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Egypte - 11 mai 2011
Par Abdul Ilah Albayaty, Hana Al Bayaty et Ian Douglas
Abdul Ilah Albayaty est un analyste politique irakien. Hana Al Bayaty est un auteur et activiste politique. Ian Douglas est titulaire d'un doctorat en philosophie politique et est spécialiste de la géopolitique de la région arabe. Article original : "Tasks and difficulties ahead of the Arab revolution", Ahramonline, 1er mai 2011
Depuis la mort tragique de Mohamed Bouazizi en Tunisie, le même mécanisme de soulèvements populaires s’est déclenché dans les pays arabes, sans exception, avec toutes ses douleurs et ses espoirs. Les peuples utilisent les mêmes slogans répétés des centaines de fois depuis un siècle : liberté, unité, justice sociale et la Palestine est arabe. Ils ont échoué des centaines de fois et dans des centaines de places avant mais cette fois, il semble que les soulèvements ont atteint un niveau de maturité semblable à la cerise au printemps. C’est "le temps des cerises."* Le printemps arabe est le temps de la révolution de la démocratie.
Lorsque nous avons écrit nos articles sur la Tunisie et l’Égypte, les think tanks - même arabes - doutaient de la sincérité et de la possible extension des soulèvements dans d'autres pays, parce que la notion d'Arabe comme une seule nation leur a échappé, ainsi que la solidarité existante, dans les créatures vivantes que sont les sociétés, mobilisatrice des peuples. En raison de leurs idéologies, ils ont été surpris que la révolution puisse être née dans la rue.
Que la révolution égyptienne soit née dans la rue le 25 Janvier ne veut pas dire qu'elle est simplement une conspiration de certains jeunes qui ont utilisé Facebook. Il y avait eu pendant des années une accumulation de luttes et de revendications, de grèves de travailleurs et de sit-ins, de réunions des partis politiques et de campagnes, de protestations des syndicats professionnels, des artistes et des écrivains, de manifestations des jeunes, de procès, de scandales, de décisions judiciaires que le gouvernement a refusé d'appliquer et ainsi de suite ; tout cela a constitué pendant des années les événements de la vie quotidienne en Égypte. Tous les observateurs, y compris le chef du régime, étaient au courant du mécontentement croissant des Égyptiens. Mais les États-Unis et l'UE, les régimes arabes producteurs de pétrole, le FMI - les «ils» en opposition à la population - ont été satisfaits, car ils contrôlaient trois piliers solides : la classe compradore corrompue et corruptrice, l'appareil répressif et les moyens de communication, y compris le parti, les journaux et chaînes satellites ; ils ne se sont pas souciés de ce mécontentement. Parallèlement à l'enrichissement des élites compradores, il y a eu la détérioration du niveau de vie de la classe moyenne, les souffrances des pauvres et le désespoir de la jeunesse pour le présent et l'avenir.
La spontanéité avec laquelle tous les courants actuels de la jeunesse ont rejoint la place Tahrir le deuxième jour de protestation a montré que la révolution n'était pas - et ne serait pas autorisée à être - régie par des courants idéologiques, et a aussi montré l'absence de besoin d'un chef de file, individuel ou organisationnel, afin de développer la révolution. Ces deux caractéristiques de la révolution ont rendu impossible pour le régime de réprimer les masses grandissantes à Tahrir. Aucun leadership qui puisse être terrorisé ou emprisonné ou décapité, et aucune idéologie pour diviser ou effrayer les jeunes.
Du 28-29 Janvier, lorsque la jeunesse a vaincu la police du régime, jusqu'au 11 Février lorsque l'armée a reçu le pouvoir de diriger l’État pendant une période transitoire, la révolution est devenue tout le peuple de l’Égypte dans une coalition non-écrite de forces dont le caractère est anti-dictature, anti-corruption et anti-falsification de la volonté du peuple. La première étape d'une révolution réussie a commencé : les questions d'intérêt public sont examinées par le public dans l'espace public, dans une scène de liberté et de participation générale inédite auparavant dans le monde arabe.
Non seulement légitime, mais légale
Il est naturel dans une telle scène que des milliers d’agendas fleurissent, chacun prétendant être la vraie révolution, mais nous pouvons généralement distinguer deux courants principaux. L'un défend la stabilité et l'ordre de façon à réussir la transition, l'autre cherche le changement rapide et profond de manière à assurer le succès de la révolution. Jusqu'à présent, les deux sont utiles. L’un empêche la révolution de devenir une aventure ratée. L'autre empêche la révolution d'être simplement un changement de visages. La résultante, puisque ceci a été mené par le dialogue pacifique public, c'est que le changement est réalisé par des procédures légales et sans affrontements violents. Des décisions importantes pour le changement sont prises par l'application de procédures juridiques et par des institutions existantes. C'est l'une des caractéristiques de la révolution égyptienne qui la distingue de l'héritage révolutionnaire du passé. Ce n'est pas seulement grâce à sa légitimité qu'elle avance, mais aussi par la légalité.
Beaucoup a été fait pour démanteler et sanctionner l'ancienne alliance entre le pouvoir politique et la classe compradore lesquels s'érigeaient contre les intérêts de l’Égypte et du peuple d’Égypte : beaucoup reste encore à faire - tous en sont d'accord - pour construire un nouvel État démocratique en réformant l'ancien. La constitution, la structure et la pratique de l'État devront être modifiées afin que l’État puisse défendre l'argent et les ressources publiques et en même temps les pauvres et les bas salaires en adoptant une nouvelle façon de redistribuer les revenus. Il faut aussi que l’État puisse punir la dictature et la corruption et en même temps empêcher la création de nouveaux modes de dictature et de corruption en démocratisant la prise de décision et en renforçant les institutions et moyens d'évaluation et de contrôle par la participation populaire. L’État doit créer des mécanismes pour la protection des fonctionnaires contre l'arbitraire et la corruption, un système indépendant de justice administrative, une institution indépendante qui examine et évalue toutes les dépenses publiques dans toutes les branches de l’État ; il doit garantir la liberté et l'égalité des droits de tous les citoyens, hommes et femmes et en même temps leur permettre de vivre paisiblement ensemble en respectant la diversité et les droits des minorités, qu'elles soient politiques, religieuses, culturelles ou autres.
Les discussions publiques en cours devraient produire des programmes clairs pour les tâches à accomplir, et des associations pour mobiliser et organiser le peuple. Nous croyons que ces discussions devraient s’éloigner des généralités et des idéologies de manière à produire des coalitions sur des tâches immédiates et des programmes à moyen terme.
En dépendant des intérêts et de la volonté du peuple, les révolutionnaires égyptiens peuvent sortir l’Égypte de l'obéissance aveugle aux diktats de l'impérialisme américain et aux agents compradores compromettants, et peuvent construire, à la fois politiquement et économiquement, une Égypte indépendante qui fonde sa politique sur les intérêts du peuple égyptien et sur les avantages réciproques avec ses amis. La crise financière impérialiste, l'échec de la mondialisation libérale et néo-libérale, le potentiel de l’Égypte avec la solidarité et la coopération arabes, aideront à établir une Égypte forte démocratique, moderne et avancée où ses habitants vivent dans la prospérité, la justice, la dignité et la liberté.
Tâches parallèles de la révolution
Dans le domaine de la politique extérieure et internationale, tous les Égyptiens sont d'accord pour respecter les conventions internationales signées par l’Égypte et faire de la sécurité et des intérêts de l’Égypte la base de la politique étrangère égyptienne envers d'autres États et dans les relations extérieures. L'approfondissement du changement à l'intérieur est le rôle réel de la révolution. Dans ce domaine, de notre point de vue, il y a trois tâches parallèles que les jeunes et les forces progressistes devront affronter.
Tout d'abord, réussir la période de transition grâce à des politiques et des décisions efficaces et en élargissant les libertés publiques dans le but de résister à des pressions internes et externes contre-révolutionnaires. L'alliance entre l'armée, la classe moyenne et les jeunes doit être préservée afin que l’Égypte passe la période de transition sans difficultés majeures, notamment en termes de désordre et de nécessités économiques. Les différends devraient être résolus par des moyens acceptables de dialogue. Les justes revendications des différentes couches de la population devraient être adoptées et transformées en moyens d'organisation politique des masses, et en un programme progressiste et cohérent.
Deuxièmement, réussir la rédaction d'une nouvelle constitution pour garantir un État civil, démocratique, moderne et fonctionnel qui puisse répondre aux défis de la liberté, de la bonne gestion et de la fonctionnalité. Les forces progressistes doivent éviter les affrontements en noir et blanc sur l'identité de l’État. L’Égypte est un pays arabo-musulman, que ceci soit stipulé dans la constitution ou non. Cette appartenance n'est ni religieuse ni ethnique, mais culturelle et géopolitique. Donner le droit de décider de la légitimité des lois à des personnes autres que les représentants du peuple et de l'appareil de l’État démocratique crée des divisions inutiles, menace les principes de la coexistence pacifique, établit un modèle d’État d’élite non-élue, et serait un obstacle à l'adaptation de l’Égypte aux nouvelles réalités de la société. Par conséquent, refuser l'article 2 de la Constitution de 1971 est juste, mais il est nécessaire d'éviter un affrontement sur cette question, poussé par les réactionnaires extrémistes islamistes ou coptes, autour de l'identité. Nous proposons une formule à cette fin : les lois sont décidées par le peuple, inspiré par fiqh islamique (jurisprudence), par les lois et conventions internationales, les valeurs de paix, l'égalité des citoyens, la tolérance et la justice pour tous.
Troisièmement, nous croyons que dans tout pays en transition de la dictature à la démocratie, la question essentielle dans la bataille constitutionnelle doit être orientée vers la prévention de la corruption, la prévention de la marginalisation des minorités, la prévention de la répression, et doit s’attacher à la transformation de l'État en un État-providence responsable, entre autres tâches, de la prestation et du développement des services publics dans l'éducation, la santé, la justice et l'égalité, les transports et communications, l’énergie, l’électricité, l’eau, la monnaie et l’échange, les mesures et les standards, la préservation et la valorisation du patrimoine, le développement matériel et culturel et des revenus justes pour tous. En ce qui concerne les tâches de l’État, les plus importantes sont : le souveraineté, l'administration de la richesse publique et de l'économie nationale, la sécurité des citoyens et l'intégrité territoriale, la justice et la liberté des citoyens, des communautés et des groupes. Ceci devrait être accompli par les institutions de l’État dans la transparence, l'efficacité et démocratiquement. Les mécanismes pour garantir ceci doivent être clairement inscrits dans la constitution.
Il y aurait beaucoup à dire sur quel profit tirer des expériences constitutionnelles passées de l’Égypte et d'autres pays. Nous mentionnons quelques points urgents :
L’État est l’État de tous les citoyens. L'intérêt public est impératif. Rien dans ses lois, structures, procédures, et comportement de ses agents ne doit servir - ou montrer toute forme de discrimination à l'égard de - tout individu, groupe particulier, ou idéologie, même si elle est initiée par le gouvernement.
La justice et l'application des lois devraient être indépendantes. Aucun individu ou groupe n’a le droit d'appliquer sa propre idée de la justice. Seul l'État et ses politiques et décisions de justice peuvent être appliquées. Les bandes armées et les milices doivent être interdites. La violence politique et religieuse est illégale.
Développer l'état civil moderne
Le développement de l’Égypte sera solide et efficace si son but et sa pratique sont le développement de toutes ses régions et la mobilisation de toutes ses ressources. La solidarité entre les forts et les plus faibles, entre les générations, entre les régions riches et pauvres, n'est pas seulement une obligation morale, mais est également un facteur économique d'une économie efficace. L'élargissement du marché intérieur et de la production locale, tant dans l'agriculture que l'industrie, la mobilisation de toutes les ressources nationales, la récupération de la capacité de création, d'initiative et de production, ainsi que la paix sociale, passent par cette solidarité.
Un État moderne développe des institutions locales élues grâce à la décentralisation et la démocratie tout en préservant l'unité de l’État et son contrôle et en évitant de créer des féodalités locales en limitant leurs droits et contrôlant leur financement. Les institutions locales affaiblissent la bureaucratie, font contre-poids à l'action de l’État central, accroissent la participation du peuple à la vie publique et sont une école de leadership politique. Pour accroître la participation et donc la participation de tous, nous proposons un système de proportionnelle pour les élections locales, et le financement des institutions locales par le biais de règles justes et non discriminatoires dans le budget national.
La liberté d'association dans les organisations à but non lucratif de la société civile, dans tout domaine et sans ingérence arbitraire de l’État, est nécessaire dans les sociétés modernes pour promouvoir l'activité juridique et les actions de ses membres. Seul leur financement et leur budget sont contrôlés par l’État, afin d'éviter leur utilisation pour des activités à des fins non déclarées.
La discrimination dans la nomination, la mutation et la promotion des fonctionnaires doit être supprimée afin d'assurer que les hommes et femmes soient à la bonne place et afin de lutter contre la corruption et les corrupteurs. Dans la mesure du possible, les nominations devraient résulter d’un examen écrit anonyme ou être fondées sur les résultats de la scolarité et l'obtention des diplômes. Les fonctionnaires doivent agir en fonction de l'intérêt public, en évitant les conflits d'intérêts, abus de pouvoir et le service d'intérêts particuliers. Les syndicats doivent défendre les fonctionnaires et participer à ce qui les concerne individuellement ou collectivement. Un système de justice administrative devrait être développé pour obliger les institutions à fonctionner correctement. Le changement de régime qui a été et reste l'objectif de la révolution est plus que la somme de ses personnes. Il est également un ensemble de pratiques administratives qui, dans leur fonction quotidienne, constituent un appareil qui doit être réformé par de nouvelles procédures démocratiques et compétences techniques.
En ce qui concerne le choix d'un système parlementaire ou présidentiel, nous croyons que les Égyptiens pourront se prononcer sur cette question en s'appuyant sur leur propre expérience et l'expérience d'autres pays. Une fragmentation du Parlement sans majorité claire sape la possibilité de stabilité et de politiques à long terme. Un président avec les tous pouvoirs finit par personnaliser l'État. Nous proposons de combiner un mode d’élections à la majorité en deux étapes pour les députés, deux chambres de Parlement, la protection de la minorité au Parlement pour empêcher une dictature de la majorité en son sein, l'indépendance du pouvoir judiciaire incluant le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État, la Cour des Comptes, la participation des pouvoirs locaux, de la société civile, des syndicats, des médias, des spécialistes, et les libertés de communication, afin de surveiller et d'empêcher le gouvernement d'utiliser les institutions publiques de manière incorrecte. Le président est le représentant de tout le peuple et le guide de toutes les institutions. Son droit principal consiste à arrêter les mesures inconstitutionnelles. Il prend ses décisions avec l'aide des institutions de l’État.
Le rôle des syndicats est primordial dans le changement social. Son arme est la grève, mais ses stratégies sont différentes sous le capitalisme sauvage ou dans un État-providence. Dans un État-providence, les syndicats devraient être intégrés dans le processus décisionnel dans toutes les institutions - c'est leur façon de développer les intérêts de leurs membres, l'économie, et l'acceptation des politiques efficaces. Leur arme doit être le dialogue et les négociations, mais également la grève comme dernière arme quand les exigences sont essentielles.
L'égalité des chances dans le financement des groupes politiques permet une démocratie saine. L’État doit veiller à ce qu'aucun agenda étranger ne contrôle des courants nationaux, mais il doit faciliter leur financement par des dons locaux de l'État et faciliter l’accès de tous les groupes aux médias.
Un nouveau modèle de révolution
La discussion sur la constitution se poursuivra comme une spéculation intellectuelle, si la coalition qui a fait la révolution - les jeunes, la classe moyenne et l'armée - ne continue pas comme une coalition. Si la révolution ne gagne pas les élections, elle ne réalisera pas le programme de changement. La contre-révolution, quoique vaincue politiquement, a la force du statu quo ante et est capable de changer de peau afin d'empêcher la construction d'un État civil démocratique. Les forces du changement ont la capacité de gagner si une coalition claire est établie, si la conviction est maintenue, si les slogans idéologiques sont refusés, ceci combiné avec un programme clair à court terme qui peut mobiliser le peuple pour le changement. L’analyse du référendum sur les amendements constitutionnels montre que cela est possible. Les 30 pour cent de votes pourraient facilement être transformés en 60 pour cent s'ils étaient bien guidés par un programme de changements nécessaires calme et non-violent. Débuter une révolution est une question de volonté. La réussir est une science.
La révolution égyptienne a annoncé une nouvelle sorte de révolution qui est adaptée à un grand pays de 85 millions dans le tiers monde au 21e siècle. Ses forces sociales, grâce à ce qu’elles ont accompli par conscience ou nécessité, ont contraint tous les révolutionnaires du monde à réexaminer leurs idées de la révolution : un grand bloc sans leadership se met en coalition pour changer le régime sans utiliser la violence armée et pour construire un nouvel État par le biais de procédures juridiques. Les tâches à venir devraient être accomplies avec la même maturité et dans le même esprit afin de ne pas mettre en danger la révolution ou l’Égypte, car il est évident que la contre-révolution, interne et externe, compte sur les divisions, le chaos et les difficultés économiques pour relever sa tête.
* "Le Temps des cerises" est une chanson écrite en France et est associée à la Commune de Paris 1970.
Articles connexes des mêmes auteurs :
- "The Arab spring of democracy", Ahramonline, 18 janvier 2011
Traduction : "Le Printemps de la démocratie arabe", Investig'action, 20 janvier 2011
- "Egypt: Only democracy is legitimate", Ahramonline, 10 février 2011
- "Using Libya to abort the Arab spring", Ahramonline, 16 avril 2011
Source : Democratic Front of Iraq
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