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Israël - 14 septembre 2004
Par Naomi Klein
Naomi Klein auteur de l’ouvrage No Logo
Si nous voulons savoir à quoi ressemblerait le lendemain de la victoire de la Doctrine Likoud, il nous suffit de suivre notre gourou chez lui, en Israël – un pays paralysé par la peur, s’adonnant à des politiques de paria, faites d’assassinats extrajudiciaires et de colonisation illégale, et déniant furieusement la brutalité dont il se rend responsable jour après jour. C’est un pays cerné d’ennemis, recherchant désespérément des amis, catégorie qu’il définit étroitement comme "les gens qui ne posent aucune question", tout en proposant l’offre de la même amnistie morale en retour.
Le président russe Poutine en a tellement ras-le-bol de se faire caraméliser en raison de la manière expéditive dont il a traité l’horrible drame de Beslan (en Ossétie, ndt) qu’il a balancé, lundi dernier, à des journalistes étrangers :
« Pourquoi n’allez-vous pas voir Oussama ben Laden ? Pourquoi vous ne l’invitez pas à Bruxelles ou à la Maison Blanche ? Vous pourriez « négocier », ça serait bien… », a-t-il fait mine de questionner, ajoutant :
« Moralement, personne n’a le droit d’exiger de nous que nous discutions avec des tueurs d’enfants ! »
Monsieur Poutine n’est pas le genre d’homme à répéter les choses deux fois. Heureusement pour lui, il y a encore un endroit où il est à l’abri de toute critique : Israël. Lundi, le Premier ministre Ariel Sharon a chaleureusement accueilli le ministre russe des Affaires étrangères, Sergieï Lavror, venu le rencontrer afin de resserrer leurs liens en vue de la lutte contre le terrorisme. « La terreur n’a aucune justification, et il est grand temps, pour le monde libre, rationnel, humaniste, de s’unir afin de lutter contre cette terrible épidémie », a affirmé M. Sharon.
Il n’y a pas grand-chose à redire à ça. L’essence du terrorisme, c’est de prendre délibérément pour cibles des innocents, à des fins politiques auxquelles ils sont tout à fait étrangers. Toutes les prétentions des criminels qui y ont recours à lutter pour la justice sont moralement dénuées de tout fondement et conduisent directement à la barbarie de Beslan : un plan soigneusement mis au point, visant à assassiner des centaines d’enfants le jour de leur rentrée en classe.
Néanmoins, la seule sympathie ne suffit pas expliquer les flots inouïs de solidarité déversés sur la Russie, provenant des hommes politiques israéliens, la semaine dernière. En plus des sentences de M. Sharon, le ministre israélien des Affaires étrangères, Silvan Shalom, y est allé de la sienne. Il a déclaré que le massacre de Beslan avait apporté la preuve « qu’il n’y a aucune différence entre la terreur à Beersheva et la terreur à Beslan ». Et l’agence Associated Press a cité un officiel israélien anonyme disant que les Russes « comprenaient désormais qu’ils n’ont pas affaire à un terrorisme local, mais à un terrorisme s’inscrivant dans la menace islamiste mondiale. Les Russes feraient bien d’écouter nos conseils, cette fois-ci. »
Le message sous-jacent est non équivoque : la Russie et Israël sont engagés dans une seule et même guerre. Non pas une guerre contre des Palestiniens revendiquant leurs droits à un Etat, ni une guerre contre des Tchétchènes revendiquant leur indépendance, mais la (même) guerre, "contre le terrorisme islamiste mondial." Israël, par la voix de son vieux chef de gouvernement, prétend avoir le droit de définir les lois de cette guerre. Nous ne serons donc pas surpris au constat qu’elles ressemblent point pour point à celles dont Sharon se réclame dans sa guerre impitoyable contre l’Intifada dans les territoires occupés.
Son point de départ, c’est que les Palestiniens, quand bien même leurs revendications seraient-elles politiques, ne sont intéressés que par une seule chose : la destruction d’Israël. Il s’agit-là de quelque chose qui va bien au-delà du refus classique opposé par les Etats à toute négociation avec des terroristes – il s’agit d’une conviction profondément ancrée dans une insistante pathologisation non seulement des extrémistes, mais de la "mentalité arabe", prise globalement.
De cette pétition de principes, plusieurs autres découlent. Tout d’abord, la violence israélienne à l’encontre des Palestiniens est un acte d’autodéfense, imposée par la survie même de l’Etat. Ensuite, quiconque remet en question le droit absolu d’Israël à éliminer l’ennemi, ne peut qu’être lui-même un ennemi d’Israël. Ceci vaut aussi bien pour l’ONU, pour les autres dirigeants du monde entier que pour les journalistes ou encore pour les militants pacifistes. Poutine en a certainement pris bonne note. Mais ce n’était pas la première fois qu’Israël jouait ce rôle de Mentor.
Il y a trois ans de cela, le 12 septembre 2001, le ministre israélien des Finances de l’époque, Benjamin Netanyahou, répondit à la question qui lui avait été posée de savoir quelle influence les attentats terroristes de la veille, à New York et à Washington auraient sur les relations entre Israël et les Etats-Unis : "C’est excellent".
"Euh, pas vraiment excellent – Mais cela créera une sympathie immédiate". Les attentats, expliqua (laborieusement) M. Netanyahou, "ne pourront que renforcer les liens entre nos deux peuples, car (en Israël) nous sommes confrontés au terrorisme depuis des dizaines d’années, mais les Etats-Unis, à leur tour viennent de faire l’expérience d’une hémorragie massive, due à la terreur."
On pense généralement qu’après les attentats du 11 septembre, une nouvelle ère géopolitique s’est ouverte, définie par ce qu’il est convenu d’appeler "la doctrine Bush" : guerres préemptives, attaques contre "l’infrastructure terroriste" (lire : des pays entiers), martèlement de la sentence voulant que l’ennemi ne comprenne que la force. En réalité, il serait plus correct de qualifier cette vision du monde rigidifiée de "doctrine Likoud".
Ce qui s’est passé, le 12 septembre, au lendemain des attentats, c’est que la Doctrine Likoud, qui visait jusqu’alors que les seuls Palestiniens, a été reprise à son compte par la plus puissante nation de la Terre, qui l’a appliqué à l’échelle mondiale. Appelez ça « la Likoudisation » du monde, si vous voulez, en tout ca, c’est le véritable legs laissé par les attentats du 11 septembre.
Permettez-moi d’être totalement claire : par Likoudisation, je ne veux pas dire que les membres clés de l’administration Bush travailleraient pour les intérêts d’Israël au détriment de ceux des Etats-Unis – ce qui correspondrait à l’argument de plus en plus répandu de la "loyauté duplice".
Ce que je veux dire, c’est que, le 11 septembre 2001, George Bush s’est mis en quête d’une philosophie politique capable de le guider, dans son rôle tout neuf de "Président de Guerre", – un job auquel nul n’aurait pu être moins préparé que lui. Cette philosophie, il la trouva dans la Doctrine Likoud, que les ardents Likoudniks déjà bien en place à la Maison Blanche lui tendirent, toute prêt,e sur un plateau d’argent – en kit : pas besoin de réfléchir.
Depuis lors, tout au long des trois années suivantes, la Maison Blanche de Bush a appliqué cette logique importée avec une constance qui fait froid dans le dos, dans sa guerre mondiale "contre la terreur" – dans ses moindres détails, y compris la pathologisation et la médicalisation de la "psyché musulmane".
Ce fut la philosophie directrice en Afghanistan et en Irak, et elle risque fort d’être utilisée à nouveau en Iran et en Syrie. Le problème n’est pas simplement que Bush pense l’Amérique comme devant protéger Israël d’un monde arabe qui lui est hostile. La question, c’est qu’il a placé les Etats-Unis exactement dans le même rôle où s’est placé Israël : celui d’un pays confronté exactement à la même menace. Dans sa narration, les Etats-Unis mèneraient une bataille qui n’en finirait jamais pour leur propre survie, contre des forces foncièrement irrationnelles, qui visent rien moins que leur extermination totale…
Et voici que le discours likoudisant s’est étendu à la Russie. Au cours de cette même rencontre avec la presse étrangère, lundi dernier, The Guardian rapporte que le président Poutine "a fait comprendre très clairement qu’il voit dans la le combat indépendantiste des Tchétchènes le fer de lance de ce qu’il a qualifié de stratégie des islamistes tchétchènes, secondés par des fondamentalistes étrangers, pour saper l’ensemble de la Russie méridionale et même pour susciter des troubles au sein des communautés musulmanes vivant dans d’autres régions du pays".
"Il y a des musulmans sur les rives de la Volga, au Tatarstan et au Bashkortostan… Ce qui est visé, c’est l’intégrité territoriale de la Russie", a-t-il affirmé. Jusqu’ici, il n’y avait qu’Israël qui redoutât d’être rejeté à la mer.
On ne saurait nier qu’une montée dramatique et dangereuse du fondamentalisme religieux a été constatée dans le monde musulman. Le problème tient à ce que, sous l’empire de la Doctrine Likoud, il n’est plus possible de se demander pourquoi ceci se produit. Nous ne sommes pas autorisés à faire remarquer que le fondamentalisme grandit dans les Etats faillis, où la guerre a systématiquement détruit les infrastructures civiles, ce qui a permis aux mosquées de se charger de toutes les responsabilités, depuis l’éducation des enfants jusqu’au ramassage des ordures.
Cela s’est passé à Gaza, à Grozny, à Sadr City. M. Sharon affirme que le terrorisme est une épidémie qui ne connaît « ni frontières, ni barrières ». Mais c’est loin d’être le cas.
Partout, dans le monde, le terrorisme foisonne à l’intérieur des frontières illégitimes de l’occupation et de la dictature ; il prospère derrière des "murs de sécurité" érigés par les pouvoirs impériaux ; il traverse les frontières et passe par-dessus ces mêmes murailles pour aller exploser à l’intérieur des pays qui sont responsables de l’occupation et de la domination, ou les pays qui s’en rendent complices.
Ariel Sharon n’est pas le général en chef de la guerre contre la terreur ; c’est à George W. Bush que revient cet honneur douteux. Mais, en ce troisième anniversaire des attentats du 11 septembre, il mérite d’être reconnu en tant que gourou intellectuel et spirituel de cette campagne militaire désastreuse. Sharon est une sorte de Yoda à la gâchette facile, au service de tous les Luke Skywalkers en puissance qui traînent un peu partout, et qui s’entraînent à leurs batailles épiques du bien contre le mal.
Si nous voulons savoir à quoi ressemblerait le lendemain de la victoire de la Doctrine Likoud, il nous suffit de suivre notre gourou chez lui, en Israël – un pays paralysé par la peur, s’adonnant à des politiques de paria, faites d’assassinats extrajudiciaires et de colonisation illégale, et déniant furieusement la brutalité dont il se rend responsable jour après jour. C’est un pays cerné d’ennemis, recherchant désespérément des amis, catégorie qu’il définit étroitement comme "les gens qui ne posent aucune question", tout en proposant l’offre de la même amnistie morale en retour.
Cette vision (horrifiante) de notre propre futur collectif est la seule leçon que le monde puisse retenir d’un Mentor tel Ariel Sharon…
Source : www.theglobeandmail.com/
Traduction : Marcel Charbonnier
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