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Egypte - 19 février 2011
Par nisralnasr
Mise en ligne sur nisalnasr le 15 février 2011.
La nouvelle que le Comité Suprême des Forces Armées a nommé l’ancien juge du Conseil d’Etat Tariq al-Bishri comme président du Comité chargé de réécrire ou de réviser la constitution égyptienne est de la plus haute importance et peut également nous donner un aperçu sur ce que pense l’armée et les possibilités qu’elle est disposé à envisager. Dans un processus qui n’a débuté qu’il y a quelques jours, cette annonce en elle-même est lourde de sens historique (et d’ironie), ainsi que d’une possible ambigüité.
Etant donné que le conflit du travail en cours et le souhait de l’armée qu’il se termine rapidement capturent la plupart des commentaires, je voudrais écrire sur Al-Bishri lui-même. Tandis que j’écris, la télévision d’Etat donne son propre avis sur ce que cette nomination peut signifier.
La profonde ironie qui n’a pu échapper à quiconque a suivi les événements et à la plupart des commentateurs occidentaux sur ceux-ci est que les forces armées se sont tournées vers un intellectuel et un juge très connu de 80 ans pour mener la tâche de la réécriture de la constitution pour le 21ème siècle, au lendemain d’une révolution faite par trois générations. Les quelques articles en anglais que j’ai pu lire jusqu’à maintenant le décrivent comme un islamiste modéré, une personnalité honnête et un homme de la gauche laïque qui est un « pont » entre des personnages politiques laïques et les Frères Musulmans.
Bishri lui-même est une personnalité plus complexe dont l’histoire familiale et personnelle est révélatrice des changements de la société au cours du dernier siècle. Son grand-père a occupé le poste de Shaykh al-Azhar, le niveau religieux le plus important en Egypte, au début du 20ème siècle. Son père était à la Cour de Cassation, la cour d’appel la plus haute de l’Etat dans les années 1930. Lui-même a fait toute sa carrière professionnelle au Conseil d’Etat, l’organisme administratif le plus élevé en Egypte et qu’on peut comparer au Conseil d’Etat français. Il n’y a pas d’équivalent dans le système juridique américain, à ma connaissance. Le travail du Conseil d’Etat est de s’assurer que l’Etat respecte ses propres règles. Il n’est pas censé, en tous cas pas directement, donner un avis sur la constitutionnalité des lois, comme le fait la Cour Suprême des Etats Unis. Il doit s’assurer que les actes administratifs de l’Etat soient en conformité avec les règles qu’il a lui-même instaurées. Bien que ce soit une manière d’observer la primauté de la loi quelque peu différente de la manière anglo-américaine à laquelle nous sommes accoutumés, ce peut être un outil puissant pour discipliner le pouvoir exécutif, mais seulement si un appareil juridique indépendant existe, évidemment. L’Egypte a bien sûr aussi une Cour suprême constitutionnel et il semble que plusieurs membres de cet organe siègent aussi au Comité chargé de réviser la constitution.
Bien qu’al-Bishri ait commencé sa carrière dans les années 1950 après son diplôme d’études juridiques, il est assez âgé pour avoir des souvenirs de ce que mon vieux professeur Afaf Marsot appelait l’expérience libérale égyptienne. Ainsi l’une des ironies de la nomination d’un homme de 80 ans pour présider le Comité de Réforme est qu’il est le seul, étant donné son âge, à avoir le souvenir ou l’expérience d’une Egypte qui a fonctionné avec un parlement, ou s‘est engagée, même de façon limitée, dans des institutions libérales. Les plus jeunes ont bien sûr des expériences avec de tels systèmes mais pas en Egypte et lorsqu’ils ont expérimenté la démocratie libérale, ce fut en dehors de leur pays, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe.
Bishri a été un critique acerbe de Hosni Moubarak et de son gouvernement. Dans son ouvrage prémonitoire intitulé « L’Egypte entre désobéissance et déclin », Bishri souligne comment la création d’un Etat autoritaire enraciné dans la personne de Moubarak a aggravé les dérives dictatoriales présentes depuis 1952, et avait ajouté le poids d’une diminution des compétence parce que le régime recherchait l’obéissance de ses agents plutôt que leurs capacités. Il souligne aussi la répartition très inégalitaire des revenus qui a prévalu dans la société pendant les 30 ans de pouvoir de Moubarak.
Bishri est largement considéré comme un intellectuel influent, sinon le plus influent, dans la société égyptienne d’aujourd’hui. Cela ne signifie pas que tout le monde soit d’accord avec lui, et ces dernières années, il a évoqué avoir reçu de fortes critiques pour son implication dans certaines controverses publiques sur le rôle des Coptes, et en particulier de l’Eglise dans la société égyptienne.
Bishir a servi de conseiller auprès de plusieurs groupes de jeunes activistes (et ces jours-ci presque tous les activistes sont plus jeunes que lui), y compris Kifayah (Assez), qu’on peut considérer comme le point de départ des groupes qui ont lancé et mené les protestations de masse récentes. Bien qu’il soit personnellement proche de membres des Frères Musulmans (dont l’avocat célèbre Salim al-Awa) et qu’il ait une haute opinion de leur importance dans l’histoire politique de l’Egypte, il n’en a (à ma connaissance) jamais été membre. Son nom est souvent cité entre guillemets dans les articles occidentaux, avec d’autres qui sont considérés comme des libéraux islamiques comme Awa ou le professeur en droit constitutionnel Kamal Abu al-Magd, que Moubarak, dans les dernières heures de son gouvernement, a nommé à son propre comité pour superviser la réforme constitutionnelle. Il semble que ce comité soit maintenant dissous.
Dans sa jeunesse, Bishri a été étroitement associé à la gauche, même s’’il a été influencé au moins autant par les écrits de Max Weber et les juristes associés au Parti travailliste britannique que par Karl Marx. L’une des premières interventions de Bishri sur l’organisation de l’Etat égyptien fut un livre court publié par l’éditeur communiste, New Culture, dans les années 1970, sur la démocratie et le nassérisme. C’est peut-être la raison pour laquelle il est souvent considéré comme un gauchiste, bien que son analyse sur l’Etat nassériste définisse les thèmes qui ont dominé une grande partie de ses critiques politiques dans les années qui ont suivi : les dangers d’un Etat sans système juridique indépendant et avec un pouvoir exécutif surpuissant. Un point soulevé par Bishri alors et qu’il a soulevé en maintes occasions depuis est que dans la mesure ou des pouvoirs législatives et exécutives sont unifiées, comment cela fut le cas en Egypte ces 60 dernières années, l’indépendance de la magistrature est également compromise. En d’autres termes, sans une séparation des pouvoirs législatif et exécutif, il ne peut y avoir aucun réel pouvoir d‘arbitrage, sauf peut-être au niveau le plus élémentaire du jugement des litiges privées.
Sans savoir exactement quel mandat les militaires ont donné au comité qu’il préside, il est difficile d’être très précis. Même les commentaires de la télévision aujourd’hui soulignent que al-Bishri a longtemps été un champion de l’indépendance judiciaire. Il serait difficile pour Bishri de refuser de travailler dans un tel comité à un moment pareil, mais il est aussi difficile d’imaginer qu’il accepterait de servir simplement de figure de proue.
On peut donc supposer que le comité posera au moins la possibilité d’un parlement plus fort comme contrepoids (plus que comme alternative) à un pouvoir présidentiel fort. Bishri pourrait être l’un des seuls experts en droit favorable à une séparation du pouvoir plutôt que de le concentrer soit au niveau de la présidence, soit au niveau du parlement. Une telle séparation pourrait, du moins selon ce qu’il a écrit au cours des années, être le prélude à un système juridique tout aussi fort mais indépendant, dont le rôle serait alors, comme aux Etats Unis, d’équilibrer ces deux concurrents.
Bien que al-Bishri puisse avoir des idées sur l’organisation des institutions de l’Etat qui ressemblent à celles des Etats Unis, c’est un nationaliste convaincu et en aucun cas particulièrement épris de la politique américaine. Il ressent fortement les dangers stratégiques qu’il voit qu’Israël pose à l’Egypte. Ceci dit, il est chargé de définir comment les institutions de l’Etat doivent être constituées, pas la politique au jour le jour qu’elles doivent suivre. A côté d’une préoccupation profonde sur l’indépendance juridique, il peut aussi avoir d’autres objectifs. L’un d’entre eux, qui ne rencontrera que peu d’objections directes dans l’Egypte d’aujourd’hui, est de poursuivre la politique de fourniture de l’aide sociale de façon à refléter les préoccupations d’une génération de démocrates sociaux européens et des nationalistes égyptiens de sa jeunesse. Bishri poussera probablement pour un système juridique fortement indépendant selon un modèle qu’approuveraient Antonin Scalia et Ruth Bader Ginsburg. Il ne voudra certainement pas que l’Etat égyptien adopte une vision de l’économie que John Roberts, Samuel Alito ou Clarence Thomas trouveraient convaincante.
Sur la question de l’Islam, il est extrêmement peu probable qu’il fasse pression pour exclure l’Article 2 révisé selon lequel la shariah est la source de la loi égyptienne. Pour le pire ou le meilleur, il pense que le plus gros de l’appareil législatif égyptien applique déjà la shariah, et il affirme généralement que le rôle de la shariah dans les lois égyptiennes est similaire à celui de la loi naturelle dans les systèmes juridiques européens : elle offre aux juges (et pas tellement aux législateurs) des indices sur ce qu’il faut faire lorsque la législation est silencieuse ou incohérente. Il ne semble pas enclin à laisser les ulama (experts en droit islamique) interpréter la loi pour le pouvoir judiciaire courant, sauf (et c’est une exception importante) dans les cas où la législation leur a donné cette autorité.
Bishri est profondément hostile aux tribunaux militaires et aux cours spéciales, ainsi qu’à l’état d’urgence auquel le gouvernement a eu recours pendant la dernière décennie. Bien plus importante pour l’avenir de l’Egypte, cependant, est sa suggestion occasionnelle (du moins lorsqu’il était beaucoup plus jeune) d’une vision très différente de l’Etat égyptien : un Etat dans lequel le haut degré de centralisation et de hiérarchie qui le caractérise actuellement est considérablement réduit.
En d’autres termes, et sans démanteler l’Etat actuel qui a beaucoup en commun avec les divers gouvernements issus de la Révolution, les Egyptiens devraient gagner beaucoup plus de pouvoir pour prendre les décisions qui concernent leurs propres vies. Bishri ne proposera pas (et je pense que très peu d’Egyptiens le feraient) de transformer l’Egypte en un système fédéral sur les modèles américains, allemands ou brésiliens. Mais il pourrait être intéressé par le transfert du pouvoir d’un système hiérarchique centralisé au Caire à un pouvoir dans lequel les Egyptiens auraient plus de contrôle sur les institutions qui affectent leurs vies au niveau local.
A certains égards, ces trois dernières semaines ont confirmé quelques-unes des idées antérieures de Bishri, à savoir que les Egyptiens pouvaient se gouverner eux-mêmes si on leur en donnait l‘opportunité. Il est peut-être maintenant en mesure de pousser cette idée un peu plus de l’avant.
Lire également un entretien de Fariq al-Bishri :
- 1ère partie : « Les textes du Coran et de la Sunna n'ont jamais fait obstacle à l'exercice du raisonnement humain, ils posent seulement des principes encadrant son exercice »,
- 2ème partie : « Certains laïcs tentent d'exploiter le malaise des coptes et d'affronter par leur intermédiaire les mouvements islamiques, au lieu de se mesurer directement à eux sur le terrain intellectuel »
sur Egypte Monde Arabe, 21 et 28 mars 1997 .
Source : nisralnasr
Traduction : MR pour ISM
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