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ISM France - Archives 2001-2021

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Palestine -

Un autre souvenir d’enfance de la Nakba

Par

Khalil Nakhleh, auteur indépendant et chercheur, vit à Ramallah.

Je me souviens, c’était un dimanche après-midi, autour d’1 h ou 2 h, lorsque mon père est entré en trombe dans la maison en criant : « il faut partir, il faut partir». Son visage était rouge, ses yeux brillaient d’indignation, d’incertitude et d’incrédulité. Je me souviens que c’était un dimanche parce que ma mère préparait le repas spécial du dimanche, avec de la viande – le seul jour de la semaine où nous mangions un peu de viande. Les dimanches étaient les seuls jours de la semaine où les bouchers abattaient des chèvres. Je me souviens que ma mère avait préparé un gros chaudron de « tabeekh » (ragoût de haricots, de sauce tomate et d’un peu de viande) avec du riz qu’on mettait sur le côté. Mon village était à majorité chrétienne, avec quelques druzes. Nous étions une communauté agricole vivant avant tout des olives et de l’huile, sans beaucoup d’argent liquide.

Un autre souvenir d’enfance de la Nakba


« Qu’est-ce que tu veux dire qu’il faut partir ? Partir où et comment ? » criait ma mère angoissée. « Je ne sais ni où ni comment, » lui répondait mon père en criant : « El-Yahood (les Juifs) sont déjà à la porte de notre propriété avec des blindés et des mitraillettes, et ils nous ordonnent de partir. » Mon père était faible et impotent et ne pouvait rien faire pour protéger sa famille d’être jetée dehors de force. Il continuait d’aller à l’entrée de notre domaine et de revenir, une distance d’environ trois cents mètres, essayant d’avoir des informations, sans résultat. Chaque fois qu’il revenait, son impuissance se lisait sur son visage et dans ses yeux. Je me souviens que son visage et ses yeux étaient de plus en plus rouges, chaque fois qu’il revenait. Toutes les nouvelles informations qu’ils obtenaient contredisaient les précédentes. Ma mère criait, désespérée : « Est-ce qu’on peut emporter des affaires ? Quoi ? Partons-nous à pied ? Ou en camions ? Et pour aller où ? » Plus ma mère insistait pour avoir des informations fiables qui l’aideraient à « organiser » que faire, et comment faire pour sa famille de 4 garçons et une fille, et un autre bébé dans son ventre (elle était dans son 9ème mois de grossesse), plus mon père était impuissant à lui répondre, et plus il continuait à aller à l’entrée de la propriété puis à revenir à la maison.

A un moment, mon père est revenu et a déclaré : « On part en camion. » Ma mère s’est affairée à trier les affaires qu’elle voulait emporter. Mais la prochaine information tombait : « Non, il n’y aura pas de camions ; il faudra marcher. » Ma mère s’est mise à retrier les affaires. Je me souviens que cela a pris du temps (ça m’a semblé interminable, à l’époque), jusqu’à ce mon père arrive enfin avec des instructions définitives : « Pas de camions, et on doit laisser les maisons déverrouillées et les fenêtres grandes ouvertes ; ils feront exploser les maisons dont les portes seront cadenassées, » a-t-il répété, « ainsi que les maisons où ils trouveront des armes ; nous allons partir à pied vers le nord, sur la route de Beit Jann. » (Beit Jann est un village druze à environ 10km sur le Mont Meron, au nord de la Palestine).

J’ai le souvenir vivace du village tout entier (1.690 personnes, selon les Statistiques du village en 1945) se pressant sur cette route, un peu plus tard dans l’après-midi de cet horrible dimanche. Je me souviens de femmes qui portaient sur leurs têtes des sacs de blé, de farine, de sucre, de barres de savon à l’huile d’olive faites à la maison, parce que j’ai toujours en tête la vue de la farine, du sucre, etc. répandus sur les bords de la route. Ma mère avait enveloppé le pot qui contenait le repas qu’elle avait préparé pour ce dimanche et elle le portait sur la tête. Mon père portait une « libreek » (une jarre d’eau en terre cuite) parce que c’était un après-midi sec et chaud, mais il ne s’est rendu compte que plus tard qu’elle était vide.

Tandis que nous marchions, certains criaient, d’autres pleuraient, des enfants criaient, toutes sortes de voix et de cris se mélangeaient affreusement dans ma tête. Ce n’était pas une marche que nous avions choisie, avec un but ; on nous avait ordonné de le faire. Une image récurrente dans ma tête est celle de corps, dans les oliveraies, d’un côté de la route, et aussi le bruit des avions passant à basse altitude. Lorsque nous avons atteint le sommet de la colline, ma petite sœur a crié qu’elle voulait boire. Mon père, qui venait de transporter la jarre tout au long de la route, s’est rendu compte qu’elle était vide. Il a demandé à un de mes frères aînés d’aller frapper à la porte d’un de ses « vieux potes de chasse » (qui était druze), à quelques mètres de la route, pour lui demander de remplir la jarre d’eau. Il a refusé (les Druzes avaient été autorisés par les forces juives d’invasion à rester dans leurs maisons). Ma mère était enceinte de neuf mois. Mon père ne cessait de lui répéter avec détermination, tandis que nous grimpions lentement la colline, « même si tu donnes naissance à Jésus-Christ, je le jetterai dans les buissons ! ».

Lorsque nous sommes arrivés sur un plateau en haut de la montagne (qu’on appelait « as sahleh », « la petite plaine »), il faisait presque nuit. Quelqu’un de ma famille a décidé que nous devrions y passer la nuit, et c’est là que nous avons dormi. Je ne me souviens plus qui était là, mais je me rappelle cependant que je voulais un oreiller et que mon père m’a donné un coup de pied et m’a crié : « Va dormir, ya ars’ (bâtard) et mets tes sandales sous ta tête ! »

« As-Sahleh » est située à la jonction du village druze de Beit Jann, où mon grand-père avait développé une amitié et des liens commerciaux avec un des deux clans les plus importants du village. A ce moment là, ils avaient appris que nous avions été expulsés de nos maisons. Le matin suivant, une délégation de ce clan est venue à « as-sahleh » et a exhorté mon grand-père et sa famille à rester chez eux jusqu’à ce que la situation soit plus claire. C’est ce que nous avons fait. Je ne me souviens pas combien de temps nous sommes restés à Beit Jann, mais je me souviens très bien du chaos et d’avoir mangé du pain chaud avec du « labaneh » (une sorte de yaourt au lait de chèvre). Ensuite, je me souviens que nous étions de retour dans notre village, mais pas dans notre maison. Comment et pourquoi ? Je ne sais pas. J’étais un enfant, et je ne me préoccupais pas de savoir pourquoi et comment j’étais autorisé à revenir dans mon village, dans ma maison, et pas d’autres Palestiniens ! Notre maison était occupée par des soldats israéliens. Nous sommes restés une semaine ou deux chez nos amis druzes, à un jet de pierre de notre maison, jusqu’à ce que mon père s’organise.

Je me souviens qu’il allait tous les jours vérifier l’état de notre maison, comme s’il allait vérifier la santé d’un malade, et voir quand nous pourrions revenir chez nous. Il revenait et nous racontait. Tout ce dont je me souviens, c’est du sentiment de frustration, de colère et d’impuissance qui submergeait et terrassait chacun. Dans un de ses « rapports » : « Des femmes soldats juives vivent dans la maison, et elles rigolent et écoutent de la musique sur ‘notre’ gramophone » (qu’on remontait à la main). Dans un autre rapport : « Les soldats ont tué tous les pigeons » (une cinquantaine, qu’on élevait sur le côté de la maison pour avoir de la viande pour des invités occasionnels de dernière minute).

Une semaine ou deux après (ou peut-être plus), nous avons pu revenir chez nous. Notre maison était intacte, pour ce qui concerne les lits, les couvertures, etc. Je me souviens cependant que certains de mes oncles sont revenus chez eux pour trouver tous les couchages et les couvertures empilés dans la cour et brûlés. Ils ont dû aller chez leurs cousins pour demander des matelas et des couvertures pour survivre au moins les premières nuits du début de la saison froide, jusqu’à ce qu’ils rachètent leurs affaires.

Pendant les 18 années suivantes, nous, les 160.000 palestiniens qui sommes restés dans ce qui est devenu « Israël », avons été placés sous une législation militaire stricte et sévère, surtout pendant les premières 10-15 années de l’occupation. Un gouverneur militaire s’est installé dans mon village, et nous avions l’interdiction de bouger à l’intérieur du village sans un permis spécial délivré par son bureau. Les permis n’étaient délivrés qu’à ceux ayant une « wasta » (c’est-à-dire connaissant quelqu’un ayant un lien spécial avec l’appareil militaire, ou leur rendant un service de collaboration, etc.). Dans notre cas, un cousin était employé au bureau du gouverneur militaire, qui occupait un immeuble dans le centre du village. Chaque fois qu’on avait besoin de quitter la maison, il fallait un « permis de circuler » du bureau du gouverneur militaire ; et chaque demande de permis signifiait des heures d’attente, d’humiliation, de supplique, de pots-de-vin, de résistance, etc. Mon père avait supplié pour avoir un permis et avant de l’avoir, on lui a remis un morceau de papier ronéotypé disant : « Pour la police militaire, les gardes aux checkpoints : le désigné ci-dessous, Abdallah Jamil Nakhleh, a fait une demande de permis de circuler, mais il ne l’a pas encore reçu. Il a l’autorisation d’aller à Rameh. Le 6 novembre 1948. »

C’est ainsi qu’a commencé l’histoire tourmentée de mon peuple : nous sommes devenus un vestige du peuple palestinien, sous occupation militaire sur notre terre pendant les 18 années suivantes, et nous avons continué à vivre sous un système d’apartheid de racisme et de contrôle, alors que la plus grande partie du reste de notre peuple palestinien subissait un nettoyage ethnique, et était transformée en infortunés réfugiés dans les pays arabes voisins.

Post-scriptum nécessaire : une vue introspective

Quand mon village de Rameh (Al-Rama), situé à l’ouest de la Palestine, a été occupé par l’armée israélienne – comme le reste des villages et villes palestiniennes – à la fin d’octobre 1948, j’avais 5 ans. Mes souvenirs d’enfance de la Nakba, comme je l’ai vécue, sont, j’en suis certain, un mélange des marques indélébiles que ces événements tragiques et choquants ont gravé dans mon cerveau, et des histoires que mes parents ont raconté et ont répété devant nous par la suite sur ces mêmes événements épouvantables. Ils sont aussi vrais dans mon esprit que les récits documentés par les historiens sur ces mêmes événements. Rétrospectivement, j’écris ceci alors que j’ai 67 ans, 62 ans après.

Ma mère a accouché d’une petite fille, ma plus jeune sœur, moins de 3 semaines après que nous soyons revenus et que nous nous soyons réinstallés chez nous. Dès lors, nous avons plaisanté à ce sujet avec elle, lui disant qu’elle avait eu de la chance que ma mère ait attendu ; sinon, elle ne serait pas avec nous ! Mes deux parents ont vécu toute une vie après ce déracinement tragique, terrible et choquant.

La composition de mon village était aux deux-tiers chrétienne et un tiers druze. Les Druzes n’ont pas été expulsés, seuls les Chrétiens et les Musulmans l’ont été. Des relations normales et naturelles d’amitié, de commerce, de relations de voisinage, etc. existaient entre les Druzes et les Chrétiens. Quelques maisons chrétiennes, comme la nôtre, ont été surveillées par certains de nos amis druzes pendant la période où nous avons été déracinés et expulsés ; d’autres ne l’ont pas été. De nombreux maisons et magasins ont été pillés par l’armée d’invasion, ou par les Druzes, ou en collaboration entre les deux. Les relations normales d’amitié, etc. qui existaient entre les Druzes et les Chrétiens, qui étaient la norme avant l’occupation, ont subi une telle secousse qu’elles n’ont jamais pu revenir à leur état antérieur.

As-Sahleh (« la petite plaine »), où nous avons dormi la première nuit après notre expulsion de notre maison et de notre village, est une colline qui surplombe mon village et d’autres villages voisins, situés dans la vallée. Rétrospectivement, c’est un lieu à la beauté naturelle, on y arrive en montant tout droit depuis Rameh. C’est un endroit qui m’attire, avec lequel je reste lié : souvent, je me sens obligé d’y aller pour m’asseoir et me reposer. Il y a quelques semaines, j’ai décidé de voir combien de temps il me faudrait – en marchant d’un pas soutenu – de maison à maison, pour pouvoir en parler. Cela m’a pris un peu plus d’une heure, et sans m’arrêter. J’ai donc pensé que cela avait pris pas moins de 4 à 5 heures pour notre marche sans but et effrayante d’il y a 62 ans.

L’autre question irritante est : « Pourquoi avons-nous (en tant que famille et en tant que village) été autorisés à revenir ? » Ilan Pappe a écrit, dans son livre Le nettoyage ethnique de la Palestine (2006) : « Certains villages ont souffert moins que d’autres : Rama, Suhmata, Malkiyya et Kfar Bir’im. Seul Rama est resté intact ; les trois autres ont été occupés et détruits. (…) La plupart des villages de Haute Galilée ont été saisis en un seul jour à la fin d’octobre. (…) Certains villages ont été vidés, dans certains les habitants ont été autorisés à rester. La principale question sur ces journées n’est plus pourquoi des villages ont été vidés, mais plutôt pourquoi dans certains autres les habitants ont été autorisés à rester, presque toujours grâce à une décision du commandant local. (…) Pourquoi Rama a-t-il été épargné alors que Safsaf, village voisin, a été complètement démoli ? C’est difficile à dire et l’essentiel de ce qui suit est pure spéculation. Situé sur la route très passante entre Acre et Safad, le village de Rama était déjà surpeuplé, ayant accueilli auparavant un grand nombre de réfugiés venant d’autres villages. La taille du village, mais très vraisemblablement son importante communauté druze, furent deux facteurs qui ont probablement influencé la décision locale de ne pas expulser sa population. » (p. 181)

Comme montré plus haut, nous avons été expulsés, mais nous avons eu l’autorisation de revenir ; pourquoi ? En grandissant, cette question académique n’a pas été soulevée, et n’a donc pas appelé de réponse. Même ceux de ma famille qui soupçonnait la raison pour laquelle nous avions été autorisés à revenir étaient muets sur le sujet. L’histoire dit qu’un certain commandant local, appelé « Owerbach » ( ?) a donné l’ordre d’autoriser Jamil Nakhleh (mon grand-père) à revenir, avec sa famille. Mon grand-père, dit l’histoire, a refusé d’être le seul à rentrer avec sa famille, parce qu’il avait été expulsé avec tout le village, et qu’il ne reviendrait qu’avec tout le village. Il est évident que c’est ce qui s’est passé. Cependant, il est apparu plus tard qu’un de mes cousins, qui était commandant dans l’armée libanaise à l’époque, collaborait avec l’armée israélienne et, à la suite de notre occupation, il a été extrait du Liban et est revenu au village avec sa famille. Il est entré ensuite à la Knesset, dans un des partis sionistes du début, sous couvert de « représenter » les Chrétiens (et la famille Nakhleh). Il a « effectué » deux mandats à la Knesset, inscrit dans les partis sionistes au pouvoir, avec le soutien et la bénédiction de la hiérarchie catholique collaborationniste de l’époque. Chaque fois que son nom était mentionné, il était immédiatement lié au nom de « Owerbach », et vice versa.

Comme indiqué plus haut, il est clair, d’après mon expérience, qu’une collaboration active avec l’ennemi envahisseur fut un facteur dans la décision de notre autorisation à rentrer chez nous.

Note finale

J’ai hésité et oscillé pendant quelques temps dans mon désir d’examiner cet épisode de ma vie personnelle et de la vie collective de mon peuple. J’étais réticent à m’embarquer dans cette recherche, à cause de toute la souffrance qui en sourd, et à cause de la réflexion et de l’introspection profondes que je dois entreprendre sur le mal colossal qui nous a été fait ; sur le manque de justice qui a détruit notre structure sociétale autochtone toute entière ; et sur l’impuissance et l’incapacité récurrentes et persistantes de notre « direction » proclamée, 62 ans après, à le rectifier. De nombreuses expériences douloureuses, tant personnelles que collectives, sur le nettoyage ethnique de la Nakba ont été racontées, documentées, publiées, filmées, archivées, etc.

La mienne est une autre de ces expériences. La manière dont cette expérience est différente ou similaire est impalpable ; il est cependant impératif de documenter ce dossier du mal grave et colossal qui a été perpétré, avec une intention criminelle préméditée, contre mon peuple par l’entreprise sioniste coloniale. « Je ne me fais aucune illusion qu’il faudra plus que ce livre, » écrit Ilan Pappe, « pour renverser une réalité qui diabolise un peuple qui a été colonisé, expulsé et occupé, et qui glorifie le peuple même qui l’a colonisé, expulsé et occupé. » (p. 181) Ces souvenirs d’enfance personnels sont écrits dans l’espoir ardent et la détermination qu’un jour viendra où la rectification nécessaire, juste et morale aura lieu, et cela arrivera !



Source : Palestine Chronicle

Traduction : MR pour ISM

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