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Palestine - 11 mars 2019
Par Nick Rodrigo
Cette étude en 3 parties (4 annoncées mais nous n’avons pu trouver le 4ème) de Nick Rodrigo, associé de recherche au Centre afro-moyen-oriental de Johannesburg, a été publiée en octobre/novembre 2015 sur le site en anglais The New Arab, Al-Araby Al-Jadeed
3ème partie : Les institutions de la capitulation
Dans la deuxième partie, nous avons retracé l’histoire du Mouvement national palestinien (MNP) depuis sa rupture avec l'emprise paternaliste du monde arabe, en passant par les années de sumud, jusqu'au compromis historique des accords d'Oslo. En reconnaissant Israël à la Conférence de Madrid, le MNP a obtenu une reconnaissance mais au nom de son oppresseur colonial et des idéaux hégémoniques plus larges du système international contemporain.
Manifestation contre la politique libérale du Premier ministre Salam Fayyad et les hausses du coût de la vie, Hébron, 4 septembre 2012 (Photo: Reuters - Mussa Qawasma)
En reconnaissant Israël, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a également approuvé tacitement ses principes fondateurs, à savoir le nettoyage ethnique et la maximisation des terres. Oslo et les Protocoles de Paris qui l’accompagnent ont enraciné la dynamique socio-économique d’un projet de colonisation de peuplement, entérinant l’Autorité palestinienne (AP) comme son gestionnaire sous-traitant. Pour conceptualiser la façon dont Oslo a accouché des institutions de la capitulation qui ont joué un grand rôle dans le maintien des infrastructures de l’occupation, l’expropriation des terres et le déplacement, il est important de revenir à la manière dont Frantz Fanon nous a avertis sur le développement du néocolonialisme après l’indépendance.
La prophétie de Fanon
En 1958, Charles de Gaulle avait renforcé la présence militaire de la France en Algérie, tout en amenant les anciennes colonies à s’éloigner du drame qui se déroulait en Algérie par le biais de l’appartenance à la « Communauté française » ; cette tactique a permis d’exercer des pressions diplomatiques et militaires sur le Front de libération nationale (FLN). Pendant ce temps, la critique de Fanon de la bourgeoisie nationale en tant qu’empêcheur du développement d’une praxis révolutionnaire véritablement décoloniale a commencé à se cristalliser en une polémique cohérente. Il a exprimé certaines de ses pensées dans Un colonialisme moribond, mais ce sont Les damnés de la terre, publiés à titre posthume, qui sont devenus le testament politique de Fanon. Ce texte incendiaire est un manuel de terrain destiné aux mouvements de guérilla indigènes ainsi qu’un exposé de l’esprit particulier qui a motivé les mouvements décoloniaux des années soixante. L’examen de Fanon du leadership bourgeois émergent en Afrique, et ses attaques virulentes incessantes contre ses trahisons (1), résonnent haut et fort lorsque l’on fait le parallèle avec le leadership palestinien post-Oslo.
Fanon note qu'une révolution différée par une conception myope du statut de nation peut conduire à « la confusion néolibérale universaliste pour déboucher, parfois laborieusement, sur la revendication du statut de nation ». L'évolution vers la reconnaissance réduit les éléments révolutionnaires du nationalisme à ses particularités, entravant le développement d'un dialogue vraiment révolutionnaire. En vue d’obtenir la reconnaissance, la direction nationale reprendra les postes laissés vacants par le colonisateur sortant et deviendra « même pas la réplique de l’Europe, mais sa caricature ». Cette caricature, pour Fanon, est définie par un désir vorace de se remplir les poches et d'attirer le pouvoir économique des anciens seigneurs coloniaux et des puissances mondiales. Avec une extrême précision, Fanon note que le programme économique des dirigeants de l'après-indépendance attire les investissements étrangers dans les projets industriels, qui sont construits à partir des négociations en tête-à-tête ayant mené au retrait du colonisateur. Des projets hédonistes sont développés pour masquer les fuites de leurs projets économiques, qui ne contribuent en rien au développement de la nation et rapidement, la bourgeoisie nationale devient un simple gestionnaire et intermédiaire de l’investissement étranger.
La polémique de Fanon établit trois institutions qui semblent applicables au contexte palestinien :
1. Le parti : une machine politique vidée de son potentiel révolutionnaire, qui devient simplement un mécanisme symbolique et bureaucratique du système néocolonial.
2. Une bourgeoisie nationale de gestionnaires de capitaux et de bureaucrates.
3. Une armée conseillée depuis l’étranger, à qui il est demandé d’intervenir de plus en plus lorsque les contradictions post-indépendance suscitent une protestation généralisée.
Le Fatah et l’Autorité palestinienne
Fondé par Yasser Arafat en 1959, le Fatah fut jadis intransigeant sur les mérites de la résistance armée pour populariser la reconquête de la Palestine en diffusant des images sophistiquées et populaires et en exécutant des actions armées. Sa prédominance au sein de l'OLP et sa popularité dans les camps de réfugiés lui ont conféré une autorité sur toutes les autres factions après 1967. Cependant, au moment de la première Intifada (soulèvement) de 1987, le zèle jadis révolutionnaire du Fatah a été absorbé par les comités palestiniens et les organisations populaires. Dépassée par ces revendications, l'OLP dominée par le Fatah a accepté les accords d'Oslo et la création de l'Autorité palestinienne, court-circuitant ainsi l'appel populaire des mouvements de masse de l'Intifada.
Fanon note qu’après l’indépendance, la mission du parti change pour donner au peuple des instructions « d’en haut », avec des branches du parti « complètement démobilisées ». Au lieu d'un dialogue entre le peuple et le parti, de bas en haut, le parti devient un bloc entre les masses et le chef. Les rassemblements et les réunions politiques du Fatah, vidés de toute pratique ou de toute stratégie, justifient les avertissements de Fanon sur la léthargie qui démobilise le parti. L’accumulation du pouvoir politique par Mahmoud Abbas et l'intégration du Fatah dans le cadre institutionnel des institutions de l'État palestinien sont également révélatrices. Autrefois véhicule de la révolution, le Fatah est maintenant pris entre ses fantômes révolutionnaires d'antan et le maintien d'un statu quo qui profite aux apparatchiks et aux bureaucrates du parti. Le résultat fut un parti divisé, réactionnaire envers les rivaux, condamnant sporadiquement l’occupation mais selon les conditions du système international.
La bourgeoisie palestinienne et la communauté internationale
La bourgeoisie nationale palestinienne est devenue un intermédiaire pour le capitalisme mondial, mais d'une manière qui favorise l'infiltration du « capital humanitaire » occidental en facilitant la mise en place d'une structure humanitaire qui renforce le régime des droits de l'homme et de développement de l'Occident. Les accords d'Oslo ont créé un système dans lequel sa « logique » a guidé le développement d'institutions conçues pour un « État ». Le conflit a été considérablement reformulé après Oslo, passant d’une lutte anticoloniale en cours à une industrie de « renforcement des capacités » dépolitisée et axée sur le développement. Le renforcement des capacités a ouvert la voie au développement d’un secteur d'ONG qui a créé des institutions pour « un État » tout en gérant les impacts matériels de l’occupation.
Depuis Oslo, l’économie palestinienne est largement tributaire de l’aide étrangère, qui est transférée par l’intermédiaire d’un réseau complexe d’ONG. Le personnel de ces organisations est constitué par les dirigeants palestiniens, étroitement liés à l'Autorité palestinienne, ainsi qu’au Fatah. L’« ONGéisation » de la politique palestinienne a engendré une bureaucratie complexe qui travaille main dans la main avec l'Autorité palestinienne pour développer des institutions qui ne contribuent guère à renforcer une économie frappée par les effets néfastes de l'occupation militaire d’Israël. Une classe capitaliste transnationale basée dans le Golfe rejoint ces intermédiaires de la logique de financement de l’État néolibéral. Cette classe contrôle les grandes banques, les entreprises industrielles et manufacturières et les entreprises de télécommunications. Elle facilite la domination régionale des conglomérats du Golfe. L’économie palestinienne s’est développée grâce au financement des ONG et aux investissements directs dans l’économie du Golfe, mais cela n’a eu que peu d’effet sur les Palestiniens. Au lieu de cela, cette orientation économique a donné naissance à une classe capitaliste transnationale/ONG déconnectée, dont les membres tirent d’énormes bénéfices d’un investissement dans une économie qui semble ne servir que quelques privilégiés.
Collaboration sécuritaire
Fanon établit un parallèle entre la pauvreté et la stagnation du pays de l’après-indépendance avec la dépendance croissante de ses dirigeants à l’égard d’une armée conseillée et financée de l’étranger. Cependant, en Palestine, ce n’est pas une armée qui est devenue l’une des plus grandes institutions d’après Oslo, mais l’establishment sécuritaire paramilitaire coopératif, dont les actions sont coordonnées par l’Autorité palestinienne avec l’agence de sécurité intérieure israélienne du Shin Bet.
Alors que l'économie palestinienne s’est affaiblie et que l'occupation israélienne ne montre que mépris pour les droits des Palestiniens, le secteur de la sécurité palestinien est intervenu, en réprimant les protestations populaires et en empêchant les activités de résistance par des mesures préventives coordonnées avec les Israéliens. Ce réseau de coopération en matière de sécurité bénéficie d'un soutien international avec un budget de plus de 8 millions de dollars par an de la part de la mission de police de l'Union européenne pour les territoires palestiniens. Dans le même temps, la Grande-Bretagne a alloué 76 millions de livres à l'Autorité palestinienne pour la réforme de la sécurité, dont une grande partie a été consacrée aux services de renseignement de la Garde présidentielle et à la force de sécurité préventive, toutes deux dirigées par des hommes forts du Fatah. Beaucoup de ces institutions, entraînées indirectement par les États-Unis, suivent ce que l’on appelle la doctrine de Dayton, dans lequel un esprit de corps obéissant est installé tout au long de la chaîne de commandement. Ils se sont avérés complices de la torture de membres du Hamas et du Jihad islamique, ainsi que de la détention arbitraire de manifestants. L'ancien Premier ministre Salam Fayyad a défendu le système de collaboration sécuritaire en tant qu'institution clé pour aider au développement d'un « État palestinien ».
Cette posture fait écho à la compréhension qu'a Fanon des pièges de la conscience nationale lorsqu'elle est liée à la reconnaissance en fonction des conditions du colonisateur. Le secteur de la sécurité ne protège pas la nation, mais un modèle bourgeois spécifique, qui profite à la classe et aux privilèges bureaucratiques des élites bourgeoises. La représentation la plus claire de cette réalité est peut-être celle de 2007, quand une faction du Fatah, appuyée par les Israéliens et les Occidentaux, a tenté de fomenter un coup d'État dans la bande de Gaza pour déloger le gouvernement palestinien dirigé par le Hamas après sa victoire aux élections législatives de 2006.
Les institutions de capitulation en Palestine sont profondément ancrées et nombre d'entre elles sont enracinées dans un certain nombre de facteurs structurels internationaux extérieurs au contrôle des dirigeants actuels. En outre, la stagnation politique, l’étranglement économique et l’immobilité générale face à la « question palestinienne » commencent et se terminent par une occupation israélienne intransigeante et impunie. Cependant, les dirigeants palestiniens, autrefois étroitement liés sur le plan cognitif au peuple palestinien au sens large, en particulier en exil forcé, ont considérablement réduit les horizons du Mouvement national palestinien. Cela est en partie dû à leur quête de reconnaissance, mais ils imitent également l'attitude rapace de leur colonisateur. Cela a conduit à des institutions qui occultent le pouvoir asymétrique de l'occupation actuelle, légitimant ainsi un projet politique qui a échoué et qui ne sert qu’une minuscule clique.
(1) Cf. Le chapitre intitulé « Mésaventures de la conscience nationale » dans Les damnés de la terre.
* 1ère partie : Pourquoi Fanon ? Le caractère indispensable de la pensée et l’urgence de l’action, ISM-France, 8 mars 2019.
* 2ème partie : Du sumud à la capitulation , ISM-France, 9 mars 2019.
Source : Middle East Monitor
Traduction : MR pour ISM
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