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Egypte - 27 décembre 2011
Par Mohamed Al-Khalsan
L'article original, en arabe, est consultable sur Jadaliyya ici. La traduction en anglais, publiée le 23.12.2011, est consultable sur Jadaliyya ici.
Jusqu’aujourd’hui, le rôle de l’armée dans l’économie égyptienne reste un des tabous majeurs dans le pays. Durant les trente dernières années, l’armée s’est appliquée à dissimuler toutes informations concernant ses énormes intérêts dans l’économie nationale. Les Forces armées égyptiennes possèdent un pan entier de l’économie. De 25 à 45 %, selon certaines estimations. Des généraux de l’armée et des colonels sont les gérants de compagnies, malgré le fait qu’ils manquent d’expérience, de formation, et n’ont aucune des qualifications nécessaires.
Les intérêts économiques de l’armée englobent une panoplie diversifiée d’activités, allant de la vente et l’achat d’immobilier pour le compte du gouvernement au service de nettoyage, des cafétérias à la gestion des stations-service, de l’achat du bétail à la production agro-alimentaires… Toutes les informations concernant ces activités sont aisément disponibles sur les sites Web de ces sociétés et de ces usines, qui, publiquement, divulguent fièrement qu’ils appartiennent à l’armée, bien que pour certaines raisons la junte militaire considère comme illégal toute mention publique de son implication dans ces activités économiques et industrielles.
Pourquoi le budget de l’armée égyptienne n’est-il pas publié ? Est-ce parce que cela concerne la défense nationale ? Pas vraiment.
Il est certainement vrai qu’une partie du budget de l’armée égyptienne est concernée par des activités concernant la défense, comme l’achat ou la coproduction d’armes. Ces activités ont cependant peu de raison d’être concernées par la partie « confidentiel » du budget de l’armée. En fait, ces informations sur ce type d’activités sont aisément disponibles dans des rapports publics. Car très souvent, de telles activités militaires (production, achat d’armes) sont généralement en lien avec des accords avec des États étrangers qui, eux, sont légalement obligés de divulguer à leurs propres citoyens un rapport détaillé de leurs activités militaires (contrats d’armement ou coproduction d’équipement militaire) avec des pays comme l’Égypte. Cet associé est, bien sûr, le gouvernement des États-Unis, qui accorde annuellement 1,3 milliards de dollars d'aide à l’armée égyptienne par son Programme de financement militaire étranger.
Ces rapports sont visibles sur les sites Web de gouvernement américain, comme sur ceux du Département d’État, du Ministère de la Défense ou sur celui du Congrès, qui fournissent toutes les données sur des ventes d’armes américaines en Egypte ainsi que l’équipement militaire que les États-Unis produisent dans les usines militaires égyptiennes.
La partie du budget de l’armée qui est gardé secret a peu de rapport avec la défense nationale et concerne plutôt les profits énormes que l’armée accumule suite à la production de marchandises et de services non militaires. Autrement dit, ces éléments budgétaires font référence, par exemple, à combien de sacs de pâtes et de bouteilles minérales ont été vendus le mois dernier ; combien d’argent « Wataniyya », la station-service de l’armée, a produit l’année dernière ; combien de maisons les services de « Queen », la société de services de nettoyage de l’armée, ont reçu ce mois-ci et combien de garderies d’enfants la même société a en charge ; combien de chargements de camion de bœuf frais les abattoirs de haute technologie de l’armée dans l’est de Uwaynat ont vendu cette année; combien de maisons de vacances ont-ils réussi à louer sur la côte du Nord Sidi Crir l’été dernier ; et combien d’appartements ont-ils vendu dans les immeubles Al-Banat Kuliyyat et à quel prix ?
Tous ces éléments appartiennent à la partie « confidentielle » du budget de l’armée, que l’établissement militaire refuse avec insistance de rendre public ou de mettre en délibération parlementaire et publique. Toute tentative d’énoncer ce type d’activités en public aboutirait à des poursuites militaires et à des procès. Car cela est considéré comme des informations « secrets défense nationale » que tout ennemi de l’Égypte, comme Israël, ne doit pas connaitre !
Des soldats des Forces armées égyptiennes présentent des boites de conserve de tomates, d'oignons frits et autres produits manufacturés dans les usines militaires (Photo David Degner)
Dans cet article, nous examinerons le rôle caché de l’armée dans l’économie de l’Égypte et comment elle a tendance à jouer un rôle majeur dans l’économie du pays, malgré son incompétence. Mais aussi comment cela finalement détourne l’armée de ses obligations principales, à savoir la défense nationale et la protection des frontières du pays. On ne compte plus aujourd’hui le nombre de responsables militaires retrouvés impliqués dans les réseaux de corruption et dans des partenariats illégaux avec le capital privé. La discussion qui suit ne se base pas sur des sources confidentielles mais sur des informations publiques disponibles dans tous les media et sites Web des entreprises gérées par les militaires.
Le contrôle de l’armée sur l’économie a commencé à la suite de la révolution de 1952, qui a introduit le socialisme d’État sous le leadership de l’ancien président Gamal Abdel Nasser. Pendant cette ère, l’État prend possession de tous les actifs économiques et les moyens de production à travers les programmes de nationalisation. Pendant cette période, des mesures d’austérité ont été adoptées pour limiter la consommation et l’importation dans le but de permettre l’indépendance économique du pays.
La nouvelle élite dirigeante de l’Égypte, parmi eux des officiers de l’armée se sont rapidement promus directeurs d’entreprises publique, postes pour lesquelles ils ont été en grande partie reconnus incompétents. Selon la constitution de 1964, « Le peuple contrôle tous les moyens de production » et les responsables militaires de l’Egypte ont, à leur tour, pris l’initiative de revendiquer ce contrôle pour le compte du peuple. Comme la corruption et la mauvaise gestion ont très vite proliféré dans tous le secteur public, le projet de Nasser de prospérité économique a finalement échoué. De toute manière, cet échec n’a étonné que les officiers, dont les compétences et les qualifications étaient limitées aux affaires militaires. Ils ont voulu assumer des responsabilités pour lesquelles ils n’étaient pas préparés.
Dans les années 1970, le monopole de l’armée a commencé à s’éroder quand l’ancien président Anwar Al-Sadat décide de prendre le chemin d’une économie de marché et ceci afin d’établir des liens stratégiques et économiques avec l’Occident. Sadat a privatisé une partie du secteur public, que les dirigeants militaires contrôlaient habituellement, et l’ouverture du marché égyptien a permis à l’Occident l’introduction de nouveaux biens de consommation. Ces politiques économiques sont venues marginaliser partiellement le rôle des dirigeants militaires, qui ont dû alors partager leur influence avec une classe naissante de capitalistes, beaucoup étaient des proches de Sadat et de sa famille.
Heureusement pour les responsables militaires, cette situation humiliante n’a pas duré longtemps. Le traité de paix 1979 avec Israël est venu sauver les dirigeants de l’armée, les aidant à récupérer un peu de l’influence qu’ils avaient perdue sous la présidence de Sadat. En effet, après la fin de l’État de guerre avec Israël, des responsables politiques égyptiens ont bien compris que le licenciement de milliers d’officiers qualifiés de l’armée était politiquement dangereux. C’est pour cela que l’État décide de mettre en place un structure économique connue sous le nom de « Organisation des Projets du Service nationale » (NSPO) qui a fondé de nombreuses entreprises commerciales dirigées par des généraux et des colonels à la retraite. Par des subventions diverses et des exonérations d’impôt, l’État a accordé des privilèges à ces sociétés militaires que ne recevaient aucune autre entreprise publique ou privée. Les entreprises de l’armée n’étaient responsables devant aucune autre administration publique et étaient au-dessus des lois et des règlements appliqués à toutes les autres structures économiques.
Après 1992, quand le Président déposé Hosni Mubarak a commencé à appliquer une véritable libéralisation économique sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, les programmes de privatisation n’ont jamais concerné les entreprises militaires. Même quand, entre 2004 et 2011, les programmes de privatisation se sont accélérés, les sociétés relevant des militaires n’ont pas été touché. En fait, les officiers de haut rang de l’armée ont participé et ont reçu leur part dans toutes les affaires de corruption liées aux privatisations du secteur public.
Globalement, la junte militaire égyptien n’a jamais cru au néo-libéralisme américain ou à la politique d’un marché libre et ouvert, surtout si cela peut aboutir à une perte d’influence pour les sociétés qu’elle gérait. Ainsi, dans un câble de Wikileaks en 2008, un ancien ambassadeur américain en Egypte a indiqué que le Maréchal Tantawi critiquait la politique de libéralisation économique du fait qu’il sapait le contrôle de l’État sur l’économie nationale. Les doutes de Tantawi sur l’application des règles d’une économie néo-libérale a peu de relation avec sa fidélité au modèle socialiste soviétique, pays où il a reçu sa formation de jeune officier. C’est plutôt les empiétements potentiels du secteur privé sur l’énorme empire économique appartenant à l’armée que Tantawi craint surtout.
Comme directeurs d’entreprise, les militaires gèrent leurs entreprises à la manière « soviétique », méthode héritée de la période de la guerre froide. Comme consommateurs, par contre, ils ont tendance à adopter un style plus « américanisé », très favorable à la mondialisation. Il n’y a aucun doute que les liens entre les élites militaires égyptiennes et leurs homologues du Pentagone jouent un rôle dans la stimulation de cette orientation « consumériste ». Lors des programmes de coopération de défense entre les deux pays, beaucoup d’officiers égyptiens se rendent régulièrement aux États-Unis, découvrant un style de vie qui diffère radicalement de l’austérité soviétique qu’ils ont connue durant les années soixante et soixante-dix.
Ainsi, lors de sa célèbre visite à la Place Tahrir pour rencontrer les manifestants pendant le soulèvement de dix-huit jours de l’hiver dernier, Tantawi est arrivé dans un 4X4 de luxe made in USA. On connaît le général de corps d’armée Sami Anan, membre en vue du Conseil Suprême des Forces armées (SCAF), pour son attirance pour les biens de consommation américains. Selon un article du New York Times, pendant ses visites régulières à Washington DC, Anan et sa famille font régulièrement leurs courses en vêtements et électronique au centre commercial de Tyson Corner dans la banlieue nord de Virginia. En fait, le modèle de consommation à l’américaine est, d’après ce qu’on dit, si répandu parmi les jeunes officiers d’armée que beaucoup d’entre eux tentent même d’acheter leurs propres uniformes chez des fabricants américains.
Si les responsables militaires étaient de bons administrateurs capables de promouvoir le développement social et économique du pays, cela pourrait justifier qu’on les laisse gérer l’économie nationale pour le plus grand bien de l’Égypte. Mais est-ce qu’ils en sont vraiment capables ? La réponse est évidemment « non ».
Les pâtes "Queen" produites par l'armée égyptienne
Très peu d’entre nous ont entendu parler de « Queen », la marque de pâtes produite par l’armée. C’est loin d’être la meilleure marque sur le marché. On n’entend jamais dire non plus que les stations-service « Wataniyyah » de l’armée offrent des services supérieurs à ceux d’autres stations. Nous n’avons jamais entendu personne s’extasiant sur l’eau minérale "Safi". En réalité, l’armée réussit à vendre ses produits non en raison de leur qualité supérieure, mais plutôt par des pratiques mafieuses. Par exemple, l’armée force des soldats enrôlés à dépenser leurs maigres salaires dans des produits alimentaires produits par l’armée, dans ses cantines, dans des régions éloignées où les marques non militaires ne sont pas vendues. Dans d’autres cas, l’armée fait distribuer ses produits en échange de « faveurs » et de dessous de table.
L'eau minérale "Safi"
De plus, l’armée est lourdement impliquée dans des expropriations de terrains suite à une loi qui permet de saisir n’importe quelle parcelle de terre publique sous le prétexte de « obligation de défense nationale ». En pratique, les militaires utilisent cette loi pour s’approprier des parcelles publiques pour des investissements commerciaux. Une agence connue comme « les Projets immobiliers des Forces armées » s’est spécialisée, comme son nom le suggère, dans le lancement de projets sur des terrains contrôlés par les Forces armées. Les propriétés appartenant à cette agence incluent des terrains situés dans la Cité Nasr dans laquelle des complexes résidentielles sont actuellement en construction. Sur la côte nord, l’armée utilise ces terrains saisis pour construire des stations de vacances touristiques et des hôtels, comme elle a fait à Sidi Crir. Des publicités de presse récentes indiquent ainsi que les Forces armées sont actuellement engagées dans des projets immobiliers sur la côte nord (stations touristiques, résidences privées).
En outre, en tant que propriétaires d’un empire économique construit sur la corruption et l’oppression des travailleurs, les militaires sont devenus les complices avérés de la répression ouvrière et de la violation systématique de leurs droits.
Être général de l’armée, membre du parti national démocratique (NDP) et Député pendant dix ans implique presque automatiquement que l’on fait partie d’un réseau de corruption. Le général Sayed Mishaal s'adapte parfaitement à ce profil. Avant de devenir ministre de la Production militaire, Mishaal était le directeur de l’Organisation de Projets de Service nationale (NSPO). Simultanément, il était aussi membre du NDP et député pendant trois mandats consécutifs de 2000 à 2011. Il avait l’habitude de se vanter fièrement de la gestion de l’eau minérale Safi embouteillée par l’armée après que sa fille finisse par prendre sa succession. Mishaal a été démis de son poste après la révolution, le Procureur Général l’accusant d’abus de biens sociaux. La victoire de Mishaal lors des élections parlementaires a été facile vu qu’il pouvait mobiliser les votes de dizaines de milliers des individus qui travaillaient à « l’Usine Militaire 99 ». Mishaal avait l’habitude de se montrer dans son usine pour célébrer des fêtes avec les ouvriers durant la campagne électorale, pour disparaître aussitôt après sa « victoire ».
L’« Usine Militaire 99 » est devenue célèbre pour la répression de ses ouvriers, les employés n’ont pas de syndicat et ne sont pas soumis à toutes les lois gouvernementales régissant le Code du Travail. En août 2010, les ouvriers se sont mis en grève après qu’un de leurs collègues soit mort suite à une explosion. Le directeur de l’usine, qui était aussi un général, avait introduit un certain nombre de bouteilles de gaz de butane pour les tester, bien que les ouvriers n’aient pas été formés pour les utiliser. Quand plusieurs bouteilles ont éclaté, il déclara aux ouvriers qu’il importait peu qu'un ou deux d’entre eux soient morts. Suite aux déclenchement de ces grèves et leur médiatisation, les leaders des mouvements ouvriers ont été jugés par des cours militaires et accuser de trahison pour avoir révéler « des secrets militaires » !
Ceci nous amène donc à la question du traitement répressif des ouvriers dans les exploitations agricoles gérant le bétail appartenant aux militaires. Ces ouvriers sont d’habitude de pauvres conscrits qui travaillent sans être payés. L’histoire typique se déroule comme suit. Les soldats issus de zones rurales ou de villes pauvres sont enrôlés pour répondre à leur devoir de citoyen mais finissent très vite par se retrouver à travailler de force dans une de ces fermes à bétail de l’armée, qui s’étendent généralement sur des centaines de milliers d’acres. Ce sont des situations très humiliantes pour ces enrôlés à qui l’on demande de garder des bovins, ramasser des œufs ou gérer des batteries de poulets. Là, ils perdent tout sentiment de dignité nationale, que l’armée devrait normalement leur inculquer. En cas de conflit armé, il ne faudra rien espérer de ces militaires exploités, humiliés et peu formés au combat.
Les propagandistes de l’établissement militaire prétendent souvent que la non divulgation de toute donnée concernant le budget des Forces armées est un devoir patriotique que nous devons protéger. Il est difficile de croire que ces conscrits, qui exécutent ce travail forcé au profit du NSPO, soient d’accord avec cette déclaration.
Tout débat sur la relation entre l’armée et l’économie ne peut pas ignorer la dominance presque absolue des militaires sur le pays, et dans de nombreux gouvernorats égyptiens. C’est bien connu de tout Égyptien, conformément à une règle militaire officieuse, généralement les gouvernorats sont toujours occupés par des militaires à la retraite, ainsi 21 des 29 gouverneurs nommés ont été des généraux à la retraite. Ceci en plus des douzaines de postes dans chacune des villes et administrations locales qui sont réservés aux officiers retraités. Ces individus sont donc responsables de gérer d’importants secteurs économiques dans chaque gouvernorat. Autrement dit, des généraux d’armée - dont l’expertise ne dépasse pas le fonctionnement d’un réservoir de blindés - sont soudainement chargés de la gestion et la surveillance d’activités économiques essentielles, comme les secteurs de tourisme stratégiques de Luxor et Assouan, les entreprises industrielles de sucre de Qena, ou les industries de pêche de Suez.
Les histoires ne manquent pas où des généraux sont impliqués dans des histoires de corruption et/ou dans la mauvaise gestion de structures économiques locales. (…) Il n’est donc pas surprenant que le développement local partout dans ces gouvernorats égyptiens soit resté stagnant pendant des décennies.
C’est pour tous ces intérêts mentionnés ci-dessus et les privilèges associés que des responsables militaires ont tués des manifestants non armés et continuent à le faire à Tahrir, Maspero, Mohamed Mahmoud et Qasr Al-Ayni.
L’achèvement de la révolution et la victoire des manifestants égyptiens devraient initier une transformation démocratique véritable dans ce pays. Cela signifie une complète transparence financière en rendant public tous les budgets, militaires compris. L’achèvement de la révolution doit se traduire par la perte des privilèges économiques et institutionnels que détient actuellement l’armée, cela doit permettre à l’armée le retour à l’exercice de son rôle véritable, à savoir la défense nationale et rien d’autre.
(1) Ndlr le 12 janvier 2012 : Cet article a été modifié et complété par Egypte-Solidarité, le comité de solidarité avec la lutte du peuple égyptien. Voir l'article, mis en ligne le 30 décembre 2011, ici1.
Source : Globislam
Traduction : Yamin Makri
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