracter peu après, son projet de présenter la pièce My Name Is Rachel Corrie [Je m’appelle Rachel Corrie, du nom d’une jeune militante américaine tuée délibérément par un bulldozer israélien en train de détruire la maison d’une famille palestinienne, en Cisjordanie , ndt].

Avec le titre qui est le sien, le sujet qui est le sien, la manière de distiller ce matériau qui est la sienne (ce matériau étant une longue histoire, compliquée, sanglante et amère) en quelques simples coups de pinceau, il n’est pas étonnant que la pièce de Churchill ait suscité l’outrage. La réaction hostile à Seven Jewish Children a été amplifiée par le contexte d’une vague effrayante d’antisémitisme en Grande-Bretagne et ailleurs et exacerbée par cette tendance à lire erronément un drame polyphonique et dialectique comme s’il s’agissait d’un tract politique monocorde.

Même parmi ceux qui sont angoissés et horrifiés par la catastrophe de Gaza, et révulsés par l’invective que l’on jette ainsi à la face de Mme Churchill, certains seront vraisemblablement étonnés, pour ne pas dire troublés, par l’assertion abrupte qu’assène cette pièce, à savoir que le conflit israélo-palestinien est un conflit judéo-palestinien. Même ceux qui sont suffisamment familiarisés avec le travail théâtral de Mme Churchill pour reconnaître dans sa pièce Seven Jewish Children une nouvelle manifestation de son virage récemment négocié en direction de la compression poétique – et Beckett a démontré à quel point le minimalisme dramatique pouvait être profond – peuvent être déroutés par la brièveté de la pièce, par le rejet implicite par la dramaturge de l’idée selon laquelle la situation au Moyen-Orient serait « trop compliquée », nécessiterait « trop d’exégèse historique et de points de vue équilibrés pour être explorée de manière responsable autrement que de manière exhaustive ».

Il est des passages, en particulier dans un horrible monologue, peu avant la conclusion de la pièce, qui sont terriblement douloureux à vivre, en particulier pour des juifs.

Difficile d’imaginer que l’auteur n’aurait pas visé délibérément l’outrage, qu’elle en ait ou non anticipé la férocité. Cela n’impute à Churchill strictement rien de mesquin ni de sensationnaliste. Les ambitions politiques de sa pièce sont tout aussi importantes que ses ambitions esthétiques. De plus, il serait malhonnête, et ce serait en quelque sorte trahir Seven Jewish Children que d’insister sur une lecture (ou sur une audition) calme, tranquille, libérée des passions volubiles que cette pièce a enflammées. La fureur qui surgit autour de ce conflit, et le silence résigné qui en est l’inévitable concomitant, sont simultanément l’objet et le sujet de la pièce. C’est une incitation à parler et une mise en examen du silence ; dans son contenu, et à travers sa réception inévitablement controversée, cette pièce décrit ce qui peut et ce qui ne peut pas être dit.

Pourquoi cette pièce est-elle (si) courte ? Probablement parce que Churchill veut nous faire sortir à coups de taloches de nos arguments rabâchés, et nous faire regarder en face la crise humaine dans toute son immédiateté. Pas étonnant, qu’il nous en cuise ! La pièce ose réduire la complexité du conflit israélo-palestinien au genre de simplicité piquante des vers de Neruda : « … et, à travers les rues, le sang des enfants coulait avec facilité / comme le sang d’enfants ».

Pourquoi y a-t-il « juifs », dans le titre, et pas « israéliens » ? Parce que tous les enfants autour desquels la pièce tourne sont juifs, mais ils ne sont pas tous israéliens. Et parce que tous les Israéliens ne sont pas juifs ; une importante minorité d’entre eux est arabe. Plus important : parce que la pièce de Churchill s’adresse à la communauté juive mondiale. Notre histoire de diaspora et de persécutions a conduit à la création de l’Etat d’Israël, qui prétend agir au nom de tous les juifs. Nous avons un impact sur la politique de cet Etat. Beaucoup de juifs, dont nous deux [les deux auteurs de cet article, ndt], se sentent profondément en lien avec Israël, et concernés par son destin : c’est nous, que la pièce Seven Jewish Children interpelle.

Pourquoi cette pièce semble-t-elle, même à ceux qui en admire les vertus, tellement particulière et, par moment, presque brutalement douloureuse ? C’est un texte exigeant, une réponse publique immédiate à un massacre, au moment même où il se produit ; et puis, c’est, remarquablement, comme le sont peu de pièces, une oeuvre contemplative, intérieure, presque entièrement dite à voix basse, et exigeante.

La pièce comporte sept séquences, chacune étant composée d’environ vingt phrases simples, dont presque toutes commencent par les mots : « Dites-lui » (à elle), ou « Ne lui dites pas » (à elle). Ces séquences ne comportent pas d’indication de lieu et de temps spécifiée, et les répliques ne sont pas assignées à tel ou tel personnage en particulier. De fait, il n’y a pas de liste de distribution des personnages, ni même de nombre recommandé d’acteurs, et le texte ressemble moins à une pièce qu’au poème, qu’il est aussi.

Et néanmoins, il est évident qu’il s’agit de discussions entre les père et mère, les parents adultes plus éloignés et les tuteurs d’une petite fille (puis une jeune fille), vraisemblablement une petite fille (puis une jeune fille) différente dans chacune des séquences, dont l’auteur précise qu’elle n’est pas sur scène, qu’on ne la voit pas. Il est clair, aussi, que la première des sept séquences a lieu durant l’Holocauste ; après quoi, la pièce passe, successivement, à la fondation de l’Etat d’Israël, au déplacement de sa population palestinienne et à l’intensification du conflit israélo-palestinien, pour arriver, enfin, dans un moment très sombre, très dangereux, probablement, bien que cela n’ait pas été rendu explicite dans le texte, un moment contemporain de l’opération militaire israélienne et de la catastrophe humanitaire à Gaza, qui ont motivé la pièce. Toute le reste – le nombre d’acteurs, leur sexe, leur âge (dès lors que tous les acteurs sont adultes) et leur ethnicité, ainsi que tous les choix scénographiques -, l’auteur laisse le metteur en scène et les acteurs en décider.

La question centrale qui est débattue, dans chaque séquence, est de savoir ce que l’on doit dire ou ce que l’on ne doit pas dire à la petite fille, en raison des circonstances qu’elle traverse, la teneur du débat changeant avec ces circonstances. Dans la première section, l’enfant est confrontée au danger immédiat d’être arrêtée et assassinée par les nazis. Sa survie requiert qu’elle soit consciente de la gravité de sa situation, sans en être pour autant traumatisée, ce qui la conduirait à la paralysie ou à la dissociation. La pièce commence :

Dites-lui que c’est un jeu,
Dites-lui que c’est sérieux,
Mais ne l’effrayez pas :
Ne lui dites pas qu’ils vont la tuer.
Dites-lui qu’il est très important qu’elle reste calme,
Dites-lui qu’elle aura du gâteau, si elle est sage.


Dans la séquence suivante, qui se situe dans l’immédiat après-Holocauste, le dire ou ne pas dire tourne autour de questions de mémoire et de deuil, de protection d’une enfant contre l’annihilation émotionnelle que provoquerait un deuil trop pesant, et contre la connaissance d’un mal que ses capacités infantiles ne sont pas à même de mesurer :

Dites-lui que c’est une photo de sa grand-mère, de ses oncles, et de moi ;
Dites-lui que ses oncles sont morts,
Mais ne lui dites pas qu’ils ont été tués.
Et puis, si : dites-lui qu’ils ont été tués ;
mais ne l’effrayez pas.
Dites-lui que sa grand-mère était intelligente ;
ne lui dites pas ce qu’ils ont fait.
Dites-lui qu’elle a été courageuse ;
Dites-lui qu’elle m’a appris à faire des gâteaux.
Mais ne lui dites pas ce qu’ils (lui) ont fait :
Inventez quelque chose…


Dans les séquences suivantes, ce qui peut (et ce qui ne peut pas) être dit à la petite fille (devenue jeune fille, ndt), tourne autour des angoisses du déménagement (dans le pré-Etat d’Israël, bien qu’il ne soit pas nommé), puis la présence et le déplacement forcé d’autres (que les juifs, ndt) (les Palestiniens, non nommés non plus), les barrages routiers, le passage de maisons au bulldozer, les droits sur l’eau. Il se produit un glissement, alors, dans le dialogue : la tension entre les assertions et leur négation devient plus forte, suggérant davantage un conflit au sein de la famille ou de la communauté, tandis que les locuteurs se disputent sur la question de savoir de quelle manière faire face à un conflit venu de l’extérieur.

Ne lui dites pas qu’elle ne peut pas jouer avec les (autres) enfants ;
Ne lui dites pas qu’elle ne peut pas les inviter à la maison.
Dites-lui qu’elle a beaucoup d’amis et de parents ;
Dites-lui que sur des kilomètres et des kilomètres, tout autour, ils [les Arabes, ndt] ont des terres à eux.
Redites-lui que cette terre est notre terre promise.

Non : ne lui dites pas qu’ils disaient que c’était une terre sans peuple !
Oh, ne lui dites pas que je ne serais pas venu (ici), si j’avais su !
Dites-lui que sans doute, nous pourrions partager.
Et puis non : ne le lui dites pas !


Juste avant la fin de la pièce, le va-et-vient du dialogue est stoppé, par la première fois, par un monologue. Bien qu’il s’agisse ostensiblement d’une réponse à la question de savoir ce que l’on peut ou non dire à la fille, cette question devient un pur prétexte pour une explosion de rage, de racisme, de militarisme, de tribalisme et d’indifférence abjecte pour la souffrance d’autres. Il est important de noter que ce monologue n’est ni le dernier mot de la pièce, ni une quelconque forme de sommation ou d’harmonisation entre les voix querelleuses de la pièce. Mais c’est proche de la fin ; et vu son caractère expansif, après autant de compression, cette explosion de colère ressemble à une conclusion terrible. Pour certains, il s’agit manifestement d’un réquisitoire :

Dites-lui…oui, dites-lui, à propos de l’armée. Dites-lui d’être fière de l’armée. Parlez-lui de la famille des jeunes filles de son âge tuées, dites-lui comment elles s’appelaient, tant qu’à faire ; dites-lui que le monde entier sait : pourquoi ne devrait-elle pas savoir ? Dites-lui qu’il y a des bébés tués : a-t-elle vu des bébés ? Dites-lui qu’elle n’a aucune raison d’avoir honte. De rien. Dites-lui qu’ils [les Palestiniens, ndt] se sont fait ça tout seuls. Dites-lui qu’ils [les Palestiniens, ndt] veulent que leurs enfants soient tués, pour que les gens aient pitié d’eux. Dites-lui que je n’ai pas pitié d’eux, moi ! Dites-lui de ne pas avoir pitié d’eux ! Dites-lui que c’est de nous qu’on doit avoir pitié ! Dites-lui qu’ils n’ont pas de leçons de pitié à nous donner ! Dites-lui qu’aujourd’hui, nous sommes le poing d’acier, que c’est le brouillard de la guerre. Dites-lui que nous ne cesserons de les massacrer que quand nous serons en sécurité. Dites-lui que je me suis roulée par terre de rire, quand j’ai vu leurs policiers déchiquetés ! Dites-lui que ce sont des animaux, qui vivent dans les gravats, désormais. Dites-lui que le monde peut nous haïr : je m’en contrefous ! Dites-lui que nous sommes les meilleurs haïsseurs du monde ! Dites-lui que nous sommes le peuple élu ! Dites-lui que je regarde leurs enfants couverts de sang… Et alors, qu’est-ce que ça me fait ? Dites-lui que ce que je ressens, c’est que je suis content(e) que ça ne soit pas elle ; c’est tout !

Ce monologue est « la preuve à conviction » « accablante » de ceux qui ont accusé Churchill d’antisémitisme et même, pire, de diffamation sanglante, que ses accusateurs semblent discerner dans les dernières phrases de ce discours. Quand nous avons tous deux (les auteurs de l’article, ndt) abordé la critique de Seven Jewish Children, notre attention s’est immédiatement portée sur ces phrases. Nous avons tous deux tiqué, quand nous les avons lues ; nous avons été tous deux alarmés. Une de nous était troublé par la répartie : « Dites-lui que nous sommes les meilleurs haïsseurs du monde », qui évoque Shylock et Alberich le Nibelung. L’autre se focalisa sur le : « Dites-lui que nous sommes le peuple élu », reprochant à l’auteur le fait que, dans ce contexte, elle reflétait une mauvaise compréhension de l’expression « peuple élu », en faisant de l’élection juive la traduction d’un droit divin et d’un exceptionnalisme, plutôt que d’une responsabilité ethnico/religieuse. Nous avons imaginé que ces deux répliques ajoutaient de l’huile sur le feu de la mésinterprétation voulue de la diffamation sanglante supposée être renfermée dans les répliques suivantes : « Dites-lui que j’ai regardé un de leurs enfants couverts de sang ? Et qu’est-ce que ça me fait ? Dites-lui que ce que je ressens, c’est que je suis content(e) que ça ne soit pas elle ; c’est tout ! »


Mais ce n’est pas ça, ce que Churchill a écrit. La distorsion, la mésinterprétation et la stigmatisation sont des tactiques familières à quiconque s’est exprimé un jour sur le Moyen-Orient. Il n’y a nulle trace de diffamation sanglante dans la pièce. La dernière phrase du monologue est manifestement un avertissement : vous ne sauriez protéger vos enfants en étant indifférents au sort des enfants des autres.

La différence est énorme, entre le fait de mettre votre auditoire mal à l’aise et celui d’être antisémite. Voir de l’antisémitisme ici, en l’occurrence, c’est modifier de manière erronée les mots prononcés par les pires des personnages de Churchill afin d’en faire une déclaration de la dramaturge au sujet de tous les juifs, qui seraient remplis d’une perversion atavique unique dans le genre humain. Mais faire cela, encore une fois, c’est déformer ce que Churchill a écrit. Le monologue appartient à et émerge d’une action dramatique particulière, qui rend cette éruption à la fois inévitable et horrifiante.

La pièce débusque les procédés du discours réprimé. La violence qui fait exploser cette répression provient initialement de l’intérieur, le monologue donne une voix à une violence qui s’agitait, à l’intérieur. La pièce met en scène le retour du refoulé, une explosion d’autodéfense menacée qui, inexprimée et non appropriée, s’est transformée en rage. La rencontrer est quelque chose de terrifiant, et nous ne voulons pas en être habités. Mais cela ne signifie nullement que nous ne la reconnaissions pas. Et même si c’est triste à dire, il n’y a aucun sentiment, dans ce monologue éructé, que nous n’ayons entendu ou lu, à quelque moment, de la part de présumés « défenseurs » d’Israël (comme le montre même un sondage rapide sur Internet : par exemple, cette histoire glaçante, dans Ha’aretz du 20 mars, au sujet de certaines unités de l’armée israélienne qui se font confectionner des T-shirts célébrant leurs victimes civiles et leurs viols, à Gaza).

Le siège de Gaza, depuis plusieurs années, qui a quasiment réduit à la famine une importante proportion de la population, était injustifiable en termes humanitaires, mais c’est un tournant encore bien pire qui a été pris, cet hiver. Un panneau, lors d’une manifestation pacifiste à Tel Aviv, au mois de janvier, clamait : « Le massacre, ça n’est pas la sécurité ! » Mis à part quelques petits milliers de courageux qui sont descendus dans les rues en Israël durant les semaines de l’Opération Plomb Coulé, l’immense majorité des Israéliens – et de leurs partisans en Amérique – étaient convaincus que le carnage était, de fait, justifié, en termes de défense. Certains s’en sont même vantés. Dans l’hebdomadaire juif américain The Forward, le président du mouvement juif réformé, le rabbin Eric Yoffie, a coiffé au poteau les partisans israéliens de la guerre les plus « faucons », dans un éditorial prenant la défense de l’invasion de Gaza, par « sa délectation obscène, du type cow-boy, devant les dégâts que l’armée israélienne est capable d’infliger. »

Mais même atténuée, prenant la forme de la notion marquée au coin d’un certain remords qui est celle de Yoffie, d’une offensive contre Gaza vue comme « une nécessité tragique, inopportune, mais inévitable », la justification revient exactement au même axiome : « plutôt eux, que nous ». Une telle rhétorique déshumanisante est commune dans le discours consensuel américain juif et israélien (et, de fait, dans tous les conflits militaires). Mme Churchill, qui n’est pas juive, a eu la chutzpah d’arracher à cette rhétorique son camouflage de contrition et de nous la réverbérer ainsi : « Dites-lui que ce que je ressens, c’est que je suis content(e) que ça ne soit pas elle ; c’est tout ! »

Ce sentiment hideux, toutefois, n’est pas le mot final de la pièce. Il y a encore trois lignes :

Non ; ne lui dites pas ça…
Dites-lui que nous l’aimons :
Ne l’effrayez pas !


Le travail quelque peu présomptueux d’un dramaturge est d’imaginer les autres, et les autres que Mme Churchill a imaginés, dans cette pièce, sont juifs. S’il y a de la colère, dans son écriture, il y a aussi de l’empathie, de la tendresse et de l’intimité. Rien n’est plus intime que des discussions entre parents au sujet de ce qu’ils vont dire, ou ne pas dire à leurs enfants ; aucun acte discursif n’est plus soigneusement pesé ni plus jalousement protégé. C’est une pièce familiale, dites depuis l’intérieur d’une famille. Elle se conclut sur l’amour, et elle se conclut aussi avec la peur. Seven Jewish Children est une pièce. Cette pièce doit être lue en étant conscient de l’incomplétude des pièces de théâtre tant qu’elles n’existent encore que sur le papier, destinées qu’elles sont à s’adresser à une expérience collective, et non à une expérience individuelle. Elles sont destinées, aussi, les pièces de théâtre, à s’incarner dans des corps vivants, chauds, qui parlent les répliques, à l’empathie, à la variabilité des interprétations. Toutes les pièces de théâtre requièrent des metteurs en scène et des acteurs qu’ils opèrent des choix mûrement réfléchis.

Le jeu produit du sens. Si un acteur accentue le « dites » dans la réplique : « Ne lui dites-pas ça », cela peut suggérer : « C’est vrai, mais il ne faut pas qu’elle l’apprenne de votre part ». Mais si c’est le mot « ça » qui est accentué, cela peut signifier : « Comment pouvez-vous ne serait-ce que penser à une chose tellement outrageante ? » Et la façon dont l’acteur met l’accent sur le premier mot : « Ne », collégialement ou agressivement, fait une énorme différence.

Mme Churchill renforce la précellence de l’interprétation en laissant une liberté totale à ses interprètes, au-delà des répliques elles-mêmes. Le monologue et les lignes qui lui font suite vont véhiculer des sens différents s’ils sont dits, par exemple, par une grand-mère à l’accent yiddish ou par un jeune homme en uniforme de l’armée israélienne. Ou encore, par un Américain d’origine coréenne ou par un Chicanos. Ou alors, la pièce étant tellement brève qu’il serait possible de la voir trois ou quatre fois de suite, les répliques pourraient être dites, à chaque fois, par des acteurs différents. Tout metteur en scène et toute compagnie théâtrale approchant cette pièce devra décider si, et de quelle manière, le public sera informé du degré de radicalisation avec lequel le texte écrit a insisté sur la collaboration, à travers son laconisme en matière d’identification des personnages ou de jeu scénique. Il est assurément essentiel, pour comprendre Seven Jewish Children, qu’à l’encontre des spécificités du script, la dramaturge, renonçant quasiment à tout contrôle d’auteur traditionnel, crée un hiatus bien plus important qu’à l’habitude entre le texte et sa performance et la réception du public, un hiatus qui ménage un espace d’une ampleur inusitée à différentes lectures.

Et c’est sans doute seulement sur la scène que les personnages centraux de la pièce entre réellement en eux-mêmes : il s’agit des sept enfants juifs éponymes, qui en sont les héroïnes. Nous ne les voyons jamais. Nos imaginations empathiques sont captivées par la dramaturge. Il nous faut les conjurer.

Dans la scène d’ouverture de la pièce Far Away, de Mme Churchill également, une fille pose à sa tante une question au sujet des violences qu’elle a vu commettre par son oncle. Ce qui est véritablement terrifiant, c’est la facilité avec laquelle la tante apaise, justifie et finit par endormir la volonté qu’a sa nièce de lui poser des questions. En revanche, dans la pièce que Mme Churchill a écrite pour Gaza, les filles ne cessent jamais de poser des questions.

C’est précisément là un trope puissant, propre à la culture juive : c’est cet enfant curieux de tout, poseur de questions, autour duquel le repas rituel de la Pâque juive, le Seder, est bâti. Nous conservons l’espoir que cette fille que nous n’avons jamais vue, la fille de la dernière scène de la pièce, ne deviendra pas une de ces adolescentes israéliennes qui viennent d’accorder à Avigdor Lieberman un score effrayant de voix lors de simulations d’élections réalisées dans les collèges. Sans doute est-elle une véritable poison, cette gamine ; sans doute va-t-elle continuer à poser ses questions. Sans doute refusera-t-elle de s’abandonner à ceux qui, dans sa famille, voudraient, par amour, la protéger en ne parlant pas, en ne disant pas. Sans doute est-elle en train de prendre conscience du fait que leur répression de la vérité est devenue non seulement maladroite et immorale, mais même fatale ; car rien ne saurait survivre, sur des mensonges, sur un déni de la réalité ; à la fin des fins, la réalité triomphe toujours. Sans doute a-t-elle découvert quelque chose, au sujet d’un de ses parents éloignés, antérieurement mentionné : « Ne lui dites pas que son cousin a refusé de servir dans l’armée ! »

Peut-être cette fille va-t-elle grandir, et œuvrer à la justice ?

Controverse autour de la pièce de Caryl Churchill Seven Jewish Children
(extrait de l’article Royal Court Theatre)
Wikipedia.org

La pièce Seven Jewish Children de la dramaturge britannique Caryl Churchill a été donnée pour la première fois au Royal Court Theatre de Londres en février 2009.

Plusieurs dirigeants communautaires et journalistes juifs ont critiqué cette pièce, dont ils ont dénoncé l’antisémitisme [13][14][15][16], alléguant qu’elle enfreignait la règle selon « une pièce critiquant et étant entièrement peuplée de personnages originaire d’une seule et unique communauté ne saurait être défendue que pour autant qu’elle ait été écrite par un membre de ladite communauté » [17].

De plus, le vice-directeur du théâtre, Ramin Gray, a été accusé d’hypocrisie, après qu’il eut été dit à son sujet qu’il avait affirmé qu’il refuserait de mettre en scène une pièce qui critiquerait l’Islam. [18][19].

Le principal critique de théâtre du quotidien The Guardian a qualifié la pièce « de lamentation sincère à l’usage des générations futures » [20]. Son article affirmait que la pièce, quand bien même serait-elle sujette à controverse, n’avait rien d’antisémite [21], néanmoins, Seven Jewish Children a été jugée historiquement inexacte par un autre critique du même journal, qui a accusé la pièce d’éreinter les juifs [22].

Jonathan Hoffman, co-vice président de la Zionist Federation of Great Britain and Ireland, a qualifié la pièce « de diabolisation diffamatoire et méprisable des parents et des grands-parents juifs » [rien compris au film…, ndt], et il a exprimé sa crainte qu’elle n’ « allume les incendies de l’antisémitisme ». Il a ajouté que la plaie est une diffamation sanglante mettant en scène des mythes antisémites éculés [13].

Jeffrey Goldberg, de la revue Atlantic Monthly, qualifie lui aussi la pièce de diffamation sanglante [14]. L’éditorialiste Melanie Phillips a écrit que cette pièce « vilipende ouvertement le peuple juif… en faisant fond sur une haine antijuive atavique », elle l’a qualifiée d’ « incitation patente à la haine » [13]. Le New York Times a écrit quant à lui que la pièce « donne parfois des Israéliens une image impitoyable ». [15]

En réponses à ces critiques, le Royal Court Theatre a publié ce communiqué :

« Des inquiétudes ont été soulevées, autour du fait que la production par le Royal Court de la pièce Seven Jewish Children de Caryl Churchill aurait un caractère antisémite. Nous rejetons catégoriquement cette accusation. Si Seven Jewish Children est incontestablement une critique de la politique de l’Etat d’Israël, rien n’indique qu’elle doive être perçue comme une critique s’adressant au peuple juif. Fidèle à la philosophie qui est la sienne, le Royal Court Theatre présente une multiplicité de points de vue. La pièce The Stone, jouée actuellement, soulève des questions très délicates autour du refus de certains Allemands d’aujourd’hui de reconnaître la compromission de leurs ancêtres dans les atrocités nazies. Quant à la pièce Shades, qui est présentée actuellement dans notre petit théâtre, elle explore la problématique de la tolérance au sein de la communauté musulmane londonienne. » [19]

Notes de lecture :

[13] Symons, Leon. "Outrage over 'demonising' play for Gaza," The Jewish Chronicle, 12 February 2009
[14] Goldberg, Jeffrey. "The Royal Court Theatre's Blood Libel", Atlantic Monthly 9 February 2009
[15] Healy, Patrick. "Workshop May Present Play Critical of Israël", The New York Times, 17 February 2009
[16] "The Stone and Seven Jewish Children", The Sunday Times, 15 February 2009
[17] Nathan, John. "Seven Jewish Children", The Jewish Chronicle, 12 February 2009
[18] Whittle, Peter. "Islam: The Silence of the Arts; The arts are increasingly censoring themselves when it comes to Islam," New Culture Forum, 2007
[19] Beckford, Martin. "Prominent Jews accuse Royal Court play of demonising Israëlis", The Telegraph, 18 February 2009
[20] "Guardian review"
[21] "Is Seven Jewish Children anti-semitic?"
[22] Romain, Jonathan. "Selective bravery is not very brave", The Guardian, 20 February 2009. Quote: "...the same standards must apply to all faiths.
(Ouvrir les liens contenus dans les notes de lecture sur l'article original, en anglais).

La pièce sera jouée, en français, à Montréal le 3 mai. Pour les groupes français qui souhaiteraient se procurer le texte en français pour la produire (sans droits ni royalties, comme indiqué dans le surtitre de cet article), nous mettrons les indications en ligne ici dès que nous les aurons.

Source : The Nation

Traduction : Marcel Charbonnier

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