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Hébron - 4 septembre 2011
Par ISM
Peu après l'aube, le 29 août, alors qu'une lumière douce se répand sur les collines, huit soldats armés descendent de leur jeep et observent les moutons. Na'il reste imperturbable. Il claque la langue et conduit son troupeau un petit peu plus haut sur la pente. Les soldats sont sur la colline opposée, visibles sur fond d'un ciel magnifique. Ils protègent une colonie illégale contre nous - deux bergers palestiniens, deux activistes internationaux et un petit bataillon de brebis et de chèvres.
Dans ces collines, élever des moutons est un acte politique. Les droits à cette terre sont tous les jours réaffirmés par le fait d'y faire paître les animaux. Les moutons grattent la terre avec leurs sabots arrière pour dégager les herbes courtes et les racines ; les chèvres dépouillent les broussailles de leurs épines. Certains jours, les bergers restent dans les champs situés en bas des collines. D'autres jours, ils poussent un petit peu plus haut, un petit peu plus loin, un petit peu plus près des limites de la colonie illégale.
"L'armée a établi deux lignes virtuelles pour chacune des colonies qui sont situées près d'un village palestinien. Si les manifestants palestiniennes franchissent la première, ils seront accueillis par des grenades lacrymogènes et autres moyens de dispersion des foules.
La deuxième ligne est une "ligne rouge" ; si elle est franchie, les soldats seront autorisés à ouvrir le feu sur les jambes des manifestants, comme c'est la pratique habituelle en cas de franchissement de la frontière nord.
Chaque carte a reçu l'approbation du commandant régional de brigade et les forces israéliennes de défense qui sont déployées dans la région seront prêtes à répondre sur la base des lignes déterminées." Ha'aretz.
Les moutons parcourent la terre sans lever la tête. L'herbe n'est pas différente ici ou là, aucun mur n'arrête leur vagabondage. Les brebis se fichent que là-haut, la terre soit revendiquée par les colons sionistes, qui la gardent avec des bâtons et des pierres ; ni que les colons sionistes disent qu'un jour, cette terre sera toute à eux, parce que Dieu la leur a promise. Avançant pour trouver un nouveau pâturage, elles ne voient pas les soldats au sommet de la colline ; elles ne remarquent pas les coups d’œil prudents des bergers ; elles ne savent rien des Accords d'Oslo ni des résolutions de l'ONU ni du droit international. Elles mâchent la terre, l'avalant en bouchées pleines de racines et d'arbustes. Elle est bonne, sèche, poudreuse, matérielle. Sauf la ligne-limite, qui, elle, est entièrement imaginaire.
La ligne-limite n'est pas un endroit, c'est un rituel. On ne peut pas la voir, on ne perçoit que par le comportement qu'elle crée. S'ils sont trop près de la colonies, les bergers savent qu'ils vont avoir une réponse. Aujourd'hui, l'armée est là - une force étrangère sur une terre occupée, des jeunes gens apeurés qui sont venus combattre des terroristes et qui se retrouvent en train de contrôler des bergers. Ils observent, mais n'interviennent pas. Les bergers ont le droit de venir jusque là, mais pas au-delà.
Mais ce n'est pas l'armée qui préoccupe Na'il et Khaled. Les soldats peuvent être brutaux mais ils sont dans l'ensemble commandés, pragmatiques, prévisibles. Les colons illégaux, en revanche, sont acharnés et fanatiques. Ils ne suivent aucun ordre, seulement les Commandements ; ils ne reconnaissent aucune loi, seulement la Loi, la Torah, la parole éternelle et immuable de Dieu. Un sergent qui a fait son service militaire dans ces collines décrit le secteur comme le Far-West : "Les colons peuvent tabasser les Arabes, ils sont intouchables."
Comme dans l'Ouest sauvage, les colons - les cowboys - sont violents, sans lois, ils s'approprient la terre des habitants indigènes par le vol et l'attaque. Et comme dans l'Ouest sauvage mythifié par Hollywood, leur histoire est racontée à l'envi dans la presse sioniste, les colons illégaux comme des pionniers audacieux et les Palestiniens comme des sauvages irrationnels.
Le regard des bergers va des moutons à la colonie, en alerte à toute approche des shérifs autoproclamés. Nous sommes maintenant juste à la limite, et le rituel commence. Pendant environ une heure, rien ne se passe. Les soldats nous observent, nous observons les soldats. Le seul bruit est le grincement des dents des bêtes et la psalmodie tranquille des versets du Coran que récite Na'il. Le soleil est maintenant haut, les bergers commencent à faire rentrer le troupeau au bercail. Tandis que nous partons, nous voyons les soldats remonter dans leurs jeeps et disparaître de la ligne d'horizon.
Mais nous avons franchi la ligne, et c'est suffisant. Les soldats partis, nous voyons quelqu'un descendre la colline depuis la colonie. Il se déplace rapidement, un bâton dans la main droite. Il ne se déplace pas au hasard, il suit les contours autour de la vallée. Il est maintenant assez loin de la colonie.
Il vient vers nous. Na'il me dit : "Mustawtan." Un colon.
Nous sommes maintenant à un kilomètre de la colonie, mais le colon illégal continue de nous suivre. Nous l'avons perdu de vue pendant un moment, puis il apparaît soudain sur le flanc de la colline. Il s'approche d'Abu, un activiste italien, et crie sa rage. J'ai pensé à un moment qu'il allait frapper Abu avec sa matraque, mais au lieu de cela, il le pousse violemment, en hurlant :
"Nazi, nazi, va-t-en !" Abu recule lentement, et répond qu'il est italien.
"Italie, Mussolini, fasciste !", crie le colon en continuant de le pousser, lui hurlant maintenant en pleine figure.
Pour ces colons illégaux, quiconque nie leur droit à cette terre est un fasciste, un antisémite, un partisan de ces Arabes qui, disent-ils, ont volé cette terre aux Juifs il y a deux mille ans.
"Fasciste, va-t-en maintenant, maintenant !"
Et c'est ainsi que les "promesses des Ecritures" et les tragédies du vingtième siècle en Europe sont mêlées dans un sentiment de droit, d'indignation, de rage, sur les terres poussiéreuses de Palestine.
A quelques mètres, je filme la scène. Na'il filme lui aussi, grâce une caméra fournie par l'organisation israélienne pour les droits de l'homme B'Tselem. C'est la seule protection qu'ont ces bergers - observer, filmer et relater méticuleusement la vérité. Justice est rarement rendue. Mais savoir que leurs actions peuvent être connues ailleurs, quelquefois, pousse les colons illégaux à faire une pause. Le pire de la violence survient quand il n'y a pas de caméras. Aujourd'hui, le colon ne va pas plus loin. Peut-être est-ce la présence de la caméra qui fait la différence. Quelques minutes après, il part en tempêtant, à grandes enjambées. Il continue à crier des insultes aux bergers, qui lui en crient en retour.
De retour à la tente de Khaled, nous nous étendons sur les matelas et nous nous reposons. Il ne parle pas anglais et je ne comprends que quelques mots d'arabe. Nous parlons avec nos mains et nos visages, par gestes et mimiques. Il lève sa chemise et me montre une cicatrice de balle qu'il a sur le ventre - voici ce qui peut arriver, quelquefois, c'est pour ça qu'il a peur des colons, c'est pour ça qu'il emmène une caméra et des internationaux quand il va faire brouter son troupeau. Habituellement, dit-il, six colons illégaux descendent, le menacent et souvent attaquent les bergers, gardant une terre qui ne leur appartient pas. C'est comme ça qu'ils volent la terre, pas lors de grands moments historiques, mais par petits bouts, dunam après dunam, colline après colline, la ligne-limite imaginaire avançant un petit peu plus chaque jour.
Des branches d'oliviers tapent contre la vitre de la voiture alors que nous prenons une piste cahoteuse pour revenir à Yatta. Nous faisons ce détour par les oliveraies parce que les colons illégaux ont bloqué le chemin principal en le barrant avec un énorme rocher.
La route des colons, toute droite et lisse, coupe le paysage ; elle aussi est une sorte de limite. Les Palestiniens près de la route des colons attirent l'attention, nous dit Mousa, tandis qu'il manœuvre sa voiture à travers un champ plein de pierres. La route goudronnée s'étire au loin, une pancarte en hébreu et en anglais indique la direction vers la ville israélienne de Be'er Sheva. Des voitures et des camions aux plaques israéliennes passent à toute vitesse sur cette route de Palestine. La Terre Promise sous leurs roues.
On entend le grondement des camions depuis les tentes, où les bergers attendent la fin des heures chaudes avant de repartir avec leur troupeau.
Tandis que le soleil descend à l'ouest et que les femmes commencent à préparer le repas d'Iftar pour rompre le jeûne du Ramadan, ils disent qu'ils ramèneront leurs troupeaux vers la colline, vers la ligne-limite, une fois encore. Et ils continueront à y revenir, parce que c'est leur seule façon de vivre, sur leur terre, toute leur terre.
En fin connaisseurs de l'absurde, ils attendent que la limite invisible disparaisse, et Khaled murmure :
“Kul yom. Kul yom. Kul yom.”
Tous les jours, tous les jours, tous les jours.
Source : Palsolidarity
Traduction : MR pour ISM
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