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5 août 2020
Par Hamid Dabashi
Hamid Dabashi est professeur d'études iraniennes et de littérature comparée à l'Université de Columbia à New York et actuel récipiendaire de la chaire Hagop Kevorkian. Parmi ses derniers livres, citons “Reversing the Colonial Gaze: Persian Travelers Abroad” (Cambridge University Press, 2020), et “The Emperor is Naked: On the Inevitable Demise of the Nation-State” (Zed, 2020). Son prochain livre, “On Edward Said: Remembrance of Things Past”, devrait être publié par Haymarket Books dans le courant de l'année.
Des années après sa mort prématurée, la figure prédominante d'Edward Saïd (1935-2003) éclaire encore notre chemin tandis que nous naviguons sur les eaux tumultueuses de l'histoire du monde.
Quelles étaient les sources et les raisons de sa ténacité intransigeante à dire la vérité au pouvoir ? Et comment se fait-il qu'il ait permis à toute une génération de penseurs critiques de faire de même ?
Manifestation contre l’inégalité raciale à Gaza-ville, le 11.06.20 : des Palestiniens font le geste « arrêt » alors que d'autres tiennent une banderole avec les photos de George Floyd, tué par des policiers à Minneapolis, et d'Iyad al-Halaq, un Palestinien autiste abattu par la police israélienne (Photo par REUTERS/Mohammed Salem)
L'aspect déterminant du caractère moral et intellectuel d'Edward Saïd en tant que principal porte-parole de la cause palestinienne a été la manière dont il a défini cette cause politique fondamentale de sa génération et de la nôtre en des termes tout aussi définitifs que ceux d'autres mouvements cruciaux pour la justice dans le monde.
Il était l’exact opposé des nativistes (*) qui définissent les termes de leur politique particulière aux dépens des autres.
L’identification à Saïd ne se situait pas seulement au niveau émotionnel ou charismatique. C'était une question de morale profonde et de principe éthique qui se traduisait à son tour en termes intellectuels et théoriques solides.
J'en ai été le témoin à deux grandes occasions, et ce n’était que la partie émergée de l’iceberg, où l'universalité de l'attrait politique et intellectuel pour Saïd s'est fait sentir sur la scène mondiale. La première a eu lieu en octobre-novembre 2000, lorsque l'Académie italienne des hautes études de l'Université de Columbia, où Saïd a enseigné pendant des décennies jusqu'à sa mort, a accueilli l'éminente figure fondatrice de l'Ecole des études subalternes, l'historien indien Ranajit Guha, pour une série de conférences.
A cette occasion, ma collègue de Columbia, Gayatri Spivak, et moi-même avons organisé une conférence de deux jours autour des conférences de Ranajit Guha que nous avons appelée "Subaltern Studies at Large". Saïd était présent à cette conférence et a fait un discours liminaire lors de sa première session plénière.
Nous avions invité d'éminents penseurs critiques et universitaires d'Asie, d'Afrique, d'Amérique latine, d'Australie, d'Europe et des États-Unis – et le vocabulaire même de nos discussions était presque entièrement constitué de différentes expressions des travaux de Saïd.
À une autre occasion, en avril 2003, quelques mois avant sa mort, j'ai organisé, en tant que président de mon département, une conférence internationale à l'occasion du 25e anniversaire de la publication de L’Orientalisme de Saïd, à laquelle nous avions de nouveau invité d'éminents universitaires des quatre coins du monde, avec Saïd pour conclure.
Edward Said : L’Orientalisme, 16 avril 2003
Lors de cette conférence également, nous avons tous été témoins de la manière dont la centralité de L'Orientalisme de Saïd a eu des résonances mondiales, peut-être même au-delà de ses propres attentes initiales. On a pu voir comment les travaux des penseurs critiques, de Nietzsche à Gramsci, d'Adorno à Fanon, ont tous trouvé un crescendo dans l'œuvre de Saïd.
Vilipender Saïd
Je partage ces souvenirs pour souligner ma suggestion qu'une grande partie du monde civilisé et cultivé, du monde moralement et politiquement attentionné et consciencieux, a des raisons de connaître, d'aimer, et maintenant de se souvenir et d'admirer Saïd pour des objectifs internes à leurs propres projets politiques.
Saïd avait bien sûr sa part d'ennemis jurés, des forces malfaisantes qui s'étaient investies pour chercher, en vain, à le vilipender. Récemment, je suis tombé sur un autre de ces articles de quatre sous, cette fois-ci dans Newsweek.
Il s'avère que la page d'opinion de Newsweek est maintenant un territoire occupé par un rédacteur pro-israélien qui utilise ce forum pour promouvoir la haine des Arabes et des musulmans (des Palestiniens en particulier), pour diffamer le soulèvement de Black Lives Matter et pour chercher à garantir quatre années supplémentaires de la folie vicieuse de Trump, tout cela pour que les Israéliens puissent voler le reste de la Palestine dans un dernier braquage.
Tous ces articles ont en commun une erreur : ils font tous fausse route. Saïd n'est pas à l'endroit où ils vont. Il est ailleurs.
Une humanité partagée
Dans ses engagements et l'exemple de sa vie, Saïd a représenté un type particulier d'intellectuel public qui s'est engagé sur la question dominante de son époque, car il s'est concentré sur la question des aspirations nationales palestiniennes, en termes universels non-eurocentriques.
C'est ce sentiment fondamental d'humanité partagée qui a mis la Palestine à l'épicentre du dialogue mondial. Saïd s'est engagé avec la Palestine à un niveau si profondément humaniste qu'il a aidé à mondialiser la cause palestinienne en des termes qui démantèleraient l'euro-universalisme qu'il avait contesté dans une grande partie de ses travaux universitaires.
Deux tendances intellectuelles majeures caractérisent une grande partie de la scène intellectuelle américaine du XXe siècle – par ailleurs dépourvue de toute tradition intellectuelle nationale : les intellectuels juifs immigrés des années 1930 et suivantes, et les intellectuels afro-américains de la Renaissance de Harlem et plus tard, avec Hannah Arendt et James Baldwin comme principaux exemples de chacune d'entre elles.
Dans le premier cas, les États-Unis sont devenus les bénéficiaires des atrocités meurtrières des nazis en Europe. Dans le second, la même scène intellectuelle a été honorée par un tournant historique dans l'imagination morale et intellectuelle d'une nation par les victimes d'un racisme terrorisant qui avait pris pour cible les Afro-Américains.
L'intellectuel exilé
En tant qu'héritier de ces deux traditions, l'œuvre de toute la vie de Saïd est d'avoir élaboré une position pour un droit intellectuel arabe, musulman ou immigrant entre ces deux puissantes traditions ; entre Arendt et Baldwin, pour ainsi dire. Edward Saïd lui-même ne voyait pas les choses ainsi, car il s'identifiait profondément au philosophe juif allemand Theodor Adorno, et se considérait en exil, ce qui lui a permis de théoriser la condition d'exil.
Mais de l'ombre de cette catégorie d'intellectuels exilés sont bien sûr apparus les informateurs indigènes comme Fouad Ajami. Il est bien plus exact de voir Saïd globaliser une nouvelle catégorie d'intellectuels organiques, quelque part entre les intellectuels juifs immigrés et les intellectuels afro-américains impuissants.
C'est précisément cette position iconique de Saïd au sein d'une expérience américaine unique qui trouble profondément les sionistes racistes, qui pensaient avoir coincé le public américain sur leurs cambriolages vicieux en Palestine. Au cœur même de l'empire qu’ils continuent à traire pour obtenir des armes et une protection politique, une voix singulièrement puissante s'est fait entendre : Edward Saïd.
Bien sûr, ils le haïssent violemment, pour les mêmes raisons que le monde en général l'aime et l'admire profondément. Ils "accusent" Edward Saïd d'avoir inspiré certains aspects du soulèvement de Black Lives Matter.
Ce n'est pas une accusation. C'est un motif de célébration.
Bien sûr, Saïd fut une source d'inspiration pour les Afro-Américains dans leurs luttes historiques pour la justice, et aujourd'hui, pour des personnalités renommées à juste titre comme Angela Davis, Cornel West, Alice Walker et Eddie S. Glaude Jr, nous entendons haut et fort les échos de la voix de Saïd et de la manière dont il a étendu la puissance de son intelligence charismatique au mouvement Black Lives Matter.
Aucun Arabe, aucun Palestinien, personne en Asie, en Afrique et en Amérique latine qui se soucie autant de la juste cause des Noirs américains que des Palestiniens ne pourrait être plus fier de Saïd pour ce rôle fondamental.
(*) Le nativisme est un mouvement et une idéologie politique d'origine américaine rencontré dans certains pays soumis à une nouvelle immigration et qui s'y opposent. La distinction est faite dans ces mouvements entre les personnes immigrantes et les personnes nées sur le territoire, parfois à l'échelle de plusieurs générations (Wikipedia).
Source : Middle East Eye
Traduction : MR pour ISM - Merci à Youssef Girard pour sa relecture attentive
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