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Nation arabe - 6 avril 2017
Par Mounir Shafiq
Entretien réalisé par Mohammed Taleb, philosophe algérien, et propos recueillis, à Beyrouth, par Lina Kennouche, journaliste et universitaire algérienne.
Monsieur Mounir Chafiq, parlez-nous tout d'abord de votre famille et de votre région d'origine en Palestine ? Avez des souvenirs de la Palestine avant la Nakba de 1948 ? Comment vous et votre famille avez vous vécu cet événement ?
Je suis né à El-Qods dans le quartier de Qatmoun, qui aujourd'hui se situe dans ce que l’on appelle « Jérusalem-Ouest ». Je me souviens parfaitement de la Palestine historique, celle d'avant la catastrophe de 1948, car à cette époque, j’accompagnais mon père, qui était avocat, dans ses déplacements. Je me remémore Bir Assabe', el-Khalil (Hébron), Bayt Lahem (Bethléem),
Gaza et d’autres villes du Nord et du Centre de la Palestine. J’ai d’agréables souvenirs de ces années, de ces quartiers, des amis d’enfance, de notre quotidien. Nous vivions confortablement à l’époque. J’avais douze ans au moment de la Nakba, et de l'expulsion massive des populations. Personnellement, je n’ai pas connu la tragédie des Palestiniens qui ont quitté leurs villes et villages pour des camps de réfugiés, notamment au Liban, car notre famille a quitté Jérusalem-Ouest pour Jérusalem-Est (qui à l’époque n’était pas encore comprise dans la zone occupée).
Je n’ai donc pas vécu dans une tente, ni éprouver les longues files d’attente pour recevoir une ration alimentaire comme les milliers de Palestiniens expulsés en 1948. Mais le fait même d’avoir été forcé par les sionistes à quitter le quartier de mon enfance a déclenché en moi une très grande haine contre ceux qui nous ont chassés de notre maison et de notre pays. Cette haine n’était pas seulement dirigée contre les Israéliens, elle ciblait également les puissances coloniales et les régimes arabes. La Nakba a été la première raison de l’engagement politique et le choix d’une vie dédiée au combat.
Quel fut votre engagement politique lors des années 1950-1960 ?
J’ai participé aux grands combats politiques de ces décennies, comme par exemple la lutte contre les projets d’installation des réfugiés palestiniens dans les pays arabes (Projet Johnson), ou encore contre le Pacte de Bagdad, ce bloc politique réactionnaire, pro-occidental et pro-impérialiste. Dans cette période, j'étais membre du Parti Communiste Jordanien. En 1955, j'ai été arrêté et emprisonné pendant 10 ans (1). Au cours de mes cinq dernières années de détention, des divergences politiques avec la direction du PC jordanien s’étaient approfondies. Bien sûr, je n’ai pas voulu rendre publiques ces contradictions, en particulier pour maintenir le moral des troupes et ne pas affecter l’engagement des autres militants communistes qui étaient emprisonnés avec moi. Je craignais en effet de provoquer des divisions au sein du parti. Après ma libération en 1965 (dans le cadre d’une amnistie générale), j’ai fui la Jordanie (1966) pour me rendre au Liban. Durant les années 1966-1968, je suis devenu un militant indépendant, n’appartenant plus à aucune organisation politique. C'est dans ce contexte que je commençais à prendre connaissance des thèses du Mouvement de Libération Nationale Palestinien Fatah.
Le Fatah est apparu à partir de la fin des années 1950 comme le plus important cadre politique de la résistance palestinienne. Pourquoi avoir fait le choix du Fatah, alors que d'autres jeunes rejoignaient le Front Populaire pour la Libération de la Palestine ?
Les raisons qui m’ont poussé à rejoindre le Fatah sont liées en réalité aux divergences que j’entretenais avec le Parti Communiste Jordanien, et elles étaient à la fois intellectuelles et politiques. Une conviction était profondément ancrée en moi, celle de la nécessité de s’opposer à la très grande dépendance idéologique et politique des communistes arabes vis-à-vis de l’URSS. J’étais également en opposition avec le PC jordanien sur son analyse et son positionnement à l'égard de la cause palestinienne. En effet, ce parti, comme d'ailleurs les autres partis communistes, appelait à l’application des résolutions internationales, notamment celles concernant le partage de la Palestine en deux États. Sur un autre plan, je considérais que le PC jordanien devait défendre de manière claire la revendication de l’unité arabe et sortir des atermoiements sur cette question. Plus généralement, vers la fin des années 1960, je suis arrivé à la conclusion que la pensée et les modes d’action de la gauche qui dominait dans le monde arabe à ce moment étaient très influencés soit par le pôle soviétique soit par le pôle européen ; d'où ce déphasage avec la « ligne des masses » arabes et leurs aspirations. Cette notion de « ligne de masse » est d'ailleurs l'un des principaux acquis théoriques que je garde de cette période.
Lorsque je me suis familiarisé avec la pensée du Fatah, j’ai constaté qu’il défendait la position juste sur la cause palestinienne. J'approuvais en particulier l’engagement dans la lutte armée que je percevais comme un acte révolutionnaire d’une grande importance pour les peuples de la région. Le contexte politique de la période, dans le monde arabe, était favorable à ces thèses, notamment après la guerre de juin 1967 et l’occupation de la Cisjordanie , de Gaza, du Sinaï et du Golan. La ligne que représentait Gamel Abd el-Nasser - et que je soutenais lorsque j’étais au PC jordanien ! - considérait que la résistance palestinienne devait, coûte que coûte, mener son propre combat. Gamal Abd el-Nasser disait que « la résistance est née pour vaincre et elle vaincra ». L’idée en vogue, dans les années 1950-1960, était que la route vers El-Qods passait par les capitales arabes. Cela signifiait qu'il fallait libérer les pays arabes avant d'envisager la libération de la Palestine. Cette thèse fut battue en brèche après la défaite de 1967. A partir delà, le discours qui émergeait posait l’affirmation de la lutte pour la libération de la Palestine comme levier pour la révolution arabe, l’unité arabe. Le Fatah fut justement l’expression politique et organisationnelle de cette nouvelle orientation.
J’ai donc rejoint le Fatah en adhésion avec ces principes. Je pensais d’ailleurs que la lutte armée contre l’occupation sioniste devait être le moteur de l’action des mouvements de gauche en lieu et place des autres slogans et combats que j’estimais secondaires. D'une certaine manière, les thèses que je défendais étaient proches de celles des mouvements communistes qui menaient des combats de libération nationale, comme le PC vietnamien sous la direction de Hô Chi Minh, ou le PC chinois avec Mao Zedong, en passant par la révolution cubaine dirigée par Fidel Castro.
Au sein du Fatah, vous faites partie du courant nationaliste arabe, et même de tendance marxiste. Dans le contexte de l'époque, le mouvement révolutionnaire arabe était partagé entre plusieurs écoles idéologiques. Vous, vous vouliez faire la synthèse entre le nationalisme arabe et le marxisme. Pourquoi était-il nécessaire à l'époque de relier ces deux courants de pensée ?
J’ai commencé par être marxiste avant d’être nationaliste arabe. Mais, même lorsque j’étais au PC jordanien, et en me fondant sur ma compréhension du marxisme à l’époque, je considérais qu’un marxiste devait défendre la libération de la Palestine, l’unité arabe, se considérer comme partie prenante de l’histoire de l'Oumma, assumer le patrimoine historique et culturel arabo-musulman. Je disais aux communistes que les militants du parti Ba'th ou ceux du Mouvement des Nationalistes Arabes ne devaient pas être plus nationaliste arabe que nous ! Il nous faut être à l’avant-garde des combats pour la libération de la Palestine et l’unité arabe, car ce combat est le nôtre et ne doit pas rester le monopole des organisations qui se revendiquent du nationalisme arabe.
J’avais bien évidemment tout un argumentaire qui s’appuyait sur la pensée de Karl Marx et l’expérience des mouvements communistes de par le monde afin d'étayer mes thèses et contrer le discours porté par les partis communistes arabes. Je leur demandais, par exemple : « Comment pouvez-vous soutenir Lénine qui a œuvré pour l’unité de tous ces peuples et de toutes ces républiques qui composent l'Union soviétique, qui a réuni toutes ces nationalités en un seul État, et refusez l’unité arabe ? » Je me référais également à Mao Zedong en les interpellant sur le fait qu’il a non seulement réunifié la Chine, mais poursuivi le combat pour reprendre Hong Kong ou Taïwan à la domination occidentale. Sous la direction de Hô Chi Minh, le PC vietnamien s’est engagé dans une guerre effroyable qui a coûté la vie à 4 millions de personnes, non seulement pour libérer le Nord du Vietnam de la présence française, mais pour réunifier le Nord avec le Sud. Comment expliquer que ces communistes dans le monde aient été aussi loin dans le combat pour l’unité et la souveraineté nationale et que nos partis communistes aient été démissionnaires sur la question du combat pour l’unité ?
Les partis communistes qui se réclamaient d'un marxisme classique, à l'occidentale, acceptaient comme point de départ de toute analyse et de toute action politique la division du monde arabe en États territoriaux. Ils n’appelaient pas à une réunification. Même le PC en Syrie et au Liban, qui pendant un temps a formé un seul parti, s’est scindé en deux, en 1943, au nom de la nécessité de respecter la souveraineté du Liban et de la Syrie !
J’ai toujours pensé que le marxisme dans le monde arabe était né dénaturé, ayant mal intégré les réalités de la région et les priorités des peuples. Distinguer les taches nationales du combat pour la justice sociale n’a aucun sens dans les pays arabes. J’estimais pour ma part que le principal problème pour les peuples arabes et pour la classe ouvrière arabe résidait précisément dans la division du monde arabe et de la faiblesse qui en résultait. Ce problème se densifiait du fait de la consolidation des États territoriaux et des rapports conflictuels qu’ils entretiennent entre eux.
Si le projet nationaliste arabe a comme idée centrale l’unité du monde arabe, alors la gauche devrait également avoir comme projet central l’unité du monde arabe. Aujourd’hui, j’ai ce même débat avec les « islamistes ». Je considère que l’unité arabe doit être une priorité politique pour les mouvements islamiques, car il ne peut y avoir de renaissance arabe, de développement ou d’indépendance réelle sans unité arabe, ou du moins sans renforcement de la solidarité et de la coopération entre les États et les pays arabes.
Aviez-vous dans les années 1960 et 1970 des relations politiques ou des dialogues intellectuels avec Naji ‘Alloush, Yassin el-Hafiz, Elias Morqos ?
Effectivement. Naji 'Alloush était en accord avec ces orientations générales sur le marxisme, le nationalisme, l’unité arabe. J'ai d’ailleurs une dette envers cet homme parce que c'est lui qui m’a fait connaître la pensée du Fatah et poussé à l’écriture. J’ai beaucoup dialogué avec Yassin el-Hafiz et Elias Morqos, qui étaient très proches l’un de l’autre. Certains de nos échanges ont été publiés. Le différend majeur que nous avions concernait essentiellement la cause palestinienne et la question de la résistance. Nous étions aussi en opposition sur la question du nationalisme arabe. Yassin el-Hafez, davantage que Elias Morqos, a d’abord était nationaliste arabe avant de devenir marxiste. On retrouve cette même trajectoire chez Nayef Hawatmeh, leader du Front Démocratique pour la Libération de la Palestine.
J'étais persuadé que la tentative de greffer le marxisme à la pensée du parti Ba'th et à celle du Mouvement des Nationalistes Arabes allait les affaiblir, sans pour autant les transformer en mouvements de gauche révolutionnaire. Je soutenais qu’ils avaient un rôle historique à jouer avec les thèses strictement nationalistes arabes qui étaient les leurs et les objectifs qu’ils défendaient. Chercher coûte que coûte à en faire des mouvements marxistes ne manquerait pas de les déstabiliser. Pour prendre une image, ces groupements étaient comme ce moineau qui voulait imiter la pie. Non seulement, il n’est pas parvenu à l’imiter, mais, en plus, il a oublié comment volait un moineau !
La question de l'islam se pose vers la fin des années 1970. Elle semble double : personnellement, vous devenez musulman, alors que vous étiez issu d'une famille chrétienne orthodoxe, et politiquement, le courant dit « maoïste » que vous animez au sein du Fatah passe d'un national-marxisme vers un national-islamisme. Pourriez-vous nous parler de ce double mouvement ?
D'abord, je voudrais préciser que même si la révolution islamique en Iran va jouer un rôle important dans les années 1980, ce double mouvement l'a précédé. En fait, dès que j'ai commencé mes travaux d'écriture, aux débuts des années 1970, j’ai découvert l’importance de l’islam dans l’histoire arabe. Mais pour approfondir cette appréhension de la centralité de l’islam dans l’histoire de la Nation arabe et dans la vie sociale et politique contemporaine, et pour avoir une meilleure compréhension de cela, il était nécessaire d'opérer une rupture avec cette attitude distante qui caractérisait les mouvements de gauche, et les mouvements laïcs en général. L’un de mes premiers ouvrages, consacré à l’art de la guerre, est paru en 1971. C'est un livre important dans mon itinéraire, car on y trouve une approche sensiblement différente, si on la compare à de nombreux auteurs arabes, de l’islam et de l’histoire arabo-musulmane. J'ai consacré, en effet, toute une partie de ce travail à l’art de la guerre dans le monde arabe et notamment chez certains chefs militaires musulmans. Mon idée, ma méthode était toujours de souligner le besoin de partir de notre contexte singulier, de notre histoire, de nos spécificités culturelles. Je dresse dans ce livre une comparaison entre les guerres napoléoniennes (qui furent un grand moment de basculement dans l’histoire de la guerre) et les guerres menées par les musulmans, je pense par exemple à l'illustre chef Khâlid ibn el-Walid. Ce travail m’a valu de virulentes critiques de la part d'une figure de l’extrême-gauche de l’époque, le tunisien Lafif Lakhdar, qui se demandait comment un marxiste pouvait entretenir ce rapport sensible et positif à l’Islam et à l’histoire arabo-islamique. Cette analyse sur l'art de la guerre dans une perspective islamique ne fut pas une exception, et toujours dans ces années 1970, j'ai rédigé de nombreux articles et études consacrés à l’histoire arabe, l’unité arabe. Il y avait aussi une série de textes dans lesquels je constatais l’importance du rôle de l’islam dans la réalisation de l’unité arabe et dans la formation même de la Nation arabe.
Je considère que l’Islam est la plus grande révolution qui a jamais eu lieu dans l’histoire arabe. Je me suis appuyé sur la singularité du contexte arabe et sur une lecture endogène de l’islam pour me démarquer radicalement des lectures marxistes classiques. En conclusion, et par analogie, je dirai que j’ai tenté de faire 40 ans plutôt ce que le parti communiste russe essai de réaliser aujourd’hui, à savoir la réhabilitation du christianisme orthodoxe. Sans cela, aucune compréhension de l’histoire de la nation russe n'est possible. Bien évidemment, la révolution islamique en Iran est venue conforter ce travail intellectuel. Le renversement de l’un des piliers de la domination impériale dans la région par une grande révolution populaire ne pouvait que renforcer ma pensée (2).
Des années 1970 à nos jours, vos cadres organisationnels militants ont été nombreux, de la célèbre Brigade estudiantine jusqu'à la Tendance Islamique Combattante, en passant par le Bataillon du Jihâd Islamique. Quel était votre projet ?
Toute cette expérience commence effectivement dans les années 1970 avec création la Brigade estudiantine (Katiba el-Tullabiyya) qui deviendra dans les années 1980 la Brigade el-Jarma. C'est à partir de cette matrice que naîtront le Bataillon du Jihâd islamique. Mais en vérité, cette aventure fut une un aventure collective, et ces diverses organisations sont le fruit d’une collaboration entre un groupe de personnes ; je ne peux revendiquer à moi seul la paternité de cette expérience.
Nous avons travaillé ensemble pour créer ce courant qui joue encore aujourd'hui un rôle important dans le combat pour la libération. Si mon nom était plus connu que celui de mes collaborateurs, cela est uniquement dû au fait que j’étais en charge de l’écriture, de la théorisation. Mais toute l’action organisationnelle et militaire était prise en charge par d’autres frères. Pour être encore plus précis, je voudrais préciser qu'une partie des textes que j’ai produits était le résultat de l’interaction permanente avec ces autres militants dirigeants. C'est collectivement que nous avons mis en place notre ligne théorique et politique.
La création des Bataillons du Jihâd islamique a d’abord été l’idée de deux personnes, qui étaient des cadres militaires du Fatah à l’époque et qui avaient appartenu à notre Brigade estudiantine, Mohammed Bheiss (appelé aussi Abû el-Hasan Qâsim) et Mohammed Sultân (appelé aussi Hamdî 'Adwân). Face aux tentatives disparates des militants islamistes qui appartenaient à différents groupes de mener des actions contre l’occupation israélienne, l’idée était de fédérer, ces forces sous un même étendard, dans un cadre unifié, le Bataillon du Jihâd islamique.
Cette expérience a suscité de nombreuses interprétations : la Brigade estudiantine était un courant maoïste dans la révolution palestinienne, un levier pour la révolution socialiste arabe, une synthèse entre la gauche et l’islam, ou tout cela à la fois. Tout cela n'était pas faux, mais pour moi, de mon point de vue d’animateur de ce courant, la Brigade estudiantine entendait d'abord créer une dynamique opposée à la nouvelle tendance dominante du Fatah qui acceptait la partition de la Palestine historique et renonçait à la perspective d’un seul État sur toute la patrie perdue. Cela remonte à 1973, quand le Fatah a adopté une ligne politique contre ses propres positions originelles. Ma vision politique n’a pas changé depuis cette période ! Une vision fondée sur quatre principes : libération totale de la Palestine, résistance, révolution et unité arabe. Pour moi, la Katiba devait représenter la ligne historique de l’OLP, celle de 1969.
Le constat de départ que nous faisions était que les forces et les mouvements à l’initiative de la création de la résistance palestinienne armée à la fin des années 1960, et durant les années 1970 et jusqu’au début des années 1980, vieillissaient et commençaient à s’affaiblir. Devant la montée de la tendance favorable à un compromis politique avec l’entité sioniste, la création du Bataillon du Jihâd Islamique entendait injecter du sang neuf dans les veines de la résistance palestinienne et à compenser l’affaiblissement des composantes nationales et laïques. La création d’une nouvelle force capable de remobiliser le peuple palestinien dans le combat contre l’occupation était notre but. Tous ceux qui ont ensuite fait partie de ces expériences ne partageaient pas nécessairement cette même conviction, mais les fondateurs de ces organisations, particulièrement Mohammed Bheiss et Mohammed Sultân avaient cette idée à l’esprit. Ils seront assassinés avec Marwan Kayali, à Limassol (à Chypre) le 14 février 1988 par les services israéliens pour leur rôle historique, organisationnelle et militaire dans la création de ces organisations révolutionnaires.
En 1989, le Centre d’Étude pour l'Unité Arabe organise au Caire une première grande rencontre entre les courants nationaliste arabe et islamiste. Et vous-même participez à la création du Congrès Nationaliste et Islamique, dont vous êtes le coordinateur ? Pourquoi ces dialogues sont-ils si importants ?
Tout simplement parce que l’unité arabe, la renaissance de la nation arabe et la libération de la Palestine sont des tâches extrêmement difficiles à accomplir, et elles ne peuvent être prises en charge par un seul courant idéologique et politique. Il est nécessaire donc de créer le front le plus large qui engloberait les nationalistes, les forces de gauche, les démocrates, les islamistes, pour prendre en charge ces questions nationales. Certains appellent ce front le « bloc historique », concept qui a été utilisé par le marxiste Antonio Gramsci. Il s’agit de rappeler que les grands changements dans l’histoire sont le fait de blocs historiques, et non pas d’un seul courant idéologique ou d’un seul parti politique. C’est dans une perspective de refondation théorique de l’idée du bloc social historique capable de prendre en charge ces missions nationales que le dialogue est crucial entre ces deux composantes essentielles du mouvement national arabe.
Quelle est votre définition de l'arabité ?
Pour moi, l’arabité constitue le dénominateur commun entre l’ensemble des citoyens des pays arabes. Je ne pense pas qu’une race arabe existe. En revanche, il y a bel et bien une histoire et une culture commune aux habitants de cette région qui vivent ensemble depuis des siècles. Cette histoire et cette culture sont à l’origine de la construction de l’arabité. Il fut un temps où la définition de l’arabité était articulée à l’origine des personnes : les Arabes seraient ceux qui ont une origine ethnique arabe. Dans mon esprit, la définition de l’arabité doit être la plus large possible : sont Arabes tous ceux qui vivent dans le monde arabe et qui partagent sa culture et son histoire indépendamment de leurs origines. Ainsi, les Kurdes, les Arméniens ou les Amazigh, dans la mesure où ils sont parties prenantes de cette histoire culturelle arabe appartiennent à la Nation arabe.
Et l'islam ?
L’islam est la composante essentielle de l’identité de la Nation arabe et il fait partie intégrante de leur histoire, de leur culture, y compris pour les chrétiens arabes, J’avais écrit un article en 1980 intitulé « Les chrétiens arabes sont des musulmans qui vont à l’Eglise » ! En effet, l’islam, en plus de sa dimension liée à la foi, constitue une référence intellectuelle générale pour la renaissance de la Nation arabe. L’islam est également, en lien intime avec l’arabité, un puissant facteur pour l’unification des peuples de la région.
Et la Renaissance (nahda) ?
La Nahda se définit par un certain nombre d’objectifs politiques : la libération et l’indépendance des pays arabes, l’unité arabe, la libération de la Palestine et la justice sociale. Bien sûr, ces objectifs politiques sont en rapport étroit avec le besoin d'un renouveau intellectuel, culturel et scientifique.
Quelle est votre expérience de l'Algérie ? L'Algérie, comme État et société, a toujours été attaché à la cause palestinienne, refusant les compromis et les négociations qui se feraient au détriment du droit palestinien. Comment expliquez-vous cette constance ?
Pour notre génération, l’Algérie a été dans les années 1950 une cause centrale. Nous avions tous en mémoire l’histoire du combat national mené en Algérie et c’était pour nous un modèle de mouvement de libération menant une lutte acharnée contre une puissance coloniale. Après 1962, l’Algérie a continué à être perçue comme un pays situé à l’avant-garde dans la défense de l’indépendance nationale, du non-alignement, de la création du Groupe des 77 pour la promotion d’un Nouvel Ordre Économique International plus juste.
S’agissant de la cause palestinienne, l’Algérie a été le premier pays à apporter un soutien substantiel et je dirai même à « enlacer » la résistance palestinienne. Cette particularité est liée à son histoire coloniale, au sentiment d’un destin partagé, au nationalisme, ainsi qu’à islam. Selon mes informations aujourd’hui, le Hamas et le Mouvement du Jihâd Islamique en Palestine espèrent d'ailleurs obtenir de l’Algérie un soutien équivalent à celui qui fut offert à l’époque au Fatah.
Quel regard portez-vous aujourd'hui sur l’œuvre de Malek Bennabi et avant lui sur le travail de l'Association des Oulémas Algériens du cheikh Ibn Badis ?
Je suis bien plus proche des écrits d’Ibn Badis que ceux de Malek Bennabi. Avec tout le grand respect que j’ai pour Malek Bennabi, ses thèses notamment sur la civilisation et la « colonisabilité » sont discutables. Un non Algérien aurait pu se tromper et parler, lui, de colonisabilité, mais c’est très étrange de la part d’un Algérien qui connaît l’histoire de son pays et qui peut constater que, depuis le 19eme siècle et jusqu’au déclenchement de la guerre de libération nationale, les Algériens n’ont pas cessé de se rebeller contre le colonialisme. L’histoire de la colonisation est aussi celle de toutes ces révoltes réprimées : du combat mené par Abd el-Qader el-Jazairi à la révolte des Ouled Sidi Cheikh, les deux tiers du peuple algérien ont été décimés par le colonialisme pour que celui-ci puisse contrôler l’Algérie. Où est donc la colonisabilité? Il y a eu des expériences similaires dans d’autres pays. Le problème principal réside dans la supériorité militaire occidentale très largement liée au développement des technologies à la fin du 19eme et début 20eme siècles. C'est cette supériorité qui a permis de maintenir la domination occidentale sur cette partie du monde. Les puissances coloniales n’ont pu imposer leur domination qu’à la suite d’invasions militaires. Ils ont dominé la majeure partie du reste du monde, la Chine, l’Inde, l’Asie, les Amériques, comment parler de colonisabilité en parlant seulement de l’Algérie ?
Quelle est votre perception des nouvelles alliances géopolitiques qui se dessinent aujourd'hui ?
Le problème est qu’aujourd’hui, nous sommes face à des équations internationales et régionales en pleine transformation. Ce qui est en train d’advenir n’existait pas auparavant. Depuis ces six dernières années, si l’on tente d’analyser quelles sont les puissances déclinantes et quelles sont les forces émergentes, on s’aperçoit que nous vivons dans un processus de transformations accélérées et qu’il est difficile de savoir jusqu’où il va aboutir. Les rapports de force ne sont pas encore stabilisés. Mais je pense que ces changements sont favorables aux peuples de la Nation arabe, car je constate que tout ce qui a été construit sous le joug des puissances coloniales depuis la fin de la première mondiale est en train de se désintégrer. Je n’ai pas de regret fondamental quant à cette profonde remise en cause. Certes, nous sommes confrontés à des situations sociales, politiques, humaines qui peuvent paraître désastreuses, mais ces processus aboutiront nécessairement à une grande réorganisation politique et sociale.
Notes
(1) Le Parti Communiste Jordanien, qui venait de se créer en 1948, a subi une très forte répression de la part du régime jordanien. Son Secrétaire Général, Fu'ad Nassar, arrêté au mois de décembre 1951, fut condamné à 10 ans de prison. En 1953, les autorités adoptent une loi qui condamne les cadres du PCJ aux travaux forcés.
(2) En 1979, les révolutionnaires iraniens mettaient à terre la monarchie du Shah d'Iran qui, depuis longtemps, était devenue un soutien stratégique à l'impérialisme occidental, et un allié de l'Entité sioniste.
Mounir Chafiq est l'un des principaux théoriciens de la synthèse doctrinale nationale-islamique, à l'interface entre les pensées nationaliste arabe et musulmane. Venant de la sphère du marxisme, ce Palestinien né en 1936 à incarné les aspirations de toutes une génération palestinienne et arabe à la libération de la Palestine, à l'unité arabe et à la renaissance civilisationnelle musulmane. Ancien cadre du Parti Communiste Jordanien, puis du Fatah, dont il animera, avec d'autres militants, l'aile « maoïste » (Katiba el-Tullabiyya, la « Brigade estudiantine »), il sera aussi le responsable à Tunis du Centre de planification de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). Il contribuera à la consolidation du pôle national-révolutionnaire et islamique au sein de la révolution palestinienne, avec notamment le Bataillon du Jihâd islamique en Palestine (Sarâyâ el-Jihâd el-lslâmî) et la Tendance Islamique Combattante (el-Itijâh el-Islâmî el-Mujâhid). Mounir Chafiq a également été le Coordinateur de la Conférence Nationaliste et Islamique, constituée en 1994, à Beyrouth, à l’initiative du Centre d’Étude pour l’Unité Arabe. Il a fondé la revue el-Mouazin, éditée à Beyrouth. Il a publié de nombreux ouvrages, comme L’Islam en lutte pour la civilisation, Al-Bouraq (1992), L’Islam et les défis du monde contemporain, Al-Bouraq (1995).
Les Travaux de l'Institut Frantz Fanon (avril 2017)
Centre indépendant, l'Institut Frantz Fanon n'est pas engagé par les propositions théoriques et les positions politiques des personnes interviewées dans le cadre de ses activités. Il entend mener avec elle un débat constructif pour permettre l'éclosion d'une pensée alternative dans les pays du Sud, et notamment du monde arabe. Les notes de bas de page des entretiens sont de la rédaction.
Source : Nation Arabe
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