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ISM France - Archives 2001-2021

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Le retournement métaphorique

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Si l’on considère que le passé a une existence véritable, qu’il n’est pas seulement un fantasme culturel ou une allégation idéologique justifiant un rapport social, postulons que quelques faits récents peuvent être croisés sans qu’ils n’engagent pour autant dans une architecture néo-baroque. Il est de bonne mémoire de rappeler que l’œuvre majeure de l’invasion étasunienne de l’Irak en 2003 a consisté à plonger selon une démarche quasi-expérimentale toute une société dans un chaos inédit que dans son grand élan pas même un Attila n’a pu créer.

Le retournement métaphorique

Un soldat surveille les détenus irakiens en prière au camp militaire US de Bucca (photo AP) (Source : How a US prison camp helped create ISIS, New York Post)
Le sociocide réussi

Le renvoi au néant de toute infrastructure, production et communication, de toute administration, police et armée, peut être qualifié d’une tentative sociocidaire réussie. Le seul principe structurant venu se substituer à ceux qui président à la coagulation de n’importe quelle nation contemporaine (entité amenée au jour dans la périphérie du monde industriel par le forceps de l’impérialisme du 19ème puis 20ème siècle) a été la construction par l’occupant de nouvelles prisons et le recyclage de celles déjà existantes.

Sans omettre cependant l’autre effort budgétaire colossal investi dans les larges enclaves dotées de qualité d’extraterritorialité que sont les bases militaires, la première ayant été la "zone verte" à Bagdad. L’enfermement derrière de hauts murs fortifiés sous protection de chars et surveillance électronique de tout un quartier de la ville a incarné le symbole de l’arrogance étasunienne tout en dévoilant son essence corrompue. Les tombereaux de dollars déversés avaient fondé certains à évoquer comme étiologie première à la destruction de l’Irak la recapitalisation d’Halliburton, mise en difficulté par des procès sans nombre de ses employés atteints d’asbestose.

Prisons et bases militaires ont donc été les trous topologiques de la nouvelle géographie civilisatoire qu’une coalition du Bien a organisée pour dissoudre un pays déjà bien exsangue. Ils étaient les points signifiants sur l’étendue grise du reste du territoire, vouée à se conformer à son nouveau statut de démocratisé retourné à l’âge de pierre, régulièrement rappelée aux lumières par la pratique éclairante des jets de napalm ou du phosphore blanc.

Des militaires retranchés dans des sites construits par des firmes privées, ravitaillés par des firmes privées, sécurisés et protégés par des firmes privées.
Et prisons donc pour les Irakiens, de tout âge, confession et sexe.
Des centaines de milliers y ont séjourné.
Selon Associated Press, le seul camp de Bucca, utilisé à partir d’avril 2003 et fermé depuis 2009, a accueilli 100.000 détenus en six ans. Pour la seule année 2007, période de prises aigüe, 22.000 Irakiens y furent séquestrés.
Un communiqué de Human Right Watch, publié en octobre 2008, protestant contre les abus dont sont victimes les prisonniers en Irak, fait état d’un chiffre de 17.000 d’Irakiens prisonniers de l’armée occupante.

Il reste difficile d’apprécier le nombre total des Irakiens raflés et ayant été détenus de 2003 à 2011, date à laquelle est arrivée l’échéance du contrat "SOFA" au terme duquel l’armée d’occupation devait quitter sa fonction d’administrateur de la population irakienne.
Certainement considérable.

Le terrorisme par la torture

Dans ces maisons de redressement, qu’y faisait-on ?

Les images qui ont échappé de ces lieux pour figurer en bonne position des médias ont laissé entrevoir en effet que la pratique de sévices de toute sorte est une technique usitée abondamment et sans discrimination à l’égard des prisonniers.

Notons que ces images n’ont pas soulevé le scandale planétaire qu’elles auraient mérité, marche sur la Maison Blanche, manifestations devant les ambassades à bannières étoilées. Elles ont rendu acceptable le scandale. Elles l’ont normalisé, banalisé. Nous l’avons digéré entre un tremblement de terre en Italie, des élections d’une Miss Univers, le cours du pétrole, le prochain Mondial de football.

Notons aussi que la « maltraitance » avec au moins humiliation voire torture est pratique commune dans les prisons étasuniennes qui séquestrent 5% de la population étasunienne, gérées par des firmes privées.

Au-delà d’une technique de gestion d’une population carcérale, la torture, telle que théorisée et enseignée dans les écoles militaires étasuniennes depuis les expériences du Vietnam, de l’Algérie et de la Palestine, ne vise pas à obtenir une quelconque information.
Son but avoué est de briser les individus.

L’isolement sensoriel, ou au contraire l’hyperstimulation comme les bruits assourdissants prolongés, l’éclairage permanent, les positions douloureuses infligées interminablement, la menace réitérée de décharges électriques par apposition de fils sur des parties de l’organisme, finissent par abolir le "sujet".

Des psychologues et des psychiatres étasuniens ont assisté et formé l’armée dans ce sens. Martin Seligman, connu pour son travail portant sur la "psychologie positive" et ancien président de l’American Psychologist Association, a bien conçu le programme de conditionnement des prisonniers pour la CIA. Il a participé à ce titre dès 2001 à des réunions d’information avec des membres du gouvernement US au sein du groupe présidentiel sur l’éthique psychologique et la sécurité nationale (PENS).

L’invasion de l’Irak en 2003 s’est donc accompagnée d’un programme d’emprisonnement de masse avec destruction psychique et reconditionnement mental.

Fin décembre 2007, le journal Al Khaleej des Emirats Arabes Unis relaie un appel d’offres du Pentagone. Des entreprises sont invitées à fournir des interprètes, des spécialistes en sciences sociales et religieuses, des informaticiens et même des musiciens. Le programme requiert la formation de nombreuses équipes, chacune sera dirigée par un Etasunien diplômé en science du comportement ou psychologie ayant eu une expérience d’au moins cinq ans en culture et pratique de l’Orient arabe. Elle comporterait également un responsable de nationalité irakienne (ou arabe maîtrisant le dialecte irakien) formé dans les sciences islamiques.

2007 est l’année où avait été décidé l’accroissement des troupes stationnées en Irak, le fameux surge recommandé par les think tank comme l’American Enterprise Institute sous l’autorité de F. Kagan (le frère du mari de Victoria Nuland). La résistance avec ses engins explosifs improvisés minait les possibilités d’une occupation avec exploitation sereine des ressources. 5 brigades, soit 20.000 hommes supplémentaires ont alors été déployés.

C’est aussi l’année de la nomination de David Petraeus comme commandant de la coalition militaire en Irak et à ce titre invité à mettre en pratique son manuel de contre-insurrection. Son essai est largement inspiré des thèses de David Galula, tunisien naturalisé français, qui a servi la France pendant la guerre d’Algérie puis les Usa au Vietnam. La conquête des esprits et des cœurs s’est traduite par l’offre de subsides à des chefs de tribus sunnites sommés de traquer ou du moins de ne pas faciliter la résistance baathiste. Près de 90.000 miliciens, les Sahwa, sont engagés.

Dans la plus pure veine de la théorie d’asséchement des eaux dans lesquelles baigne l’insurrection, devait être réalisé un maillage serré par des forces supplétives des zones à population majoritairement sunnite, susceptible de rébellion vis-à-vis du pouvoir central octroyé à des chiites par l’occupant. Victimes de tirs amis et d’attentats des insurgés, les recrues de la Sahwa se révoltent si le Pentagone oublie de leur faire parvenir leur solde, quand ils ne repassent pas dans le rang de la résistance.

En cinq ans, l’intervention en Irak et en Afghanistan avait coûté plus de 3.000 milliards de dollars, Sahwa et relargage de plusieurs dizaines de milliers de prisonniers reconditionnés pouvaient constituer les deux jambes pour envisager une sortie.

Violence métaphorique, expérimentation humaine à vaste échelle

Si l’on sait que la traduction du roman philosophique Hayy Ibn Yaqdhan d’Ibn Tofayl réalisée par Simon Ockley en 1708 a bien été lue par Daniel Defoe, la transmission de ce chef-d’œuvre de littérature médiévale à la cour de Frédéric II de Hohenstauffen est moins certaine. Michael Scot, connu pour ses traductions effectuées à Tolède d’ouvrages d’astronomes arabes ainsi que des commentaires d’Aristote par Averroès, a terminé sa vie à la cour de Sicile. Il y résida comme l’astrologue philosophe et médecin de l’Empereur et continua de traduire pour son mécène.

Il est plausible que Frédéric II ait eu vent du récit allégorique d’Ibn Tofayl.

Un petit d’homme sans père ni mère est élevé dans une île déserte par une gazelle. En grandissant, par l’observation et l’expérience, Hayy acquiert un savoir technique et scientifique et accède par intuition et pensée rationnelle à la méditation métaphysique et la sagesse jusqu’à la découverte de l’existence d’un Dieu Créateur. Un naufragé, philosophe de son état, débarque sur l’île… Le compagnon venu de la civilisation humaine trouve dans ce sauvage un maître de sagesse plein de bonté.

Frédéric II, polyglotte, assoiffé de savoir, a mené une expérimentation humaine attestée par la chronique du moine Salimbene.

Curieux de découvrir quelle est la langue naturelle humaine, il fit élever des bébés orphelins par des nourrices qui avaient ordre de ne pas parler aux enfants qui leur furent confiés. Frédéric II n’a pas assisté à l’éclosion de plusieurs Hayy Ibn Yaqdhan, qui lui auraient livré la langue originelle d’avant Babel. Dépourvus de relation affective et d’échange verbal maternant, tous les enfants moururent.

Il avait pris au sens premier le récit allégorique et métaphorique qui lui a été rapporté de Hayy Ibn Yaqdhan.

Les nouveaux ingénieurs de la psychologie humaine se sont livrés à la même violence métaphorique sur les prisonniers irakiens ou d’autres nationalités. Les centres de traitement off shore qu’ont été les blacks sites en Pologne, Jordanie et Egypte ont traité des Libyens, des Pakistanais, des Afghans, des Tunisiens, par milliers. Dépersonnalisés puis remodelés et relâchés pour un bon usage dans le sillage du printemps arabe.

Sans céder à ignorer toutes les autres causes qui ont avec une belle synergie convergé pour la création des milices "rebelles", qu’est donc devenu ce matériau de laboratoire une fois sorti des camps ou des cellules ?

Cette fabrication d’hommes assoiffés de sang, à la pensée rudimentaire - mais quelle pensée ici ? plutôt aux réflexes de courte portée, - réalise le désir occidental de réduire l’autre à la caricature qu’il s’en est faite. Elle en porte l’estampille, la marque d’origine et sert son dessein, le mode opératoire des brigands et narco-trafiquants éduqués à l’école de la CIA.

L’année de naissance officielle de Daesh, acronyme en arabe pour Etat islamique au Levant et en Irak, 2013, a correspondu à un point d’inflexion dans la guerre faite par les diverses milices aux troupes de l’armée syrienne soutenue par la guérilla du Hezbollah.

Le Guardian écrit le 19 mai 2013 : "La décision de l'UE de retirer les sanctions contre le pétrole syrien pour aider l'opposition a accéléré une ruée pour le contrôle des puits et des pipelines dans les zones contrôlées par les rebelles et a aidé à consolider l'emprise des groupes jihadistes sur des ressources essentielles du pays." (Lire aussi : Les puissances européennes financent Al Quaïda en achetant du pétrole pillé en Syrie, WSWS)

En mai 2013, les journaleux stipendiés de l’im-Monde menaient une intense propagande à quelques semaines de l’épisode de Ghouta qui devait être le signal d’une attaque aérienne de la Syrie par la "coalition".

C’est au cours de cette même année que l’approvisionnement en matériel militaire des "rebelles" syriens est officiellement annoncé par l’UE et les USA.

Les chiens ont été lâchés. L’entité a prospéré et proliféré. Elle payait bien ses mercenaires. Cela se savait dans les bidonvilles et les mosquées de Tunisie et d’ailleurs. Certains prêcheurs, qui recevaient leurs prébendes des pétromonarchies, exaltaient la guerre sainte en Syrie.

L’intervention militaire de la Russie en septembre 2015 auprès du gouvernement syrien qui ne contrôlait plus alors qu’une bande étroite de territoire a repoussé l’effondrement de l’Etat syrien.

A l’époque du post modernisme, le capitalisme tardif adopte une stratégie du camouflage immunologique propre à certaines espèces parasitaires. Il utilise comme arme des artefacts qui empruntent à l’hôte à détruire certaines de ces expressions antigéniques et idiotypiques. Si l’hôte s’en défendait, il se détruirait lui-même.

Astucieux, non ? La biologie de l’infection et des relations hôte-parasite offre de beaux champs métaphoriques pour les experts en renseignement militaire.

Les brigades spécialisées du Mossad sont réputées passées maîtres dans les retournements à plusieurs degrés de leurs proies palestiniennes.

Quoi de mieux pour détruire des pays musulmans que, sinon de produire ex nihilo des Daesh et des Qaida, de fortement encourager l’émergence de ces aberrations ?

Le capitalisme n’était pas encore tardif quand il a aidé à la création de Force Ouvrière en France pour porter atteinte au mouvement syndical français éminemment puissant à la sortie de la deuxième guerre mondiale. Il avait tout d’un syndicat pourtant, depuis ses membres jusqu’à ses statuts et quelques-unes de ces luttes, mais il a divisé le mouvement ouvrier. Puis la dégénérescence, le bureaucratisme et la corruption le gangrenèrent.

Le simulacre –cette création postmoderne de la réalité pour en générer une autre par relation dialectique- peut avoir une efficacité redoutable dans des systèmes non immunisés. Les effets dévastateurs de la pauvreté et de l’acculturation sont les facteurs adjuvants de la naïveté des sociétés exposées aux tissages même grossiers de pièges idéologiques.

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Badia Benjelloun