Gaza - 31 mai 2003

Gaza, le pays des oranges tristes.

Par Silvia Cattori

A ceux qui sont devenus martyrs pour le pays des oranges tristes et à ceux qui ne sont pas encore martyrs.

Amis, pères, mères, frères, sœurs, qui êtes encore capables de vous indigner un tant soit peu, où êtes-vous ? C'est vers vous que ces damnés, en quête d'un reste d'humanité, se tournent en dernier ressort. C'est en votre soutien actif et en votre capacité à faire connaître à l'extérieur l'état de misère et de terreur à quoi Israël a réduit le peuple palestinien, que les volontaires de l'International Solidarity Movement (ISM) puisent leurs forces vives, en ce moment où les visages ensanglantés de Rachel, de Brian, de Thomas, leur fendent le cœur. C'est sur votre généreuse adhésion qu'ils s'appuient, afin que des êtres aussi dévoués et politiquement conscients queRachel, Thomas, Brian, continuent de se rendre en Palestine pour poursuivre
leur action.

Je ne laisserai dire à personne que ces êtres de beauté pure, pleinement engagés à protéger des vies innocentes - dont Israël a voulu faire taire brutalement la voix - sont morts parce qu'ils l'ont bien voulu. Ces ambassadeurs de la paix sont morts parce que l'état juif, hostile à toute forme de dialogue et de juste paix, les haïssait. Israël, a froidement tué des êtres aussi doux et emplis d'amour que Rachel - comme des milliers de Palestiniens - parce qu'il ne tolère aucune contestation. En effet, les dires de ces témoins directs qui dénoncent de manière irréfutable les mauvais traitements que font subir les militaires israéliens aux populations civiles, dires qui contredisent leurs versions mensongères des faits, sont très gênants pour Israël.

Israël a des choses graves à cacher... Il ne veut pas que ces défenseurs des droits humains aillent voir les abus qu'il commets dans ces villes et villages prisons qu'il maintient sous clé. Il ne veut pas que le monde découvre que les Palestiniens ne sont pas ces diables qu'il peints sur la muraille mais des êtres paisibles. Voila pourquoi ses escadrons de la mort et ses polices traquent, kidnappent, emprisonnent, expulsent ces volontaires internationaux. Ils les accusent ensuite de menacer la sécurité de l'état d'Israël pour décrédibiliser l'authenticité de leurs témoignages.

Thomas, Rachel, Brian, sont des figures dont l'exemple de douceur, de bonté, de droiture doit continuer de nous inspirer. Leur beauté s'incarne désormais en la personne de Tobias, un suédois âgé de 31 ans, qui est resté durant six mois dans cet enfer qu'est Jenin pour accompagner les gens dans leurs tribulations ; en la personne de Tom, un britannique âgé de 19 ans, qui a partagé durant de longs mois les peurs et les humiliations des habitants de Rafah sous les bombardements; en la personne d'Alice, une israélite britannique, âgée de 27 ans, qui a vu de ses yeux - tout comme Tom - l'armée israélienne tuer de sang froid Rachel et Thomas ainsi que des centaines de palestiniens.

Israël, hostile à toute forme de paix, viole toutes les conventions de Genève. Viole la vie des gens. Viole l'article de la charte des Nations Unies qui exige de ses membres le règlement des différents par des moyens pacifiques et non par la force des armes. Que fait la Suisse, notre pays - dont les politiciens nous avaient promis monts et merveilles quand il s'agissait d'obtenir nos voix pour qu'elle puisse adhérer à l'ONU – pour dénoncer la folie destructive de Sharon ? Que fait l'Europe pour empêcher l'état raciste qu'est Israël en vérité, de pratiquer l'épuration ethnique, la déportation, les rafles, les assassinats ?

Si des milliers de volontaires internationaux - toutes religions et tendances politiques confondues - se sont rendus en Palestine malgré les dangers, ont tenté l'impossible pour desserrer, avec leurs mains nues, le cordon qui étrangle ce peuple, c'est à cause des manquements de la communauté internationale à défendre un peuple qu'Israël asphyxie.

Les Israéliens, des hommes normaux en Israël, une fois passé l'uniforme et entrés en Palestine, se conduisent comme des sauvages. On a beau vouloir dialoguer gentiment, faire appel à leur miséricorde, peine perdue ; sauf rare exception, ils n'ont plus rien d'humain. Khaled, un homme vif et résistant dans l'âme, ne s'y trompe pas quand il vous dit que le pire est à venir, que l'écrasement du peuple irakien par les armées occupantes renforcent encore davantage Israël. Et de commenter : " Nous avons perdu à Bagdad notre dernière chance de rester des humains ".

Nous voulons les aider. Nous n'avons rien dans nos poches ; même pas de quoi donner trois bonbons aux enfants dont l'état de détresse nous crève le cœur. Nous nous sentons une bien petite chose. D'autant que nous ne pouvons pas empêcher les soldats israéliens de tuer, d'humilier, de faire irruption dans les foyers à toute heure du jour et de la nuit. Et, quand nous entendons les compte-rendus de certains journalistes qui ne quittent jamais le cadre paradisiaque de l'American Colony où ils vivent en vase clos, cela nous donne envie de vomir de dégoût. Il y a un tel décalage entre ce qu'ils nous disent et ce à quoi l'on assiste, au jour le jour.

On leur a volé toute idée de vie. Et pourtant, dans ce désert où l'humain n' a plus sa place, l'arrivée de ces internationaux que leur envoie l'ISM leur donne la force de croire que tout n'est peut-être pas perdu. C'est tout cela qui peut faire tache d'huile, qu'Israël ne veut pas que le monde découvre. C 'est pourquoi ses soldats ont reçu l'ordre de chasser hors de Palestine ces témoins embarrassants.

Israël ne tolère aucune critique, aucune contestation. Voilà pourquoi il accuse les Palestiniens d'être des terroristes et les internationaux qui défendent leur cause d'être associé au terrorisme. Quand Israël assassine des êtres aussi tendres que Rachel - des êtres dont il perçoit la détermination comme une entrave à ses offensives meurtrières - il cherche a liquider en vérité, en même temps que l'âme d'un peuple, toute idée de résistance.

Dans leur désespoir les Palestiniens trouvent encore la force de minimiser l'étendue de leur infortune, et de regarder en direction des Irakiens, avec amour, avec compassion. Ils sont très peinés de savoir que des forces militaires étrangères, alliées à Israël, écrasent présentement leurs frères Irakiens. Et devant leur rapide défaite ils vous disent tristement ; " Here it is better than in Bagdad ".

Je suis pleine d'histoires lourdes. Elles me débordent. Elles m'empêchent de dormir. Je voulais m'en délivrer en vous les écrivant. La force me manque. Je ne sais par quel bout commencer, ni comment trouver les mots justes, les mots capables de dire l'indicible.

Je ne vous ai pas encore dit l'arrachement de poitrine que j'ai éprouvé en traversant Hébron hier - une ville que j'aime infiniment et que les colons juifs ont transformé en mouroir - en la jeune compagnie de garçons qui sont venu me parler de leurs peurs, de leurs blessures, comme en urgence. Je ne vous ai pas dit, combien je les aimés en leur triste vécu, et avec quel
déchirement je les ai laissé derrière moi en montant dans le taxi qui me conduisait au poste de frontières d'Erez.

Je ne vous ai pas dit dans quel état d'inquiétude et d'effroi j'ai traversé, seule, ce matin, ce grand vide angoissant et ce silence de mort, qui séparent Israël de Gaza. Je ne pouvais oublier qu'il y avait des bataillons de soldats planqués sur les côtés, prêts à tirer de manière gratuite. Voir des étrangers aller à Gaza cela les met en fureur. Effroi qui s'est transformé en panique, quand le taxi collectif qui me conduisait à Rafah a stoppé sa course, pris dans la longue file de taxis. Les soldats israéliens, retranchés dans un mirador, avaient fermé le passage, sans raison autre que d'humilier les Palestiniens et de leur rappeler qui était le boss ici. Ils gueulaient par hauts parleurs dans une langue que je ne comprenais pas. On ressentait leur présence comme d'autant plus inquiétante qu'ils demeuraient invisibles. Combien de temps allions nous rester là, sous le soleil de midi ? Une heure ? Dix heures ? Deux jours ? Nul ne savait. Une chose était certaine. Les troufions, eux prenaient un plaisir morbide à regarder ces moins que rien du haut de leur tours. C'est ainsi que j'ai découvert ce goulet d'étranglement appelé Gush Qatif, du nom de la colonie juive qui est à l'origine de tous les maux.

Mais, ce qui pesait le plus lourdement sur les têtes et vous donnait des sueurs froides, c'étaient les grandes gueules de mitrailleuses bien visibles, prêtes à cracher du feu. Je regardais mes voisins, pour me rassurer, pour comprendre ce qu'ils éprouvaient au fond d'eux mêmes. Ils demeuraient impassibles, sous la menace de ces soldats arrogants qui pouvaient à tout moment les tuer. Alors j'ai compris que c'était comme cela qu'ils résistaient ; en ne fuyant pas, pour signifier, à ceux qui se cachaient dans leurs miradors, que rien ne pourrait jamais éteindre leur volonté d'exister et de vivre libres sur leur terre. Ce qu'ils m'inspiraient, ainsi repliés dans un silence pudique - un silence fait de souffrance mais aussi de gêne de ne pouvoir défendre autrement leur dignité d'hommes face à l'occupant qui les humiliait - c'était de l'admiration. Et la peur qui me tenaillait une seconde plus tôt, se transformait en détermination.

Il y a tant de choses à dire. Je n'arrive pas à mettre en mots ce que je m'étais promise de dire. J'aimerais toutefois, que ces histoires silencieuses, que ces histoires d'hommes et de femmes broyés, si bouleversants de dignité, soient par vous avec justesse comprises, et plus loin transmises…