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Syrie -

Abd al-Rahman al-Kawakibi : l’islam contre le despotisme

Par

Réformateur social, penseur du renouveau musulman, opposant au pouvoir ottoman, défenseur de la liberté et pourfendeur du despotisme, Abd al-Rahman al-Kawakibi est né le 9 juillet 1855 dans la wilaya d’Alep dans le nord de la Syrie actuelle. Son aïeul, le Shah Ismaïl Ier (1487-1524), fut le fondateur de la dynastie chiite Safavide qui régna en Iran pendant près d’un siècle et demi.

Abd al-Rahman al-Kawakibi : l’islam contre le despotisme

Son père, Ahmad Baha’i ibn Mouhammad ibn Masoud al-Kawakibi, était un savant réputé de la ville d’Alep. Son savoir était tellement vaste qu’il faisait autorité en matière de droit de succession. De même, il fut secrétaire des fatwas de la wilaya pendant un certain temps, membre et qadi du conseil d’administration de la wilaya, rédacteur de contrats et d’actes de transactions. Il fut, aussi, prédicateur et imam dans la mosquée fondée par son grand père Abou Yahya. Il fut directeur et enseignant à l’école al-Kawakibiya, à l’école orientale (al-Sharqiyya) et à la Mosquée Omeyyade d’Alep.

Fille du mufti d’Antioche, la mère d’Abd al-Rahman al-Kawakibi mourut alors qu’il n’avait que six ans. Sa tante maternelle l’éleva durant trois années à Antioche. C’était une femme vertueuse qui l’influença par son intelligence et sa personnalité. Elle lui enseigna la langue turque. Il suivit l’enseignement de l’oncle de sa mère, Najib Naqib, qui fut le professeur privé du Prince égyptien, le Khédive Abbas Hilmi II.

A Alep, Abd al-Rahman al-Kawakibi étudia à l’école al-Kawakibiya que dirigeait son père. Il y étudia l’arabe, les sciences juridiques, la logique, les sciences naturelles et politiques. Il aimait lire les traductions d’œuvres européennes. Après avoir été formé à l’école al-Kawakibiya et l’obtention des diplômes les plus élevés il devint enseignant alors qu’il n’avait que vingt ans.

Comme la presse était un moyen et une tribune de qualité pour la réforme, il écrivit dans le journal al-Furat qui était rédigé en langues arabe et turque. Il créa avec Hashim al-Attar le journal al-shahba’ (« la rousse » qui est le surnom d’Alep). Ses articles enflammés éveillèrent la conscience de ses concitoyens et mirent au grand jour le despotisme régnant ce qui provoqua la fermeture de son journal par le wali ottoman Kamil Pasha. Cependant, al-Kawakibi n’abandonna pas son action éditoriale. Il créa le journal al-i`tidal (la modération) dans lequel il continuait de présenter ses idées. Néanmoins, al-i`tidal fut à son tour interdit par les autorités ottomanes à cause de l’audace d’al-Kawakibi quant à la critique du gouvernement de la Sublime Porte.

Parallèlement, il s'occupa des problèmes des faibles et des opprimés en ouvrant un bureau spécialisé dans la rédaction de pétitions pour ceux qui étaient désireux de faire parvenir leurs doléances au gouvernement ottoman. Il donnait des consultations juridiques gratuites. Ce travail social lui valut le surnom du « père des exclus » (Abu al-mahrumin).

En 1879, il fut nommé membre de la Commission des comptes de la wilaya d’Alep. De même, il fut élu membre de la Commission des travaux publics. Ses tâches et ses responsabilités s’étendirent à de nombreuses commissions et à de nombreux postes dans divers secteurs : membre de la Commission des marchés, président de la chambre des notaires de la wilaya, membre de la Commission des examens des avocats. Il fut ensuite directeur émérite de l’imprimerie officielle à Alep, président d’honneur de la Commission des travaux publics, membre du Tribunal de commerce, président de la Chambre de commerce et président de la Banque agricole. En 1892, il fut nommé maire d’Alep avant d’être limogé en raison des mesures réformistes qu’il avait prises. En 1896, il devint président à la fois de la Chambre de commerce et de la Commission de vente des terres publiques.

Sa lutte acharnée contre le despotisme représenté par le pouvoir de la Sublime Porte lui valut deux emprisonnements, des tentatives de meurtre et la confiscation de ses biens. Cette ambiance oppressive le poussa, entre 1898 et 1900, à effectuer de nombreux voyages le long des côtes est de l’Afrique, des côtes ouest de l’Asie, dans certains pays arabes, et dans le sous continent indien. Il s’arrêtait dans chaque pays et étudiait sa situation sociale et économique. Ce fut lors de ses voyages sur les côtes d’Afrique de l’Est, où l’esclavage avait cours, qu’il développa une réflexion sur le rapport entre l’esclavage et l’islam.

En mai 1900, en raison du manque de liberté existant dans l’Empire Ottoman et de ses différends avec le pouvoir turc, il choisit de s’installer en Egypte. Il y fréquenta les intellectuels syriens exilés et des intellectuels égyptiens tels que le cheikh Mohammed Abduh. Il écrivit dans de nombreux journaux égyptiens et arabes notamment dans la revue al-Manar, dirigée par Mohammed Rachid Rida, qui était la publication de référence du mouvement de renouveau islamique ayant vu le jour dans la seconde moitié du XIXème siècle.
Considéré comme un pionnier dans le domaine de la réforme de l’éducation, Abd al-Rahman al-Kawakibi appela à la réforme des fondements de l’enseignement de la langue arabe et des sciences religieuses. Il apporta de nouveaux fondements dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement. Il appela à mener une politique d’alphabétisation et il mit en avant le rôle de l’Ecole dans la réforme de la société. De même, il insista sur l’importance de l’éducation de la femme afin qu’elle trouve sa place dans la vie sociale.

Grande figure du mouvement de réforme islamique, Abd al-Rahman al-Kawakibi concentra ses efforts sur l’action morale. Il combattit les mauvaises habitudes et les traditions révolues et critiqua les croyances corrompues. Ainsi, il déploya des efforts continus pour propager les vertus afin de permettre le redressement des mœurs de la société arabe et musulmane. Il créa des associations et des clubs dans les villes et les villages afin de sensibiliser et de former le public.

Il expliquait la perversion des mœurs par la décadence du lien entre le domaine religieux et le domaine social : « A titre d’exemple, il n’y a rien d’étonnant à ce que la communauté se lasse de sa vie et que s’empare d’elle l’inertie, alors que les siècles se sont succédés tout comme les fractions se sont divisées ; ce à quoi nous sommes habitués. La perte d’espoir s’est ancrée en nous ainsi que l’abandon du travail et l’éloignement du sérieux et du réconfort jusqu’à arriver à la paresse, à la plaisanterie, à l’enlisement dans les plaisirs pour apaiser les douleurs de la captivité de l’âme, et pencher pour la passivité par désir de repos de l’esprit qui est sous pression de tous les côtés… A tel point que nous nous sommes détournés de tous les problèmes matériels et des choses sérieuses jusqu’à ne plus tolérer la lecture des livres utiles et ne plus écouter les conseils clairs car cela nous rappelle notre chère perte. Cela peine nos âmes. Notre âme a faillit disparaître si nous ne nous étions pas réfugiés dans l’oubli des divertissements, des distractions et des superstitions. C’est ainsi qu’a faibli notre sentiment et que mourut notre ardeur. Nous commençâmes à faiblir et à haïr ce qui nous rappelait les obligations qu’implique la vie normale et notre faiblesse à les accomplir ; faiblesse concrète non naturelle » (Umm al-qura/La mère des cités).

Abd al-Rahman al-Kawakibi était un des penseurs arabes qui ont dévoilé les raisons de la sclérose qui s’installa dans le monde islamique. Il compara l’état de décadence du monde islamique à l’état de progrès qu’avaient atteint les européens, et qui leur avait permis de contrôler une grande partie des pays musulmans.
Il dit dans son livre Umm al-qura : « La question de la régression apparut il y a 1000 ans ou plus avec la décadence des peuples musulmans dans tous les domaines à tel point que certains peuples nous dépassèrent dans les sciences et les arts qui éclairent les connaissances. Ils réunirent leur puissance et étendirent leur influence sur nombre de pays musulmans et non musulmans. Les musulmans restèrent dans leur torpeur au point que celle-ci s’installa dans toutes les parties du corps de l’empire islamique. Ce qui protégea la splendeur de cette religion tous ces siècles durant c’est la force de ses fondements ».

Abd al-Rahman al-Kawakibi publia ses idées dans plusieurs ouvrages. Dans Umm al-qura il imagina un grand congrès islamique, se déroulant à la Mecque, au cours duquel les intervenants venus des différents pays musulmans exposaient leurs idées réformatrices. Cet ouvrage qui prit la forme d’une fiction, était pour lui un moyen d’exposer des idées réformatrices sous une forme attrayante. Il y mit en scène des représentants de pays musulmans qui réfléchissaient à la manière de mettre fin à la crise qui touchait leur religion et cherchaient les solutions pour sortir le monde musulman de la décadence dans laquelle il était plongé. Pour remédier à la division et à la décadence du monde musulman, al-Kawakibi proposait que l’unité du monde musulman se construise dans un cadre fédéral respectueux du pluralisme.

Liant le problème de la décadence et celui du despotisme, l’auteur de Umm al-qura affirmait que la tyrannie politique et le délaissement du principe islamique de shura (consultation) étaient les premiers facteurs ayant engendré la décadence du monde islamique. Abd al-Rahman al-Kawakibi consacra un ouvrage, Taba’i` al-istibdad wa masari`al-isti`bad (les caractéristiques du despotisme et les luttes contre l'assujettissement), à la critique des gouvernements des pays musulmans de son temps et plus particulièrement de l’Empire ottoman. Pour Al-Kawakibi, le Sultan Abdülhamid II était l’incarnation de ce despotisme qui maintenait le monde musulman dans son état léthargique.

Dans Taba’i` al-istibdad wa masari`al-isti`bad, Abd al-Rahman al-Kawakibi définissait le despotisme comme : « une caractéristique du gouvernement sans frein, celui qui se comporte dans les affaires de ses sujets comme il le souhaite sans crainte d’avoir à rendre des comptes ou d’être sanctionné ». Il affirmait : « On dit que les despotes parmi les hommes politiques bâtissent leur despotisme sur la base de ces considérations car ils effraient les gens par leur gloire personnelle et leur orgueil. Ils les humilient par la répression, la force et la spoliation jusqu’à ce qu’ils leur soient assujettis et qu’ils agissent pour eux ».

Face au despotisme des gouvernants, Abd al-Rahman al-Kawakibi en appelait au droit pour assurer la liberté et l’égalité des puissants et des faibles : « Le plus utile de ce qu’à atteint le progrès dans l’être humain est la maîtrise des principes fondamentaux des gouvernements réguliers, la construction d’un barrage solide au visage du despotisme selon l’idée qu’il n’y a pas de puissance au dessus du droit, et qu’il n’y a pas d’autorité en dehors du droit. Le droit est le lien solide d’Allah. Selon l’idée que la législation est entre les mains de la nation, celle-ci ne se réunit pas autour de l’égarement. Selon cette idée les tribunaux jugent les sultans et les bandits de la même manière ».

Pour Abd al-Rahman al-Kawakibi, le despotisme était la cause principale du détachement des musulmans des préceptes islamiques au cours de l’histoire car l’islam dans ses principes fondamentaux s’oppose à l’autocratie des gouvernants. De fait, al-Kawakibi en appelait à l’islam contre le despotisme des dirigeants musulmans : les despotes « ont peur de la science, jusqu’à craindre que les gens ne comprennent le sens des mots « Il n’est de divinité qu’Allah », et ne sachent pourquoi ce verset est privilégié, et pourquoi l’islam est fondé sur lui. L’islam, voire même l’ensemble des religions, est fondé sur le fait qu’il n’est de Dieu que Dieu, c’est-à-dire que personne d’autre que Lui ne saurait être véritablement adoré, personne d’autre que le créateur suprême. Or, l’adoration signifie l’humiliation et la soumission. Dès lors, la signification du verset « Il n’y est de Dieu qu’Allah » est que personne d’autre qu’Allah ne mérite qu’on s’humilie et qu’on se soumette à lui. Comment les despotes pourraient-ils tolérer que leurs sujets connaissent ce sens et agissent selon lui ? »

Abd al-Rahman al-Kawakibi mourut empoisonné au Caire en 1902. Le jour de sa mort il avait été convié au Palais du Khédive Abbas à Alexandrie. Ce dernier voulait le convaincre de changer d’attitude envers la Sublime Porte et de se réconcilier avec le Sultan Abdülhamid II. Or al-Kawakibi refusa et quitta le Palais en laissant le Khédive furieux. Dans la soirée, il retrouva des amis auxquels il raconta l’anecdote en buvant une boisson empoisonnée. Avant de mourir, il aurait dit : « Ils m’ont assassiné ».

Plus d’un siècle après sa mort, les idées d’Abd al-Rahman al-Kawakibi restent d’une actualité brulante. Sa volonté de relire l’islam pour en comprendre son message libérateur, son opposition au despotisme et à toute forme de pouvoir autoritaire, son engagement social et politique sont autant d’éléments qui font de la pensée et de l’action d’Abd al-Rahman al-Kawakibi des sources incontournables pour penser la libération dans le cadre de l’islam.


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