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Palestine occupée -

Kafka en Zone C

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03.10.2016 - Lorsque Sa'id Awad a vu apparaître les premiers plants de grenade dans ses champs, il aurait dû s'y attendre. Une partie de lui a peut-être déjà compris que le long processus menaçant sa terre approchait de sa conclusion logique, et que la poignée d'arbres tendres donnerait le fruit empoisonné de la dépossession. Comment faire face à cette situation surréaliste ? C'est précisément parce que Sa'id avait été victime de l'invasion anarchique des terres que lui, son père et le père de son père avaient cultivées qu'il ne pouvait espérer aucune aide de la loi. Kafkaïen, non ? Bienvenue en Zone C.

Kafka en Zone C

Juillet 2015 - Un Palestinien de Susya devant sa tente menacée de démolition par les autorités sionistes dans le processus de vol de terres et de nettoyage ethnique initié depuis un siècle.
Pour comprendre l'impasse dans laquelle se trouve la famille de Sa'id et celle de beaucoup de ses compatriotes palestiniens, il faut remonter dans le temps et aussi creuser sous la surface du jargon juridique israélien. Sa'id vit dans les collines du sud d'Hébron, une région vallonnée et aride qui compose la pointe sud de la Cisjordanie , à la lisière du désert. Comme les agriculteurs palestiniens de toute la région, il a les droits d'exploitation sur les terres de sa famille. Ces droits peuvent être légalement vendus ou transférés, mais ne constituent pas un droit de propriété réel. Les raisons remontent au Code foncier ottoman, où la majeure partie de la région consistait en terre miri, c'est-à-dire appartenant à l'Emir turc et distribuée à des agriculteurs individuels pour la culture. Pendant le Mandat britannique (1917-1948), et plus tard, sous le régime jordanien (1948-1967), les responsables gouvernementaux ont commencé un projet à grande échelle d'enregistrement de toute la région sous leur contrôle, dans lequel ils ont systématiquement recensé les agriculteurs en tant que propriétaires légitimes, parcelle par parcelle. Mais en 1967, quand Israël a occupé la région, le commandant militaire a suspendu ce processus en Cisjordanie , laissant environ les deux tiers des agriculteurs de la région sans droits de propriété sur leurs terres. Le processus n'a jamais été repris.

Cette décision eut de graves conséquences. D'une part, les documents qui établissaient les droits des utilisateurs - des reçus en lambeaux des périodes ottomane, jordaniennes et britanniques pour le paiement de taxes foncières (maliyah en arabe) - sont plutôt vagues et ne correspondent pas à des cartes précises, sans parler de photos aériennes. Sans ces actes détaillés, la plupart des agriculteurs palestiniens ont des difficultés à faire valoir leurs droits historiques sur des parcelles que d'autres affirment être les leurs. D'autre part, une clause spéciale du Code du Droit ottoman déclare que si une terre miri n'a pas été cultivée pendant trois années consécutives, elle revient à l'Emir ; une autre clause stipule que si le fermier a cultivé une parcelle pendant dix années consécutives, il peut être enregistré comme son utilisateur légal. L'Etat d'Israël a conservé le droit ottoman en Cisjordanie mais a donné une interprétation nouvelle et restrictive à ces clauses. Par exemple, par le passé, les agriculteurs pouvaient se voir accorder des droits d'utilisateur sur un affleurement qui ne permet que peu de cultures, s'ils utilisent systématiquement des parties de celle-ci et quelque que soit le pourcentage exact - tandis qu'Israël exige maintenant la preuve qu'au moins 50% de chaque parcelle soit cultivé. En outre, les terres estimées a priori impropres à l'usage agricole, principalement les parties les plus vallonnées de la région, sont maintenant devenues Terre d'Etat par définition, sans tenir compte de leur utilisation réelle, et sont revenues, d'abord sur le papier, à l'émir israélien. Dans un projet de grande envergure mené tout au long des années 1980, Israël a passé la région au peigne fin et a déclaré "terres domaniales" 750.000 dunams, environ 14% de l'ensemble de la Cisjordanie . Presque du jour au lendemain, la famille de Sa'id a perdu une bonne partie de ses terres. De manière significative, les terres nouvellement déclarées miri furent les zones utilisées pour une activité qui était la clé de la survie de sa famille : le pâturage des moutons.

En théorie, l'Etat d'Israël, maintenant le plus grand propriétaire terrien de la région, aurait pu utiliser sa vaste réserve de terres nouvellement créée au profit de ses habitants. En fait, selon le droit international, c'est ce qu'il devait faire en tant qu'occupant dont les responsabilités sont de protéger la population civile sous sa domination. Mais en violation flagrante des lois et standards internationaux, toute cette terre a été attribuée aux nouvelles colonies juives qui ont commencé à remodeler la région de façon radicale dans les années 1980. Certaines des "terres domaniales" nouvellement déclarées ont servi pour la construction de la première série de colonies, tandis que d'autres terres ont été allouées à ces colonies pour une utilisation future, même quand elles n'étaient pas contiguës. Malgré des demandes répétées, le gouvernement israélien a refusé de diffuser toute donnée sur la proportion de terres domaniales allouées aux Palestiniens en Cisjordanie , mais des documents ont fait surface lorsque plusieurs organisations israéliennes de défense des droits de l'homme poursuivant l'Etat devant les tribunaux ont montré que leur part est égale à zéro.

Les terres appartenant à la famille de Sa'id ont été attribuées aux colonies de Susya et Ma'on, à quelques miles de là. Dans les années 1980, quand Israël était occupé à construire le noyau dur de ces colonies, les moutons de Sa'id continuaient de paître joyeusement sur leurs terres familières à Umm al 'Arais (photo ci-dessous). Mais le changement était en marche, et il a grande vitesse.

Photo


Les années 1990 ont marqué une nouvelle phase dans la lutte de Sa'id. Ce fut dans ces années-là qu'Israël et l'OLP ont signé des traités, et on a pensé que la paix était proche. L'Accord d'Oslo a divisé la Cisjordanie en différentes zones administratives. La toute neuve Autorité palestinienne s'est vue attribuée des pouvoirs administratifs dans les enclaves densément peuplées (zones A et B, comprenant 39% de la Cisjordanie ), mais Israël a conservé ces pouvoirs dans la majeure partie de la région (zone C) où la grande majorité d'espaces ouverts et de terres agricoles. Ces terres, dans leur majorité, n'étaient pas enregistrées. Ces dispositions étaient, en théorie, temporaires, puisque Israël était en principe en train de négocier la paix avec les Palestiniens. Mais sur le terrain, l'accaparement des terres dans la seule réserve foncière de la Palestine a véritablement commencé. C'est à ce moment là que Israël a créé toute une série de nouveaux "avant-postes", beaucoup d'entre eux sur les parcelles qu'il avait déclarées dans les années 1980 "terres domaniales". L'un de ces avant-postes mordait sur la propriété de Sa'id.

Une autre décennie a passé, et au début des années 2000, les premiers avant-postes ont commencé à générer des avant-postes secondaires, illégaux même selon les normes israéliennes. Mais illégaux ou non, les nouveaux avant-postes étaient situés exactement sur les mêmes terres domaniales que l'Etat avait déclarées comme tel dans les années 80 et avait attribuées aux colonies distantes ; ils ont été rapidement reliés à la route et aux réseaux électriques, et des soldats ont été postés autour pour les protéger. Les nouveaux colons, toujours armés et souvent violents, étaient la loi, comme les shérifs du Far West. L'un de ces avant-postes secondaires a été installé sur les terres de la famille de Sa'id, sur la colline d'Um al 'Arais, où broutaient ses brebis. Plus de terre, et davantage de problèmes à venir.

Dans toute la zone C, la nouvelle méthode pour s'emparer des terres fut brutale et simple. Des colons, généralement ceux des soi-disant "avant-postes illégaux", parcouraient librement les terres cultivées par les Palestiniens et plantaient leurs propres cultures. Quand les agriculteurs palestiniens arrivaient, les colons, ou les soldats agissant pour leur compte, les menaçaient, les battaient et dans certains cas leur tiraient dessus. Les autorités ont été appelées, et la parcelle envahie a immédiatement été déclarée "contestée". En théorie, cela signifie que personne n'était autorisé à accéder à cette terre ; mais dans la pratique, cette règle ne fut appliquée qu'aux Palestiniens, tandis que les colons ont continué de l'occuper sans entrave. De plus, la charge de la preuve incombait entièrement aux agriculteurs palestiniens. Ils ont dû lever des fonds, engager des avocats et convaincre le système juridique israélien, avec leurs fragiles récépissés de paiement de taxe ottomans et des cartes imprécises, qu'ils avaient toujours labouré leurs terres. S'ils n'y parvenaient pas, le nouveau "statu quo" restait en vigueur et les agriculteurs étaient interdits d'accès à leurs parcelles, ce qui en pratique signifiait qu'elles devenaient la cible de vol pour les colons, même s'ils étaient, à l'évidence, les nouveaux arrivants. Pendant tout ce temps, aussi longtemps que l'affaire suivait son cours devant les tribunaux et les bureaux de l'Administration civile (c'est-à-dire l'autorité d'occupation), les colons avaient toute la parcelle pour eux, et les Palestiniens devaient trouver d'autres moyens pour leur subsistance. Et le temps pressait, parce que, par une autre clause du droit israélien, les Palestiniens pouvaient demander le retrait des envahisseurs seulement dans les 5 ans à partir de la date de l'invasion. En théorie, cette règle a été initialement conçue pour protéger les agriculteurs, mais dans les faits les autorités se sont montrées extrêmement réticentes à l'utiliser. Et une fois les cinq années écoulées, et dans certains cas alors même que les délibérations judiciaires étaient toujours en cours, l'administration civile pouvait prétendre qu'elle n'avait plus le pouvoir de faire partir les colons envahisseurs, qui devenaient ainsi les propriétaires de facto.

Photo
La colonie sioniste Ma'on, dans les collines du sud d'Hébron


Voici ce qui est arrivé à Sa'id. Les colons ont commencé à descendre de l'avant-poste perché en hauteur sur ses pâturages et à planter des arbres dans les champs que sa famille cultivait depuis des générations. Quelques arbres suffisaient pour faire une réclamation. La terre était maintenant "contestée", et Sa'id avait interdiction d'y aller. Il ne pouvait qu'observer une pléthore de serres apparaissant près de l'avant-poste, et, plus en contrebas, voir comment les cultures plantées par d'autres poussaient dans ses champs. Des recours furent introduits contre l'Administration civile et les tribunaux israéliens. Pendant un temps, il sembla même que la bataille juridique pouvait réussir. La cour a décrété que les serres avaient été construites sans permis appropriés, et après d'interminables reports, les recours furent rejetés et on demanda aux colons de présenter une nouvelle demande de permis. Mais l'Administration civile a constaté que les colons avaient fait une "utilisation cohérente" des "parcelles contestés". Les affaires furent portées devant la Cour suprême d'Israël, dont les juges ont trouvé un moyen ingénieux de décider en faveur des colons sans avoir réellement à décider. Dans une série de verdicts commençant en 2015, ils ont déclaré qu'ils se fiaient à l'impartialité et à l'autorité professionnelle de l'Administration civile dans les affaires de terres contestées, et qu'ils n'examineraient ni ne remettraient en cause ses décisions. Ainsi, par le décret de l'Administration civile, puis par la carte blanche donnée par la plus haute cour d'Israël, il était décidé que précisément parce que sa terre était envahie illégalement par des colons, Sa'id 'Awad n'avait aucune possibilité de recours à la loi. Une partie importante de ses terres est déjà officiellement entre les mains des colons de l'avant-poste, et étant donné la nature effective de leur tactique du saucissonnage, rien ne peut les empêcher de saisir le reste.

Pour comprendre l'absurdité de la décision de la Cour suprême, il faut garder à l'esprit la vision d'ensemble. Depuis près de cinq décennies, la raison d'être de l'administration d'Israël dans les territoires palestiniens occupés a été de prendre le plus de terre possible aux Palestiniens pour la donner aux colons juifs. Ce fut la politique d'un point de vue historique, et c'est maintenant également l'ordre du jour explicite des membres clés de la coalition Netanyahu. Par exemple, le programme officiel du parti de Naftali Bennet, "Le Foyer juif", est d'annexer la zone C à Israël, en espérant qu'il y ait le moins de Palestiniens et le plus d'hectares possible. Ce n'est pas par hasard que depuis le début de 2016, le nombre de démolitions et d'expulsions en zone C a augmenté de façon spectaculaire. Envahir les champs palestiniens, démolir leurs maisons et détruire leurs puits (des tactiques également en forte hausse) sont d'autres façons de libérer les terres pour les colons. Si ma maison à Jérusalem avait été illégalement envahie, j'aurais pu, en vertu de la loi israélienne, employer une force raisonnable pour expulser l'envahisseur, et à défaut, je pourrais recourir à la loi. Pas Sa'id, à seulement 60 km, dans les collines du sud d'Hébron, mais toujours dans le fuseau horaire ottoman. Souvenez-vous : il n'est le citoyen d'aucun Etat. Il n'y aucune police pour le protéger, aucun soldat n'a été enrôlé pour assurer sa sécurité, et le nombre de juge palestinien qui viennent des collines du sud d'Hébron (ou de la totalité de la Palestine occupée d'ailleurs) est bien sûr égal à zéro. Et puis il y a l'administration civile, une branche de l'armée israélienne qui est chargée de mettre en œuvre les mécanismes de dépossession par le nouvel émir. L'idée qu'on puisse faire confiance à cette organisation pour son honnêteté et son impartialité est un indéniable coup cosmétique, un de ceux que Franz Kafka aurait apprécié.

Il y eut une rotation considérable dans l'avant-poste établi sur les terres de Sa'id. Tout d'abord, un certain Yohanan, qui ne vit plus dans le secteur, puis une Dalia et finalement un Mordechai. Chacun à son tour a contesté les mêmes parcelles de l'infatigable Sa'id. Mais ce roulement est en quelque sorte dépourvu de sens pour ce qui concerne la catégorie des terres "contestées". Et on voit bien la logique. Si le seul objectif de l'Administration civile est de s'emparer des terres de la population occupée et de les donner aux colons, peu importe l'identité individuelle du colon. C'est au contraire le collectif qui compte. L'histoire de Sa'id 'Awad n'est pas la fable d'un citoyen qui s'est un jour retrouvé par inadvertance, vivant près d'un voisin violent ; il n'est pas dans la situation où il peut appeler un flic, ou un administrateur honnête, ou se tourner vers la justice et la protection de la loi. Le colon, le soldat et l'administrateur civil font partie de la même machinerie. Ils unissent leurs forces pour le déposséder du peu qu'il a. Ce n'est pas seulement légal mais aussi normal, presque une loi de la nature. Pas étonnant que la cour ne voit aucune raison d'intervenir.

Voilà donc où nous en sommes. Sa'id a nulle part où aller. Il pratique ce que les Palestiniens appellent sumud, la "résistance inébranlable" sur sa propre terre, ou ce qu'il en reste. Et il n'est pas le seul : en effet, son histoire est paradigmatique de la vie d'un agriculteur dans les territoires occupés. Bien que Sa'id soit un homme remarquable de résilience et d'optimisme, entièrement engagé dans la résistance non-violente, il n'a pas de véritable recours à la loi, comme il n'a pas le droit de vote ni rien à dire sur ce que le système d'occupation est train de lui faire, et à des milliers comme lui. Pendant ce temps, les réserves terriennes palestiniennes dans la zone C disparaissent, littéralement, heure par heure.

Source : Mondoweiss

Traduction : MR pour ISM

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