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Syrie - 25 octobre 2012
Par Samir al-Agadiriy
Dans un article d’Il Manifesto du 9 octobre (1), consacré à la non-intervention de l’Otan en Syrie, Manlio Dinucci écrit que “comme en Libye, on a fiché un coin dans les fractures internes [de la Syrie] pour provoquer l’écroulement de l’État, en instrumentalisant la tragédie dans laquelle les populations sont emportées”.
Passons sur la comparaison avec la Libye, qui a ses limites et qui supposerait d’assez longs développements. Il y a évidemment une certaine instrumentalisation du conflit en Syrie (mais y a-t-il d’ailleurs un conflit de cette ampleur qui y échappe ?).
Quartier Bab al-Adid, à Alep, le 23.10.2012. Une femme traverse une rue, près d'un grand morceau de tissu noir qui séparait le secteur des tirs des forces gouvernementales (Fabio Bucciarelli/AFP-Getty Images)
Mais il y a aussi un abus de mots, voire une vraie désinvolture, à parler d’une “tragédie dans laquelle la population syrienne est emportée” sans dire à aucun moment qu’en fait de tragédie, le peuple syrien a d’abord été victime de son régime dictatorial, que son soulèvement, non-violent, nullement militarisé à l’origine, à l’instar d’autres “printemps arabes” (en Tunisie ou en Égypte, mais pas vraiment en Libye d’ailleurs), a subi une répression sanglante et intolérable, que les exactions de l’armée syrienne sont avérées et documentées par des sources trop nombreuses pour être niées (quels que soient les excès et les manipulations qui peuvent se cacher derrière un certain nombre de ces sources, comme le trop fameux Observatoire syrien des droits de l’homme), bref que Bachar el-Assad, déterminé à ne rien céder de son pouvoir clanique, lâché même par les plus modérés et les plus laïques de ses opposants, est bel et bien le premier responsable de la guerre civile qui ravage son pays, laquelle risque fort, au terme d’un délai qui s’annonce hélas terriblement long, de n’en rien laisser survivre.
Nulle part non plus il n’est dit dans cet article que le régime syrien, même s’il a ses défenseurs à l’intérieur du pays et sans doute même dans une notable partie du peuple (car les dictatures ont généralement aussi un partiel et parfois même assez large appui populaire, c’est hélas assez classique), ne demeure encore en place que par la seule grâce du soutien politique et de l’armement que lui fournit, massivement et assez ouvertement, la Russie. Or, de ce côté-là aussi on pourrait signaler, et stigmatiser, une certaine instrumentalisation, non ?… Prend-on le régime autoritaire de Poutine simplement pour le défenseur de la veuve et de l’orphelin syriens (même si à certains égards il “équilibre” la domination impérialiste étatsunienne) ? En réalité la puissance russe (moins impérialiste ?) trouve ses propres intérêts à défendre le régime syrien, et son économie, en particulier sa formidable industrie d’armement, se soutient de l’entretien d’une bonne guerre…
Et s’il ne fait guère de doute que des courants salafistes (et/ou al-Quaeda ?) d’une part et l’axe américano-saoudien d’autre part se sont engouffrés dans la brèche, qui a ouvert celle-ci sinon la plus brutale des répressions engagée par Assad ? Il ne sert à rien de faire semblant de l’ignorer maintenant que la situation évolue largement, au point d’atteindre, depuis quelques jours, une régionalisation du conflit, d’impliquer de nouveaux acteurs comme le Hezbollah et donc le Liban, toujours très confessionnalisé…
En fait, selon l’excellente expression du titre d’un article paru dans le magazine “post-capitaliste” Regards (juillet-août 2012) (2), la Syrie est devenue “le pantin maltraité du Proche-Orient”, prisonnière des feux croisés de la géopolitique des puissances dominantes ou montantes du monde.
Mais si le clan Assad n’avait pas persisté dans le pire, et avait d’une façon ou une autre “dégagé”, à l’instar de Ben Ali ou de Moubarak, nous n’en serions certainement pas là !
Il y a surtout une terrible ambiguïté, dans les écrits du journaliste d’Il Manifesto, à laisser penser qu’au fond la dictature d’Assad serait préférable à ce qu’il adviendra de la Syrie quand le régime (ou son chef seulement ?) finira par perdre tout le contrôle du pays.
Certes, la Syrie d’Assad est vue par beaucoup d’habitants de la région, et notamment par les chrétiens, comme un mur dont l’écroulement serait catastrophique. Et qui risquerait de provoquer de multiples guerres intestines, sur lesquelles s’appuieront ceux qui ont intérêt à fomenter une nouvelle carte géopolitique du Moyen-Orient.
Si l’on comprend bien, même sans aimer ce régime, une certaine real-politik pourrait commander de le défendre. On raisonnerait alors comme le général Jamil Sayyed, qui fut le tout-puissant directeur de la Sûreté générale libanaise, toujours considéré comme très proche d’Assad : le régime syrien était loin d’être parfait, mais à comparer avec les autres régimes arabes toujours appuyés par l’Occident, il était de loin le meilleur. Au moins, entendra-t-on, c’est un État laïque, où régnaient la liberté religieuse, la liberté de la femme, ainsi qu’une vie sociale inter-communautaire ouverte et pacifique. Rien à comparer avec ce qui se passe dans d’autres pays arabes grands alliés des États-Unis, où par exemple il est interdit de dire la messe et où les femmes n’ont pas le droit de conduire ou de voyager toutes seules !
Donc, la Syrie n'était pas parfaite, mais aucun État n’est parfait au Moyen-Orient ! (Même le Liban, qui lui “n’est pas une dictature”, dira Sayyed, dans une interview au Figaro de septembre dernier, avec une jolie formule : “C’est une démocratie, mais elle est dominée par de petites dictatures communautaires, qui volent l’État quand elles s’entendent entre elles et qui le détruisent quand elles se disputent.”)
Alors, faudrait-il préférer la peste au choléra ?
Il faut en réalité en finir avec ces tristes dichotomies et ces faux débats.
Soutenir le peuple syrien dans sa lutte contre un régime sanguinaire ne peut être conditionnel, selon que le régime qui s’établira par la suite nous conviendra ou pas. Il est nécessaire de faire tomber les dictatures. Ne pas être solidaire du soulèvement du peuple syrien signifie soutenir son régime corrompu et meurtrier et permettre, en même temps, aux forces conservatrices, et notamment les fondamentalistes, d’occuper le devant de la scène. Un soutien apporté au régime dictatorial en Syrie porte gravement atteinte à la lutte anti-impérialiste dans la région. Tenter de croire que la lutte anticoloniale signifierait de supporter en silence des régimes obscurantistes et la privation des droits qu’ils infligent ne pourra que nous ramener en arrière et priver cette lutte de sa dynamique et de sa crédibilité.
Toute lutte démocratique au Proche-Orient remet en question la capacité de l’impérialisme et de ses satellites locaux d’y exercer leur domination. Ce n’est pas pour rien que le pouvoir israélien redoute tant cette ère nouvelle, chez ses voisins comme chez lui-même. Et il est possible de soutenir le soulèvement tout en mettant en garde contre la récupération, par les États-Unis et autres impérialismes, de la lutte pour la démocratie, ou contre le dévoiement de l’aspiration populaire à la liberté par des forces fondamentalistes parfaitement opposées aux libertés démocratiques.
La révolution anticoloniale au Proche-Orient est l’affaire de soulèvements de masse, et nullement de grandes manœuvres géopolitiques. Toute intervention des défenseurs patentés de la démocratie, c’est-à-dire de ces puissances occidentales qui ont protégé pendant des décennies des régimes dictatoriaux et corrompus, que ce soit en Tunisie et en Égypte jusqu’à la chute des potentats, en Irak sous Saddam Hussein, en Arabie Saoudite toujours, au Bahreïn, etc., constitue un danger réel pour la démocratie. Celle-ci n’est pas que l’affranchissement du joug des tyrans locaux, mais également, faut-il y insister, le refus de toute intervention ou protection par de telles puissances étrangères.
Une réelle démocratie est celle qui étend la participation civique et la justice sociale. Elle s’oppose nécessairement à l’Occident et son programme néolibéral. La solidarité avec le peuple syrien devrait être le premier pas et le premier devoir de qui rêve d’un avenir fondé sur cette démocratie-là. Tout en s’opposant à l’extension de la guerre que nous promeuvent vrais dictateurs et pseudo-démocrates de tout poil.
(1) "L’art de la guerre - Syrie : l’Otan vise le gazoduc", Manlio Dinucci, ISM-France, 9.10.2012.
(2) "Syrie, pantin maltraité du Proche-Orient", Emmanuel Riondé, Regards, 21.07.2012.
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