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France -

ART etc. / Une tranche de la vie culturelle à Paris

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Paris – Quarante personnes, toutes épanouies tels coqs en pâte, sont venues dans cette capitale. Des écrivains. Il s’agit des Quarante Héros sélectionnés dans la communauté des OS du stylo d’Israël (territoires occupés compris), afin de représenter ce pays au Salon du Livre, une foire internationale de l’édition qui se tient, chaque année, à Paris. Ils avaient été écrémés de la quintessence de la littérature hébraïque.

ART etc. / Une tranche de la vie culturelle à Paris

Il faut le comprendre : des gens aigris n’étaient pas particulièrement désirés, ici, en tant qu’ambassadeurs, ni non plus les affamés, les handicapés et les malades, ou encore les haineux et les frustrés. Non, ce qu’on voulait, c’était plutôt des gens à succès, sachant manier le couteau et la fourchette et s’essuyer la bouche avec une serviette. Bref : ceux qui connaissent les règles du jeu du monde littéraire international…

C’est important, vous savez ; en effet, cette année, Israël était l’invité d’honneur (sic) de cette foire du livre, qui s’est terminée mercredi, et les invités représentaient donc le pays qui va bientôt célébrer le soixantième anniversaire de son indépendance (re-sic).

Et même si, entre nous soit dit, nous savons très bien ce que vaut notre pays, il n’est jamais agréable d’étendre notre linge sur le fil, alors qu’il est encore sale. Enfin : à petites doses, ça passe encore, car il est important de montrer qu’en Israël, contrairement aux pays arabes voisins, les intellectuels n’ont pas peur de critiquer leur pays dans les termes les plus acérés qui soient. Et c’est important, aussi, de montrer que nous souffrons énormément, et pas seulement à cause de l’occupation, mais aussi à cause de cet Holocauste, mais oui, ce même Holocauste dont vous, vous, nos splendides amphitryons, êtes un petit peu responsables sur les bords et donc, fondamentalement, vous nous devez cette hospitalité, en compensation très partielle de ce que vous nous avez fait subir. Et, de toute façon, qu’avez-vous à y redire ? Si on vous offrait, à vous, bâtards envieux que vous êtes, plusieurs jours à l’œil dans un excellent hôtel parisien, avec petit-déjeuner somptueux, cocktails et dîners dans des salles de bal toutes de velours et de dorures, vous n’iriez pas ? Ne me faites pas rire…

L’événement, sur cinq jours, se tenait dans un vaste hangar du Parc des Expositions de la Porte de Versailles, à Paris. Vendredi matin, trois personnes se tenaient au bord de l’allée conduisant à la foire, distribuant des tracts de l’Union Juive pour la Paix (The French Jewish Union for Peace, en English). Des adultes très mûrs – une dame et deux messieurs. Le sujet du tract qu’ils distribuaient était : « Se Souvenir et Oublier ». Voilà ce que ça disait : « Est-il acceptable, pour la France, de célébrer le soixantième anniversaire d’Israël, alors qu’une guerre impitoyable d’occupation et d’oppression fait rage, là-bas ? » [Retraduit de l’anglais, ndt]

Soudain, une bande de jeunes franco-juifs surgis du néant les entourèrent et se lancèrent avec eux dans une discussion pleine de passion et de fureur. Quand je suis arrivé près d’eux, le principal porte-parole des jeunes en question était déjà tout rouge de colère. J’ai essayé de le séparer du juif âgé qui lui faisait face, mais il arracha les tracts des mains de celui-ci et il les déchira en mille morceaux. Ce fut un signal : ses potes entrèrent dans la bataille, arrachèrent les tracts des mains des deux autres personnes et les éparpillèrent un peu partout. La femme se mit à courir, appelant à l’aide. Ils se lancèrent à sa poursuite et lui donnèrent des coups dans les côtes. Elle se tordit de douleur, mais non sans avoir réussi à asséner une bonne torgnole à l’un des jeunes nervis. Le chef du gang la gifla en retour, puis se retira du champ de bataille, portant haut sa tête sur son cou raide et altier, irradiant son triomphe.

Ah, et puis voici une autre scène, que nos écrivains hébreux n’ont pas pu voir, car la réalité semble toujours un peu meilleure, quand on la voit à travers les vitres d’une limousine comme celle qui les véhiculait, faisant la navette entre l’Hôtel Bedford, à côté de l’église de La Madeleine et le Salon, et qui, de là, les emmenait vers leurs dîners de gala. Samedi après-midi, il y eut une manifestation de Palestiniens, sur le trottoir opposé à l’entrée du Parc des Expos. Oh, pas une grosse manif. Ils protestaient contre la famine imposée à Gaza. Quelques femmes portaient une grosse pancarte. Elles exhortaient les médias français à « montrer la réalité ». Elles criaient : « Les sionistes sont en train de perpétrer un nouvel Holocauste ! » et « Vive la Résistance palestinienne ! » Les gens qui se déversaient de la bouche de métro, et ceux qui sortaient du Salon se mélangeaient aux manifestants, et regardaient cette scène, médusées.

Juste au même moment, les écrivains Amos Oz, Etgar Keret et Orly Castel-Bloom débattaient au sujet de la langue hébraïque, sur une tribune, au salon, dans un hall temporairement baptisé « Salle Eliezer Ben-Yehuda ». Chacun d’entre eux jouait le rôle qu’on attendait de lui (ou d’elle) : Oz dans le rôle pontifiant de quelqu’un qui écrit pointu, mais admire grandement l’hébreu-de-tous-les-jours de ses jeunes collègues ; Keret dans celui du type confus, commençant une phrase sur deux avec des formules du genre : « Voyez-vous, je pense qu’il y a, là, quelque chose… », un genre de dépendeur d’andouilles à la Woody Allen, fils de rescapés de l’Holocauste, qui a appris de ses parents à être en permanence sur ses gardes ; et Castel-Bloom dans le rôle de celle qui se trouve là par le plus grand des hasards, et qui ne sait pas trop quoi dire ; dans le rôle de celle pour qui c’est tellement emmerdant, de devoir se montrer là, comme dans la vie, de manière générale – comme si elle n’avait pas décidé elle-même de venir ici et de s’éclater durant toute une semaine, entre petits-soins à la française, courbettes et tout le tralala…

Après qu’elle eût confié au public la manière dont elle venait de passer trois mois à Boston, et à quel point ce fut un calvaire, j’ai eu ma dose, et je suis parti. Les écrivains à succès savent qu’ils doivent distraire les gens. S’ils ont du succès, d’ailleurs, c’est parce qu’ils excellent dans l’art d’amuser la galerie. Le hall était bondé de monde. Mais quand on a l’estomac qui gargouille, on n’est pas très bon, dans l’animation. C’est pourquoi, généralement, les organisateurs veillent à ce que les écrivains sont complètement rassasiés, et qu’on les ait fait manger au bon moment.

« C’est pas gentil-gentil, tous ces bobards que vous diffusez sur notre compte », me siffle, le lendemain, courroucée, Anita Mazor, attachée culturelle de l’ambassade d’Israël à Paris, en me tendant un verre de Coca-Cola. Dans le stand israélien du Salon, il y avait une petite salle de repos pour les gens épuisés. « J’espère que vous aller faire ce qu’il faut pour corriger ces mensonges… » Elle appela Sylvia, du service Arts et Littérature, au ministère des Affaires étrangères, à la rescousse. L’une comme l’autre arboraient des bijoux en forme de colombe de la paix.

Voici ce que me dit la femme du « service littérature » : « Quand un pays arabe, comme l’Egypte, par exemple, sera l’hôte d’honneur du salon du livre, vous allez appeler à son boycott, aussi ? » Elle était furieuse contre moi, parce que, dans mon blog, j’ai appelé les écrivains hébraïques à ne pas devenir des propagandistes, et j’ai dit, sur une radio française, je cite de mémoire, qu’un écrivain ou un artiste dont le voyage est payé par le ministère des Affaires étrangères doit signer un engagement à ne pas critiquer l’Etat d’Israël ou la politique officielle du ministère. Ces dames ne voyaient pas à quoi j’avais fait allusion. Ensuite, elles dirent qu’en réalité, il avait bien existé un tel formulaire administratif, mais qu’il avait été supprimé, ou qu’il n’allait pas tarder à l’être, au cas où il aurait encore existé…

Si tel est bien le cas, OK : je m’excuse.

Après plusieurs jours consacrés à l’observation anthropologique de cette tribu de plumitifs, j’ai pris conscience qu’ils sont incapables d’être des agents de propagande car, comme je l’ai déjà relevé, ils sont principalement préoccupés de leur propre personne et, si ce n’était pas le cas, d’ailleurs, ce ne serait pas des écrivains. Ou bien, comme me l’a dit le poète Ronny Someck dans la salle des départs de l’aéroport international Ben-Gourion, citant la journaliste télé israélienne Ayala Hasson, qui avait fait la remarque suivante, après avoir appris que l’avion en partance pour Paris était totalement occupé par des écrivains en partance pour Paris : « C’est pas grave. D’ailleurs, cet avion a-t-il besoin d’un pilote ? Il décollera tout seul, sous l’action de tous ces egos surdimensionnés, dans la carlingue… »

Oh, le saint Ego. A cause de cette remarque, j’aurais pu avoir déjà écrit cet article, bien avant le voyage lui-même. J’aurais pu écrire quelque chose au sujet d’un jeune écrivain – appelons-le Yossi – qui m’a téléphoné pour me demander pourquoi, à mon avis, il n’avait pas été invité à Paris, et si c’était réellement en raison de ses opinions d’extrême-gauche. Je confirmai ses craintes, simplement afin qu’il n’ait pas l’impression que sa non-invitation n’avait pas une bonne raison. Et pourquoi Natan Zach, le roi universellement reconnu des poètes israélien, n’a-t-il pas été invité, lui non plus ? Et j’aurais pu écrire quelque chose sur Aharon Shabtai, un poète, et un Juste de la vérité. Lui, de fait, avait été invité au Salon du Livre de Paris, et il fut le seul à répondre à l’appel lancé aux écrivains de langue hébraïque à ne pas collaborer avec l’Etat, il avait donc exigé que les organisateurs du salon supprime son nom de la liste des invités, disant qu’il ne voulait pas que ses livres soient présentés lors de ce salon.

Les autres écrivains, eux, n’avaient rien vu, rien entendu. Enfin, ils avaient entendu dire que certains des ennemis d’Israël boycottaient le salon du livre, mais ils n’étaient pas du genre de balourds à s’écraser devant un boycott. Au contraire : cela ne fit qu’exciter leur fringale pour le dramatique. Ce fut le cas, notamment de cette poétesse – appelons-la Nurit – qui me coinça à l’entrée de la salle à manger de l’Hôtel Bedford, le dimanche matin, pour me dire qu’elle redoutait réellement que le salon ne se termine par une réédition des Jeux Olympiques de Munich. Et qu’elle était contre le boycott, et qu’un boycott, ça ne fait que punir celui qui l’organise, et patati et patata. Intelligemment, ou non, elle se faisait l’écho de ce qu’avait dit le président Shimon Peres à la télévision française deux jours auparavant, sur le même sujet. Aurait-elle adopté une position aussi éthique, s’il s’était agi d’un boycott contre l’Iran, ou contre l’Afrique du Sud de l’apartheid, voici de cela quelques années ?

Nous sommes passés à la salle à manger, afin qu’ Assaf Gruber, le célèbre photographe, puisse prendre quelques vues intéressantes des écrivains. Comme l’a dit à très juste titre le poète Agi Mishol, qui était sorti de cette salle à manger in extremis : « Vous êtes venus faire vos paparazzi ?... » Oui, nous sommes venus en tant que paparazzi, et nous avons vu se succéder des groupes d’écrivains, assis autour de nappes blanches, sirotant leur café dans des tasses en porcelaine fine, et buvant du jus de raisin rouge dans des verres en cristal taillé main. Regarde : c’est Eli Amir, et puis là, c’est Igal Sarna, qui me hèle, avec sa camaraderie de Sabra : « Ziffer, rapplique un peu par-là », et qui me serre chaleureusement la main. Et puis il y a, aussi, les Gouri, ce couple qui ne souhaite pas être photographié tandis qu’ils sont en train de manger, parce que le mari a un pressentiment qu’il y a anguille sous roche. Quelqu’un de bien, ce Gouri. Quand nous nous sommes rencontrés, dans le magasin duty-free de l’aéroport Ben Gourion, il m’a dit, comme s’il s’agissait d’une question d’une extrême importance, qu’il y avait eu une coquille dans son nouveau recueil de poèmes (qui doit sortir incessamment sous peu) ; son poème sur Abu Dis avait vu disparaître la mention selon laquelle ce poème avait déjà été publié dans la section « Culture et Littérature » du journal Haaretz. Comme c’est loin de Paris, Abu Dis !...

M. et Mme Oz prenaient leur petit-déjeuner dans une salle séparée, loin de la foule exaspérante. Ils consentirent, de fait, à ce qu’on les photographiât. Un soir, durant un débat, au salon, le modérateur qualifia Oz de Louis XVI de la littérature hébraïque… Eh bien, je vais vous dire un truc : dans ce cadre-là, il ressemble tout-à-fait au Roi Soleil ! Etre un roi d’Israël, c’est apparemment un rôle que vous ne pouvez pas lâcher ne serait-ce qu’une minute ; même pas quand vous prenez vos repas !

Il n’y a que toi, A.B. Yehoshua, à ne jouer aucun rôle royal. Tu parles à tout le monde, tu t’intéresses à tout. Tu es ce qu’on appelle un type « authentique ». Tu gueules, tu fais des grands gestes, tu veux faire passer ta vérité chez ton interlocuteur, tu égratignes le français, mais tu fonces, telle une locomotive en surpression de vapeur. Je t’ai vu à la télévision, et je t’ai écouté, quand tu es passé chez Nicolas Demoran, sur France Inter. « Nous sommes partis de Gaza ; nous avons renoncé à des colonies », affirmais-tu, avec passion, répondant à la question d’un auditeur. « Qu’est-ce que vous voulez de plus ? ». Et puis, il y eut aussi : « La culture et la littérature israéliennes ont toujours été en faveur d’une solution à deux Etats, pour deux peuples » : hélas, toi aussi, tu étais en train de déclamer (bien qu’avec des mots un peu différents et sur un ton un tout petit peu plus convaincant) le manifeste du ministère des Affaires étrangères israélien… C’est triste, de voir que vous tous, tous autant que vous êtes, vous ne savez plus où vous vivez, et qu’il est plus que temps, pour vous, de parcourir les rues, mais : à pied. Sinon en Israël, au moins, à Paris…

Nous avons persisté dans notre embuscade, depuis la réception, protégés par notre barricade invisible – la barricade de l’anonymat –qui nous entourait. Pour les quarante écrivains invités en question, nous n’existions pas, dès lors que nous ne faisions pas partie de leur délégation officielle… Depuis notre perchoir anonyme, nous observâmes Meir Shalev, bavardant avec Etgar Keret. De quoi peuvent bien discuter ensemble deux écrivains de langue hébraïque, sinon de leurs voyages incessants ? Et dans un coin, là-bas, s’étaient rassemblés les souffreteux, les endoloris, les survivants, chacun se coltinant son propre baluchon de problèmes : Yuval Shimoni, Nurit Zarchi, Lizzie Doran. Et puis le poète Miron Izakson est venu vers nous, souriant. Il porte un sac de supermarché, contenant apparemment des aliments cachère et des couverts qu’il a pensé à apporter pour prendre son repas. Et il nous dit, avec un sourire, qu’il a passé le shabbat dans une famille juive mizrahie (séfarade), dans une ville de la banlieue parisienne. Comme ces gens étaient chaleureux et accueillants ! Quel judaïsme aimable, merveilleux, les gens ont, là-bas ! Et quel plaisir ce fut, pour lui, d’assister au culte, à leur modeste synagogue !

J’ouvre, au hasard, le livre d’ Eric Hazan, « Notes sur l’Occupation ». Je tombe sur la page 46. Hazan est un éditeur et un écrivain français, juif, qui a visité les territoires occupés en mai et juin 2006, durant une période calme. Il a écrit un livre à ce sujet – que virtuellement personne ne remarqua, en Israël. A cette page 46, il raconte comment une famille palestinienne modeste, dans un faubourg de Naplouse, lui a offert l’hospitalité, un jour ordinaire, durant une période ordinaire. Son jeune amphitryon avait quinze ans, tout au plus. Sa mère, prisonnière en Israël, venait d’être rendue à la liberté. Son frère avait été condamné à 20 ans de prison et incarcéré à Tel Mond. Son père avait été tué. Bref : le portrait classique de la famille palestinienne ordinaire.

Mais qu’est-ce qu’Hazan ‘fabriquait’, là, à ce salon ? Il est le PDG des éditions La Fabrique, qui a, notamment, publié en français le livre de l’écrivain israélienne Amira Hass : « Boire la mer à Gaza ». Et aussi une anthologie d’essais écrits par Yitzhak Laor. Et d’autres livres écrits par des « ennemis d’Israël », comme (la regrettée) Tania Reinhart. Il avait un petit stand, à l’écart, dans le salon ; les livres qu’il publie brillent par leur absence dans le stand israélien officiel. Ce qui était en vente, dans le stand officiel, c’était des livres qui présentent un Israël merveilleux, un Israël qui, certes, peut être tourmenté par la situation, mais qui sait largement se pardonner. Ce pardon automatique n’est pas quelque chose que vous trouverez dans les livres que publie Hazan.

J’ai rencontré certains autres « lumignons », au salon. Vendredi après-midi, la Maison de la Culture Yiddish de Paris organisait un débat ouvert au sujet de la traduction du yiddish au français. Le yiddish est quelque chose de très sérieux, ici, à Paris. Batia Baum, Nadia Dehan-Rothschild, Rachel Ertel et Evelyne Grumberg débattirent des problèmes inhérents à la traduction à partir de cette langue. Le pavillon israélien était juste à l’angle, mais mentalement, il était extrêmement loin, si loin qu’il semblait vouloir souligner le fait que l’israélité est quelque chose de spécial. Mais qu’y a-t-il, exactement, de si spécial dans le fait d’être israélien – mis à part le désir de ne pas être un tas d’autres choses, dont notamment le yiddish ?

Et puis il y avait aussi mon adorable, mon aimable collègue, Sayed Kashua. Sayed est un Palestinien qui écrit en hébreu. Je ne voudrais pas être à sa place. Avant le voyage, il se tâtait : allait-il au salon, n’y allait-il pas ? Il me téléphona et me dit que s’il y allait effectivement, ce serait à ses frais, car il ne voulait pas être considéré comme un collaborateur avec le gouvernement occupant, etc. Mais il est venu, finalement, envers et contre tout, et dans les dépliants d’information, il est écrit explicitement que sa présence, sur le salon, était sponsorisée par le ministère israélien des Affaires étrangères. Dans une des allées, une charmante Parisienne se précipite vers lui, lui tendant son livre, pour qu’il le lui dédicace. « Vous méritez une fleur », lui dit Sayed en souriant. Et il lui dessine une fleur…

J’ai assisté à un de ses conférences communes avec les écrivains Boris Zeidman et Naim Areidi. Le sujet était : « Je suis né dans une langue étrangère ». Mais le véritable sujet, comme toujours, c’était : « Je suis en train de jouer le rôle qu’on attend de moi ». Et le rôle de Sayed est semblable à celui du protagoniste du roman L’Amant d’Avraham B.Yehoshua : quelqu’un qui cherche à s’attirer la faveur des maîtres, qui apprend leur langue et y excelle – jusqu’à ce que ses maîtres en aient leur claque et le fiche dehors. C’était aussi le rôle classique du juif. Pourrions-nous résumer en disant que Sayed Kashua était le seul juif authentique parmi tous les hôtes hébreux du Salon du Livre ?

Tandis que je quittais le pavillon, j’ai entendu quelque chose qui était peut-être une indication de ce que nous avons peut-être encore en rayon, que le Ciel nous vienne en aide, une chose qu’avait dite le journaliste de la Deuxième chaîne israélienne Gideon Kutz. Il avait déjà descendu les marches, mais il est revenu, préoccupé par l’idée que Kashua pourrait oser dire qu’il connaît l’hébreu. Il n’a pas pu s’empêcher de me dire que ce qu’écrit Kashua N’EST PAS de l’hébreu !

L’annonce du forum « Je suis né dans une langue étrangère » comportait le nom d’un autre participant : Sami Michael. Au cas où quelqu’un se serait demandé où avait disparu, ce Michael ; il était retourné à Haïfa. Sa femme m’a dit qu’il préfère ne pas voyager à l’étranger au milieu d’un troupeau, et n’oublions pas non plus que, peu avant le voyage, il avait été stupéfait de constater qu’il avait été relégué dans les forums les plus obscurs, avec les jeunes agnelets. Parce que, bien sûr, il était hors de question qu’on l’autorisât à mettre les pieds là où les « Trois Ténors » de la littérature hébraïque – Oz, Yehoshua et Grossman – tenaient le haut du pavé. Les Trois Ténors voyagèrent en première classe sur un vol El Al, le reste du troupeau s’entassant en classe économique. Les Trois Ténors sont montés à la tribune d’honneur, durant la soirée de gala inaugurant le salon, en compagnie de Shimon Peres. Les Trois Ténors ne pouvaient tout simplement pas accepter un quatrième ténor : il y a une limite, en toute chose. Si le club grossissait exagérément, il risquerait d’y perdre en exclusivité.

Bon, revenons à nos moutons… Ah, où en étions-nous, déjà, dans notre histoire de la guerre des écrivains contre les non-écrivains ? Ah oui : j’ai failli oublier la grosse farce de la soirée d’ouverture… Une foule énorme s’entassait dans le stand israélien, puis Peres fit son entrée. Tout du moins, telle fut la rumeur qui courut, car les seules rares personnes à même de l’avoir aperçu ne pouvaient être que les membres de sa phalange de gardes-du-corps. Et puis, apparaissant et disparaissant au milieu de cercles concentriques de mecs à la tronche patibulaire, il y eut un crâne dégarni, pâlichon, appartenant à Peres Shimon… Dans toute cette presse, une plaque d’Isorel – surmontée d’une sorte de corniche portant une pancarte blanche où étaient écrits les noms de tous les écrivains participant au salon – s’effondra. Et faillit aplatir notre président – cent kilos de décor !

Un type dont la tête saignait fut emmené et vite oublié, parce que l’important, c’était de conserver une ambiance festive, et de ne pas gâcher cette soirée grandiose. Et c’est ainsi que les noms des écrivains furent piétinés par les pieds desdits écrivains, ainsi que par ceux des invités qui se pressaient pour trouver leur place et se prélasser dans la gloire des hôtes honorés. Quiconque ne parvenait pas à jouer des coudes pour pénétrer à l’intérieur dut suivre la cérémonie sur les écrans géants installés à l’extérieur. Et de toute façon, tout le monde savait, à cette heure, que la réalité n’était pas à la hauteur de tout ce battage, et qu’elle était sans doute plus agréable à voir sur un écran. Là, sur l’écran, c’est toujours net et rangé ; là, c’est dramatique et solennel ; là, tu ne reçois pas les coudes des autres entre les côtes et tu vois ce qu’on ne peut pas voir, pour de vrai, en raison du cercle des sbires de la sécurité. Les écrivains qui ne font pas parti des Trois Ténors, les éditeurs, les fanas de littérature et les juifs fidèles à Israël restaient à l’extérieur, et ils ne savaient pas quelle contenance se donner, se distrayant en se racontant à quel point l’organisation était pitoyable.

Et puis Shimon Peres s’exprima. On pu attraper quelques bribes de son speach, à l’extérieur. Sa porte-parole m’avait donné le script du discours qu’il allait prononcer, et elle avait accompagné ce don d’une requête que je le publie dans la section « Culture et Littérature » du Haaretz, mais, malheureusement, en vain. Il y a un consensus, chez les Français, autour de certains symboles israéliens. Peres en fait partie. Il incarne le fantasme de l’Israël européen, cultivé, éclairé et francophone. Ne laissons pas un simple mur écraser leurs rêves roses…

Le lendemain soir, j’étais invité à dîner chez Mario Bettati, conseiller spécial du ministre juif des Affaires étrangères de la France, Bernard Kouchner. L’invitation, calligraphiée avec grâce, comportait de brèves biographies de tous les invités, ainsi que d’une carte. M. Bettati vit dans une rue qui, avec ses vieilles maisons basses et sa verdure, dégage une atmosphère rurale, en plein centre de Paris. Bettati a été le conseiller de Kouchner tout au long de sa carrière, et il l’a également accompagné en Israël et dans les territoires occupés. Il a raconté comment, une fois, dans un hôpital, près de Naplouse, ils avaient été choqués de voir un groupe d’enfants et d’adolescents, ensanglantés et se tordant de douleur, qui avaient été blessés au cours d’une de ces opérations que le porte-parole des Forces Israéliennes de Défonce qualifie sèchement de « recherche d’hommes recherchés ». Le chirurgien de cet hôpital était bien entendu débordé. Kouchner, qui est médecin, proposa immédiatement son aide. Bettati était à ses côtés quand celui-ci retira une balle de la jambe d’un jeune garçon. Il me montra cette balle, qu’il conserve sur son bureau. Ce même jour, dans la soirée, ils rencontraient Shimon Peres. Ils lui dirent ce qu’ils avaient vu et vécu. Mais Peres leur répondit que c’était impossible, car les soldats israéliens ne tiraient que des balles en caoutchouc sur les Palestiniens. Bettati lui montra la balle. Peres dit qu’il allait enquêter sur la question. Bettati attend toujours les résultats de cette investigation.

Il inaugura le dîner en récitant par cœur plusieurs vers de La Henriade, de Voltaire, au sujet du Massacre de la Saint Barthelemy, au cours duquel les catholiques massacrèrent les protestants, massacreurs et massacrés invoquant Dieu en choeur. La conversation tourna autour de Voltaire, et tous les participants au dîner avaient quelque chose à dire à propos de ce combattant de la liberté du XVIIIème siècle. Oui, Voltaire. Voltaire, lui qui ne fut l’écrivain-marionnette d’aucun régime. Voltaire, lui qui était l’antithèse absolue de l’écrivain israélien abonné aux vols internationaux. Quand son pays perpétrait des injustices, Voltaire se battait contre lui, en face à face. Un buste de Voltaire, en marbre blanc, était installé sur une console. Et je me demandais : l’un quelconque des écrivains hébraïques invités au Salon français du livre serait-il capable d’avoir une conversation civilisée comme celle-ci, au sujet d’un écrivain que ne fût pas lui-même ? Et vise un peu : toute cette culture, ici, dans cette rencontre de hasard entre Parisiens !...

Bettati avait été le complice de Kouchner, dans l’écriture d’une tragicomédie en vers alexandrins classiques, une parodie du monde politique français qui eut un certain succès sur scène, et qui fut par la suite réédité à quatre reprises, sous forme de livre. Comme Bettati, Kouchner est un virtuose de l’alexandrin, ce vers de douze pieds, qui atteignit le sommet de la perfection sous la plume de Racine, de Corneille et de Molière, au XVIIème siècle.

Wouâ, la honte : où sont les ministres israéliens capables d’écrire de la poésie ? Certains sont même incapables de parler correctement l’hébreu. Quand vint mon tour de parler, je procédai à un passage en revue rapide des invités. Vous connaissez tous les grands noms de la littérature israélienne, dis-je. Mais qui, ici, parmi vous, a réellement lu un livre israélien ? Tous, absolument tous, sans exception, ils reconnurent qu’ils n’en avaient lu aucun. Ainsi, le mystère était résolu : ce qui était représenté, au stand d’honneur du Salon du Livre de Paris, ça n’était que la coquille extérieure de la littérature israélienne, et personne n’avait la moindre envie de pénétrer sous cette coquille, car ils savaient que ce qui s’y cache, c’est cette balle en plomb dont Peres continue à prétendre qu’elle est en caoutchouc.

Où étaient passés les acheteurs, alors ? Et il y en avait beaucoup, se pressant dans le stand israélien et achetant les livres d’écrivains hébraïques, tant en traduction qu’en version originale, en hébreu. Qui, parmi eux, avait acheté ces quatre exemplaires des poèmes en hébreu d’ Israël Pinka (ce qui est encore plus curieux, quand on sait qu’il n’y eut absolument personne pour assister à son débat, dont l’animateur était Emanuel Halperin, débat qui dût être supprimé…) Les seuls qui achetaient des bouquins étaient des juifs. Les ex-Israéliens en achetaient. Et puis aussi quelques amoureux fidèles de la Terre Sainte, de divers pays. Mais le large public n’était pas intéressé, ni par Israël, ni par ses problèmes. Les enfants et les jeunes allaient tout droit dans les stands proposant des bandes dessinées. Et puis il y avait une très longue queue devant le stand où Charles Aznavour dédicaçait son dernier bouquin.

Chez Bettati, le clavier du piano était ouvert. Je demandai qui jouait du piano ? « J’en joue, ou, plutôt, j’en jouais », me dit-il. Puis, comme s’il parlait de quelque chose qui se fût passé la veille, il raconta comment cela s’était passé, quand trois officiers SS avaient fait irruption dans la maison familiale, pour emmener son grand-père : son grand-père – qui était juif, lui aussi, et membre de l’underground – s’était enfui par la fenêtre. Après quoi, afin de détendre l’atmosphère, la première chose que fit son grand-père, ce fut de demander au jeune Bettati de jouer. Il entama une sonate de Schubert. Un des SS était assis à côté de lui, et corrigeait son interprétation. Grâce à ce piano, là, devant moi, son grand-père avait été sauvé. Bettati est un quart-de-juif. Le nom de famille de son grand-père était Provençal ; c’est une famille qui a donné plusieurs grands noms dans les domaines de la finance et des sciences.

Là, pour le coup, j’ai senti que la coquille se fissurait, et qu’à l’intérieur, il y avait cette chose que, nous autres Israéliens, nous avons perdue – la chose qu’aucun stand d’honneur israélien, dans aucune foire du livre, ne nous rendra jamais. Et cette chose, c’est la richesse infinie qu’il y a à être à la foi un juif et un non-juif, d’appartenir à cette culture et à cette autre culture, de jouer Schubert et de réciter Voltaire, et aussi de combattre les nazis et d’opérer de jeunes Palestiniens blessés, à Naplouse.

Et dire qu’ils voyagent d’un pays à l’autre, les écrivains israéliens abonnés à El Al, et que dans chacun de tous ces pays, ils ne font que répéter le même show que j’ai vu, ici, à Paris. Qu’ils répondent aux mêmes questions qu’on leur a posées, ici, et qu’ils expriment, avec la même passion qu’ils ont affichée ici, à Paris, leur engagement envers le pays qu’à la fois ils aiment et abhorrent. Et pourquoi ce pays ne serait-il pas aimé, ce pays, si, en en étant les écrivains représentatifs, ils peuvent s’éclater à l’infini ? S’éclater, et puis pleurer, of course…

Deux jours avant mon départ, tôt, le matin, j’ai reçu un appel téléphonique, à mon bureau au journal (Haaretz), d’une femme qui se plaignait ne pas avoir reçu son canard, ce matin-là. Je lui ai dit qu’elle n’était pas au service des abonnements, et avant de transférer son appel au bon numéro, elle m’a demandé mon nom, et je lui ai demandé le sien. Il s’avéra que c’était la veuve de l’écrivain Shlomo Nitzan, disparu voici deux ans dans une totale obscurité. L’homme avait arpenté les estrades de la littérature, il avait été le rédacteur en chef de la revue Mishmar Layeladim, et tout ce qui fut écrit sur lui, après sa mort, ce fut une brève, sur le Yediot Aharonot version internet, qui suscita une demi-douzaine de présentations de condoléances. « Je m’appelle Nehama », me dit-elle, d’une voix pleine de tristesse. Mais, hélas, je n’en ai pas, de ‘nehama'… » (ce mot signifie ‘consolation', en hébreu) »

Ô, vous, vous tous, écrivains israéliens à succès, je vous en supplie : conservez cet exemple à l’esprit, lors de vos prochains déplacements au long cours ! Shlomo Nitzan était un écrivain très connu, de son temps, comme vous l’êtes, vous, aujourd’hui. Or, aujourd’hui, plus personne ne se souvient de lui. Parce que le pays que vous voulez si ardemment représenter vous oubliera dès l’instant où vous ne lui serez plus d’aucune utilité. D’autres viendront, qui prendront votre place, et aucun buste de vous n’ornera jamais le salon d’aucun diplomate d’aucun ministère des Affaires étrangères, et les vers de vos poèmes ne seront jamais récités lors de leurs dîners.

Alors : profitez en bien : éclatez vous un max, et continuez à voyager !

Source : Haaretz

Traduction : Marcel Charbonnier

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