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Israël -

‘Une aiguille dans la reliure" : l'héritage des prisonniers palestiniens autodidactes dans les prisons israéliennes

Par

Ben Lorber milite avec l'International Solidarity Movement (ISM) à Naplouse. Il est aussi journaliste au Alternative Information Center, à Bethléem. Il anime le blog "Free Paly!"

Au troisième étage de la Bibliothèque municipale de Naplouse, il y a une pièce avec plus de 8.000 livres séparés des autres. Beaucoup de ces livres sont très vieux et en lambeaux ; beaucoup d'entre eux, à la place d'une couverture normale, sont ornés d'images prises dans de vieux numéros des magazines National Geographic ou Reader's Digest. Certains sont consciencieusement écrits à la main. Les dos des livres montrent une variété de langues, de l'arabe à l'anglais, au français et à l'espagnol. La New English Bible est flanquée d'un côté de The Great American Revolution of 1776 et du Journal d'Anne Franck de l'autre ; en face, L'orientalisme d'Edward Said et La mythologie grecque observent en silence, à côté de Elementary Physics et d'une étude de The Chinese Road to Socialism.

‘Une aiguille dans la reliure' : l'héritage des prisonniers palestiniens autodidactes dans les prisons israéliennes

Livres de la Section des Prisonniers à la Bibliothèque municipale de Naplouse (Photo: Rana Way)
Un jour de 2008, l'artiste italienne Beatrice Catanzaro, fascinée par cette section de la Bibliothèque de Naplouse, a dit, "Je voudrais revenir jour après jour pour voir chaque détail - le travail, les annotations, les dessins." Une bibliothécaire, voyant sa fascination, lui a raconté une histoire :

"Il y a quelques années, un vieil homme m'a demandé un livre spécifique. [Elle a pris et m'a montré un gros livre gris à la couverture cartonnée et aux pages jaunies.] Du bout des doigts, il a commencé à explorer le périmètre de la couverture, à la recherche d'un interstice dans la reliure. Lorsque je lui ai demandé ce qu'il cherchait, le vieil homme m'a regardé d'un air découragé : 'En prison, je cachais mon aiguille à broder dans la reliure de ce livre'."

Qu'est-ce qui a fasciné Beatrice dans cette section ? Cette collection de 8.000 livres n'est pas ordinaire, c'est la Section des Prisonniers de la Bibliothèque de Naplouse. Ici sont rassemblés des livres qui ont vécu avec des générations de Palestiniens emprisonnés derrière les barreaux des prisons israéliennes. Les étagères sont chargées de tomes surannés de théorie économique, de minces volumes de poésie, de romans fatigués, de manuels scolaires de mathématique et de physique, d’œuvres classiques de philosophie et d'histoire, et tant d'autres. Des annotations personnelles et politiques, des gribouillis et des dessins ornent ces pages qui ont captivé les cœurs et les esprits de décennies de prisonniers palestiniens avant de trouver leur chemin, après la fermeture de deux centres de détention militaires israéliens en 1996, jusqu'à cette bibliothèque.

Le leader FPLP Abdel-Alim Da'na, qui a été emprisonné pendant 17 ans entre 1970 et 2004, fut le fer de lance des programmes éducatifs du FPLP en prison pour diffuser la philosophie de la résistance aux prisonniers moins instruits. Il explique la création de la pédagogie carcérale - "Chacun, dès qu'il entre en prison, doit apprendre à lire et à étudier. Certains, à leur arrivée en prison, ne savent ni lire ni écrire, et nous mettons fin à leur analphabétisme. Certains d'entre eux sont maintenant de très célèbres journalistes, certains écrivent dans des journaux et font des recherches universitaires, certains sont à l'Autorité palestinienne, certains sont des activistes !"

Khaled al-Azraq, réfugié du camp d'Aide, prisonnier politique pendant les 20 dernières années, témoigne que :

"Grâce à la volonté et la persévérance des prisonniers, la prison s'est transformée en une école, une véritable université qui offrait des cours de littérature, de langues, de politique, de philosophie, d'histoire, etc. Les prisonniers communiquaient leur savoir de manière organisée et systématique. Pour dire les choses simplement, apprendre et transmettre le savoir et la compréhension, tant sur la Palestine qu'en général, fut considéré comme un devoir patriotique nécessaire pour affermir la constance et la persévérance dans la lutte pour la défense de nos droits contre le sionisme et le colonialisme. Il ne fait aucun doute que le mouvement des prisonniers politiques palestiniens a joué un rôle de pointe dans le développement de l'éducation nationale palestinienne.

Khalil Ashour a été prisonnier politique de 1970 à 1982. Des années plus tard, il est devenu directeur du ministère du gouvernement local pour l'Autorité palestinienne à Naplouse jusqu'à son départ à la retraite en 2005. Il fut aussi un personnage central de l'exposition de Beatrice Catanzaro organisée dans la section des prisonniers de la bibliothèque de Naplouse et justement intitulée "Une aiguille dans la reliure".

On peut y trouver ici plusieurs histoires et photos excellentes de l'exposition de Catanzano, qui a duré jusqu'au 17 novembre 2011. Simultanément à l'exposition, Khalil Ashrour a écrit un émouvant témoignage personnel appelé "Le détenu palestinien et le livre". En accord avec les souhaits de Ashrour et de Catanzaro, nous le reproduisons ci-dessous dans son intégralité.

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Khalil Ashour (Photo: Rana Way)


LE DETENU PALESTINIEN ET LE LIVRE
Khalil Ashour


La tragédie de la détention est la privation de la liberté de choix, ou la limitation de la liberté pour la réduire à son minimum. Si quelqu'un vous impose ses règles ou vous opprime, vous êtes son sujet même si vous n'êtes pas prisonnier. Des centaines de milliers de Palestiniens ont vécu et vivent cette tragédie dans les centres de détention israéliens, de 1967 à ce jour, et l'image la plus laide de cette tragédie fut lorsque les détenus palestiniens ont été interdits de lecture et d'écriture. Ils n'étaient autorisés qu'à écrire à leurs familles des lettres de dix lignes, et s'ils dépassaient les dix lignes, ne serait-ce que d'un seul mot, l'administration pénitentiaire déchirait la lettre. Pendant cette période, les prisonniers palestiniens passaient leur temps à raconter les histoires qu'ils connaissaient et les films qu'ils avaient vus avant leur détention.

Je me souviens qu'un prisonnier nous a raconté l'histoire "Les Misérables", de Victor Hugo, en plusieurs chapitres. Il nous racontait un chapitre par jour, jusqu'à ce qu'il ait fini l'histoire au bout de deux semaines. Chaque jour, nous attendions avec impatience la nuit pour écouter un nouveau chapitre. Nous avions tous l'impression que Jean Valjean, le héros du roman, vivait parmi nous. La dernière nuit, nous étions si tristes, parce que Jean Valjean allait quitter notre centre de détention, et nous savions que nous ne le rencontrerions plus. Et lorsque le moment de la séparation est arrivé, un silence douloureux est tombé sur nous tous.

C'était notre situation dans la prison d'Ashqelon dans les années 1970-1971. Toutefois, à Beit Led, en 1972, l'administration pénitentiaire a autorisé trois choses : la première fut l'entrée de l'édition en anglais Jerusalem Post dans la prison. Un des détenus parlait anglais couramment et il nous traduisait les articles et les informations qui nous intéressaient en tant que prisonniers de la liberté. La deuxième fut la distribution de livres israéliens qui expliquaient et défendaient le Mouvement sioniste, le droit juif sur la Palestine, et que les organisations palestiniennes étaient des groupes de "terroristes" qui allaient à l'échec, de manière à injecter dans l'esprit des détenus la version israélienne de la situation, à les plonger dans le désespoir et briser leur moral. La troisième fut que chaque famille de prisonnier fut autorisée à acheter deux livres par mois pour le membre de sa famille détenu, mais ces livres devaient d'abord recevoir l'approbation de l'administration carcérale, en plus du fait qu'ils devaient rester dans la prison lorsque le prisonnier était libéré ou transféré dans une autre prison. C'est ainsi que la première bibliothèque a été créée à la prison Beit Led.

La vie culturelle dans la prison de Naplouse était toutefois assez différente. La prison était gérée par la police jordanienne avant 1967, il y avait une petite bibliothèque de quelques dizaines de livres dans cette prison. La plupart d'entre eux étaient des romans, de la poésie et quelques manuels scolaires qui parlaient de l'histoire jordanienne. Cependant, les livres qui traitaient de philosophie ou de politique avaient été initialement interdits sous le règne jordanien.

Une amélioration importante a eu lieu pendant une des visites de la Croix Rouge, vers la fin de l'année 1972 ; la délégation nous a remis une longue liste des livres qui étaient autorisés et approuvés par l'administration de la prison. La liste a été distribuée aux détenus pour qu'ils choisissent ceux qu'ils voulaient. Il y avait des livres sur le marxisme, le léninisme, la théorie communiste et la pensée socialiste. Ce fut une occasion en or pour les membres du Front populaire et du Front démocratique, puisque leurs dirigeants disent que ce sont des organisations de gauche qui défendent les droits des travailleurs, pour mener la révolution prolétarienne depuis l'intérieur du mouvement national palestinien et le nationalisme arabe. Ce fut la première fois qu'on a vu des livres communistes en prison.

Chaque fois qu'une délégation de la Croix Rouge rendait visite aux prisonniers, le nombre de livres rouges augmentait, ainsi que des livres religieux, en particulier ceux de Hassan Al-Banna, Sayed Qotob et de son frère Mohammed Qotob, et également Mohammed Al-Ghazali. Ces auteurs étaient les fondateurs et les phares des Frères musulmans, créés en Égypte en 1928.

A partir de ces livres, des pensées qu'ils développaient et selon les lecteurs, trois courants intellectuels apparurent et se sont propagés parmi les détenus :

1. un mouvement patriotique et national,
2. un mouvement communiste et socialiste,
3. un mouvement religieux et salafiste.

Des discussions et des débats riches et fructueux ont eu lieu entre ces trois tendances, qui amélioraient les niveaux intellectuel et culturel des prisonniers. Ces mouvements ont aussi influencé les habitants de Cisjordanie et de Gaza, car leurs idées se propageaient parmi la population, en particulier parmi les étudiants universitaires et les gens instruits. Lorsque les mouvements communistes et socialistes se sont désintégrés suite de la chute de l'Union soviétique après 1989, les partis et organisations de gauche ont subi une secousse terrible et un choc profond, et ils ont commencé à s'effondrer, sans but, à la recherche d'identité, ce qui a entrainé la propagation des valeurs des mouvements religieux et salafistes qui ont gagné en popularité puisqu'ils étaient plus libres pour rivaliser avec le mouvement national.

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De plus, l'entrée des livres dans les prisons israéliennes et la variété des genres et des sujets ont ouvert de nouveaux horizons pour les détenus ; même ceux qui étaient analphabètes ont maîtrisé petit à petit la lecture et l'écriture. Des étudiants détenus ont parfait leur enseignement, ils ont obtenu leur Tawjihi [équivalent du baccalauréat, ndt] et sont entrés à l'université après leur libération. Ceux qui étaient intéressés par les langues ont appris l'hébreu, l'anglais et le français. Ceux qui avaient peu de connaissances ont lu des livres de géographie, d'histoire, d'économie, de politique, de philosophie, d'astronomie, de religion et de littérature. C'est ainsi que les prisonniers palestiniens ont transformé les prisons, par la lecture et l'écriture, en ateliers vivants et actifs, car dans chaque prison, et quelque soit le nombre de détenu, il y a une pièce calme lorsqu'elle est réservée à la lecture, et bruyante lorsqu'on y tient des sessions et des débats. Pour tester l'érudition et le niveau de connaissance, il y avait un concours hebdomadaire "question & réponse" et une récompense pour l'équipe gagnante. Ce concours hebdomadaire a impulsé l'esprit de compétition parmi les détenus, qui se sont mis à lire davantage, à copier des livres pour les envoyer à d'autres prisons qui ne les avaient pas. On sait que copier un livre aide à mémoriser plus que la simple lecture. Il y eut également des traductions de l'hébreu ou de l'anglais en arabe. Les prisonniers tenaient une réunion spéciale pour écouter les articles traduits, qui étaient lu par le traducteur lui-même. Il y a même eu des réunions pour écouter des traductions littéraires.

Une autre des activités culturelles consistait en un groupe de détenus qui travaillait à la préparation et à la distribution de magazines, à partir d'articles qu'ils avaient écrits dans des cahiers. On peut voir ainsi comment le désir d'apprendre, de lire de nouveaux livres et de s'instruire s'est propagé parmi les détenus, et que c'est devenu leur priorité. Les livres ont joué un rôle fondateur d'un changement significatif dans les vies et les cœurs des détenus, et la preuve en est qu'ils étaient différents lorsqu'ils étaient libérés, différents de ce qu'ils étaient quelques années auparavant, lorsqu'ils avaient été arrêtés. Ils ont occupé des postes importants et influents dans la société après leur libération, en fait certains d'entre eux sont devenus les meilleurs étudiants dans les universités, et d'autres ont terminé leur maîtrise et leur doctorat.

Il est naturel que des détenus cherchent par tous les moyens à se libérer de l'emprisonnement, à échapper à leur dure et sombre réalité. Ceux qui sont privés de pain rêvent de pain, et ceux qui sont privés de liberté rêvent de liberté. Le prisonnier palestinien a eu recours aux livres pour rêver et se libérer grâce aux mots, pour échapper à la réalité vécue. Si le livre était un roman, le prisonnier vivait avec les personnages et se déplacer parmi eux d'un endroit à l'autre, espionnait leurs discussions, éprouvait leurs sentiments et se promenait dans leurs maisons. Pour lui, ces expériences créaient une autre vie, un autre monde, une autre réalité.

C'est ainsi que les livres ont libéré les prisonniers, même si c'était temporaire, ils furent la voie de leur salut ; car ils apportent aussi au lecteur de nouvelles idées, de nouvelles croyances, ils nous introduisent à des expériences vécues qui élargissent l'horizon et ouvrent l'esprit vers la différence. Plus un être humain lit de livres, plus il aborde diverses manières de pensée, et plus il enrichit sa connaissance.

Un livre est une source de connaissance qui étanche la soif intellectuelle d'apprendre, bénis sont ces esprits à jamais assoiffés.

Un livre un est nouveau monde - nous ajoutons au monde que nous connaissons un nouvel espace. Le livre est un outil de transformation d'un état à un autre, meilleur, si nous écoutons attentivement ce qu'il dit et si nous comprenons ce qu'il signifie. Un livre ne sauve pas seulement les humains de l'analphabétisme, de l'ignorance, de l'illusion et du mythe, il sauve de la corruption, des mauvaises manières, des comportements blâmables, de l'étroitesse d'esprit et du parti-pris.

Les livres révèlent votre véritable soi, vous guident vers ce que vous deviendrez et illuminent votre monde comme le soleil éclaire votre journée. Il y a deux vérités dans ce monde, la première est que Dieu est une vérité permanente, et la seconde est que le monde est éphémère. Nous venons au monde pour lire la seconde vérité de manière à comprendre la première, et ceux qui ne savent pas sont ceux qui ne lisent pas.

Source : Mondoweiss

Traduction : MR pour ISM

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