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ISM France - Archives 2001-2021

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« Dominer toutes les formes de violence » : Trois questions à Norman Finkelstein

Par

Bon. Donc, Norman G. Finkelstein a jeté le gant, en raison d’une « engueulade publique » ; il a pris la décision de rendre publique sa démission de la coalition Marche de la Liberté pour Gaza [Gaza Freedom March]. Il dit, en gros (si j’ai bien compris) avoir démissionné parce que : « durant la semaine ayant commencé le 30 août 2009, et en quelques jours, un agenda sectaire entièrement nouveau, qualifié de « contexte politique » a été imposé à ceux qui étaient les premiers signataires et qui avaient bossé sans discontinuer depuis trois mois ».

Apparemment, deux activistes palestiniens, Omar Barghouti et Haidar Eid, qui vivent respectivement en Cisjordanie et à Gaza, avaient eu le culot incroyable de demander que la Coalition Internationale pour la Fin du Siège Illégal contre Gaza [International Coalition to End the Illegal Siege of Gaza], soutenue par le Code Rose [Code Pink – Women for Peace] (un groupe féminin anti-guerre), se départissent de la ligne classique de la gauche sioniste américaine en reconnaissant clairement que « les Palestiniens se sont vu dénier, depuis plus de soixante ans, leurs droits fondamentaux et qu’ils sont fondés, sous l’empire du droit international, y compris le droit au retour, et en raison du fait que la société civile palestinienne l’a adoptée, à faire de l’initiative Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) une de ses principales stratégies de résistance contre l’occupation et les autres formes d’injustice d’Israël. »

La « Déclaration sur le Contexte » récemment adoptée par la coalition mentionne dûment le droit au retour et l’initiative BDS. Cela a franchi au moins une des lignes jaunes tracées par Finkelstein, et sans doute même plusieurs. Bon ; j’ai lu au moins trois ouvrages de Norman Finkelstein, et je l’ai entendu parler à deux ou trois occasions. De plus, j’ai regardé à la télé des débats et des interviews avec lui, et j’ai lu certains de ses éditos on line (les moins longs…). Finkelstein a fait preuve d’un courage réel et il a apporté des contributions académiques signalées à la compréhension du sionisme et de l’Etat juif. Il est vraiment regrettable qu’alors qu’il a été lui-même à plusieurs reprises une victime des sionistes, Finkelstein soit lui-même, fonctionnellement, un sioniste de la tendance progressiste de gauche.

Il cause au peuple palestinien et au mouvement pour la justice et pour la paix un mal infini, en refilant son sionisme « soft » mais néanmoins déguisé à ses fans en pâmoison, sous couvert du « consensus international », et bla-bla-bla… Pour le mouvement de solidarité avec les Palestiniens, cela fait de lui quelqu’un de bien plus dangereux que des gens comme Netanyahu et Dershowitz, parce que beaucoup de gens sont infoutus de regarder ce qu’il y a au-dessous de la surface brillante, pour voir le cœur du discours en réalité pro-sioniste de Finkelstein (parce qu’ils en sont incapables, mais aussi parce qu’ils n’en ont pas vraiment l’envie).

Comme l’a dit Malcolm X : « Je préfère marcher sur un terrain infesté de serpents à sonnettes, dont le bruit de crécelle permanent m’avertit de leur présence, que parmi ces… serpents-là, qui vous font des risettes et vous font oublier que vous êtes dans une fosse à serpents. » Il n’y a pas si longtemps, mais avant la démission récente de Finkelstein, j’avais eu l’occasion de voir le discours de Finkelstein du 13 novembre 2008, sur le thème : « Résoudre le conflit israélo-palestinien : ce que nous avons à apprendre de la part de Gandhi ».

Ce discours figure toujours bien en évidence sur la page d’accueil du site ouèbe personnel de Finkelstein. Vous pouvez regarder une video de ce discours ou en lire le texte (en anglais).

En me fondant sur ce discours, ainsi que sur d’autres œuvres de Finkelstein que je connais bien, je lui adresse trois questions / commentaires. A la lumière de sa démission publique de la coalition pour la Gaza Freedom March, je pense que le temps est opportun pour réévaluer son rôle dans le mouvement de solidarité au sens large et dans la formation du discours de celui-ci (sauf indication contraire, toutes les citations de Finkelstein ci-après sont tirées de son discours « Resolving the Israël-Palestine Conflict: What we can learn from Gandhi » (Résoudre le conflit israélo-palestinien : ce que nous avons à apprendre de la part de Gandhi).

Primo, vous affirmez :

"Si je propose que les Palestiniens adoptent la doctrine de la résistance civile non-violente, de Gandhi, c’est… en raison d’une de ses intuitions pragmatiques irréfutables. Il n’y a rien que la violence ait réalisé, affirmait Gandhi, que la non-violence n’eût pu obtenir – et ce, avec moins de pertes en vies humaines… Les Palestiniens ont peu de résultats à nous montrer, de leur résistance violente ; de fait, presque tous les résultats, après huit années de sang versé, sont à inscrire sans ambigüité dans la colonne ‘débit’. L’on peut avancer que le bilan aurait été meilleur, eussent les Palestiniens adopté en masse la résistance civile non-violente."

-> Si vous croyez vraiment cela, alors, pourquoi n’avez-vous jamais (à de très rares exceptions) eu à cœur de parler directement et fortement en faveur du boycott en cours, non violent, des Palestiniens à l’encontre d’Israël ? Je fais référence, précisément, à l’appel lancé en 2005 par 171 partis politiques, syndicats, ONG et réseaux palestiniens appelant à un large action de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS) contre Israël, ainsi qu’à la Campagne palestinienne 2004 pour le Boycott académique et culturel d’Israël [2004 Palestinian Campaign for the Academic and Cultural Boycott of Israël].


Secundo, vous stigmatisez « ces appels occasionnels à éliminer l’ « entité sioniste » et à adopter une « solution à un seul Etat » au motif qu’ils « n’ont aucune légitimité internationale » et qu’ils « ne jouissent strictement d’aucun soutien ». Vous demandez : « Où y a-t-il un précédent légal ou moral pour démanteler l’ « entité sioniste »… ou une solution à « un seul Etat »… ? »

-> Pourquoi ne reconnaissez-vous pas qu’à tout instant, durant les quarante-et-une années écoulées, le gouvernement israélien a eu la possibilité de laisser les Palestiniens tenter de former un Etat palestinien ? Mais qu’ont fait les Israéliens, en lieu et place ? Ils ont choisi de coloniser les territoires palestiniens occupés. Pourquoi ne reconnaissez-vous pas que la « solution à deux Etats », en plus d’être impraticable désormais, est l’épitomé même de l’apartheid et que la campagne mondiale contre l’apartheid sud-africain nous fournit ce fameux précédent légal et moral applicable ? Pourquoi n’évitez-vous pas, tout simplement, le « débat stérile » (comme vous dites) autour de la question « un Etat c/ deux Etats », en faisant vôtres les objectifs de la campagne BDS palestinienne ?

Je vous les rappelle :

1 – mettre un terme à l’occupation et à la colonisation par Israël de tous les territoires arabes occupés et démanteler le Mur d’apartheid ;

2 – reconnaître les droits fondamentaux des Arabes palestiniens citoyens d’Israël à l’égalité totale et, enfin,

3 – respecter, protéger et faire progresser les droits des réfugiés palestiniens à rentrer chez eux et à recouvrer leurs propriétés, comme le stipule la Résolution 194 de l’Onu
.


Tertio, vous déclarez :

"Le poète caribéen Aimé Césaire a écrit : « Il y a une place pour tous au rendez-vous de la victoire ». Vers la fin de sa vie, ses horizons politiques s’étant élargis, Edward Saïd citait souvent cette maxime. Nous devrions en faire, nous aussi, notre credo. Nous voulons nourrir un mouvement, et non pas inventer de toutes pièces un nouveau culte. La victoire à laquelle nous aspirons est une victoire inclusive, et non pas exclusive ; cette victoire n’est aux dépens de personne. Ce dont il s’agit, c’est d’être victorieux, sans avoir vaincu. Personne n’est perdant, et nous sommes tous gagnants, si, ensemble, nous défendons la vérité et la justice. « Je ne suis pas anti-anglais. Je ne suis pas antibritannique. Je ne suis contre aucun gouvernement. » Ne devrions-nous pas dire, nous aussi, que nous ne sommes pas antijuifs, que nous ne sommes pas anti-Israël, ni, d’ailleurs, antisionistes ? Le prix de la victoire sur lequel nos yeux doivent rester rivés, c’est les droits de l’homme, la dignité humaine, l’égalité humaine. A quoi riment, sérieusement, ces tests au papier de tournesol, du type : « Etes-vous, ou avez-vous jamais été sioniste ? » ?"

-> Non sans avoir eu à en acquitter un prix exorbitant vous-même, vous avez entrepris de dénoncer l’ « Industrie de l’Holocauste », une construction idéologique visant, entre autres choses, à camoufler les violations des droits humains par Israël. N’est-il pas particulièrement ironique qu’après vous être attaqué à ce sujet particulièrement casse-gueule, vous soyez en train de conseiller, aujourd’hui, à d’autres, de laisser tomber le sionisme, comme si c’était un construit idéologique comme il y en a tant ?

Votre convocation d’Aimé Césaire et d’Edward Saïd est curieuse, à dire le moins. Voici le poème de Césaire, en totalité :

"Car il n'est point vrai que l'œuvre de l'homme est finie
que nous n'avons rien à faire au monde
que nous parasitons le monde
qu'il suffit que nous nous mettions au pas du monde
mais l'œuvre de l'homme vient seulement de commencer
et il reste à l'homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur
et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l'intelligence et de la force.

Il y a une place pour tous au rendez-vous de la victoire
."

Oui : il y a « une place pour tous au rendez-vous de la victoire », mais vos propos salissent Césaire, Saïd et Gandhi, quand vous suggérez que l’idéologie violente du sionisme devrait rester intouchée et non défiée, et quand vous assimilez, de manière expédiente, mais trompeuse, le gouvernement colonial britannique sur l’Inde avec la création de l’Etat juif – Israël – en Palestine. Dans le contexte palestinien, le fait de passer par pertes et profit, ou totalement déformer le sionisme est, assurément, une composante fondamentale de la « conquête de toute la violence », comme l’a dit Césaire.

Il est inimaginable que Saïd aurait été d’accord avec votre exhortation à négliger ou à minimiser la composante idéologique du combat des Palestiniens pour la justice et la liberté. Dans son essai, de 1979, intitulé Le sionisme vu par ses victimes [Zionism from the Standpoint of Its Victims], Saïd écrit :

"… historiquement, les idéologies politiques en action comme le sionisme doivent être étudiées sous deux angles : 1) généalogiquement, afin que leur origine, leurs apparentements ou leurs avatars, leur affiliation tant avec d’autres idées qu’avec des institutions politiques puissent être démontrées ; 2) en tant que systèmes pratiques d’accumulation (de pouvoir, de terres, de légitimité idéologique) et de déplacement (de personnes, d’autres idées, d’une légitimité antérieure). L’actualité politique et culturelle rend un tel examen particulièrement difficile, essentiellement parce que le sionisme, dans l’Occident postindustriel, s’est acquis une hégémonie pratiquement incontestée dans le discours de l’ « establishment » progressiste (eng. liberal, ndt), mais aussi parce qu’en conformité avec une de ses caractéristiques idéologiques fondamentales, le sionisme a caché, ou a fait disparaître, le substrat historique littéral de sa croissance, son coût politique pour les habitants autochtones de la Palestine et ses discriminations oppressives assumées entre juifs et non-juifs…"


Par ailleurs, le fait qu’aucun Palestinien, quelle qu’en soit l’appartenance politique, n’a pu se faire à l’idée du sionisme, suffit à suggérer à quel point, pour un Palestinien, le sionisme s’est révélé une praxis colonialiste patente, exclusiviste et discriminatoire. La distinction radicale opérée par le sionisme entre les juifs, les privilégiés, en Palestine et les non-juifs, discriminés, dans ce pays, est respectée depuis l’origine d’une manière tellement violente et déterminée que rien d’autre n’a émergé : aucune perception d’une existence humaine souffrante ne s’est échappée des deux camps à jamais séparés ainsi générés. Il en résulte qu’il a toujours été impossible, pour les juifs, de comprendre la tragédie humaine que le sionisme a causé au Palestiniens, et il a toujours été impossible, pour les Arabes palestiniens, de voir dans le sionisme autre chose qu’une idéologie et une pratique les maintenant emprisonnés, ainsi que les Israéliens juifs, d’ailleurs. Mais afin de briser le cercle de fer de l’inhumanité, nous devons voir et comprendre la manière dont il a été forgé. Et, en cela, c’est les idées et la culture, elles-mêmes, qui jouent le rôle essentiel…

Ce silence quasi absolu autour du traitement infligé par le sionisme aux Palestiniens, et autour des doctrines inventées par le sionisme pour les diriger, est un des épisodes culturels les plus effrayants du siècle.

Plus récemment, lors d’une interview réalisé par David Barsamian en 2003, retranscrit dans un chapitre de son ouvrage Culture et Résistance intitulé « Au rendez-vous de la Victoire », Saïd disait :

"Malheureusement, il y a un nombre considérable d’intellectuels arabes, qui… disent : « Cessons de parler des méfaits de l’impérialisme et du sionisme. Parlons des plaies que nous nous infligeons à nous-mêmes. » Des gens comme Fouad Ajami et Kanan Makya. C’est là une profonde auto-abjection, que je rejette profondément. Elle va comme un gant à cette idée néoconservatrice selon laquelle les gens seraient responsables de leur propre malheur. Comme si l’impérialisme n’avait jamais existé, comme s’il n’y avait jamais eu aucun génocide, comme si l’épuration ethnique était une billevesée. Je pense que c’est tout simplement insupportable."

Durant le Massacre de Hanukkah, perpétré par Israël cet hiver, Ilan Pappe a souligné l’importance de la confrontation avec le sionisme. Il écrit, dans son article : « La furie bien-pensante d’Israël et ses victimes à Gaza (Israël's righteous fury and its victims in Gaza) :

L’hypocrisie que peut générer une furie bien-pensante ne connaît aucune limite… La furie bien-pensante est un phénomène constant, au cours de la dépossession sioniste, puis israélienne, de la Palestine. Tout acte, qu’il s’agisse d’épuration ethnique, d’occupation, de massacre ou de destruction, a toujours été portraituré comme moralement juste et comme un acte de pure autodéfense, perpétré à son corps défendant par Israël, dans sa guerre contre la pire espèce d’êtres humains qui soit… Aujourd’hui, en Israël, de la gauche à la droite, du Likud au parti Kadima, de l’université aux médias, on peut entendre cette furie bien-pensante d’un Etat qui est plus affairé qu’aucun autre Etat dans le monde à détruire et à déposséder une population indigène.

Il est crucial d’explorer les origines idéologiques de cette attitude et d’en déduire les conclusions politiques nécessaires de sa prévalence. Cette furie bien-pensante protège la société et le monde politique israéliens contre toute désapprobation ou toute critique externes. Mais il y a bien pire encore : elle se traduit toujours dans des politiques destructrices visant les Palestiniens. En l’absence de tout mécanisme critique interne et de toute pression extérieure [sur Israël], tout Palestinien devient une cible potentielle de cette furie. Etant donné la puissance de feu de l’Etat juif, cela ne peut que se terminer par davantage d’assassinats en masse, davantage de massacres et davantage d’épuration ethnique.

La bien-pensance est un facteur puissant d’auto-dénégation et d’autojustification. Cela explique la raison pour laquelle la société israélienne juive n’est nullement ébranlée par des discours de confiance, de persuasion logique ou de dialogue diplomatique. Et si l’on ne veut pas assumer la violence comme moyen de s’y opposer, il n’y a qu’une manière d’aller de l’avant : défier tête en avant cette bien-pensance, qui n'est rien d’autre qu’une idéologie maléfique visant à dissimuler des atrocités et des crimes contre l’humanité.

L’autre nom de cette idéologie est sionisme, et un rejet international du sionisme, et non pas de telle ou telle politique israélienne, est la seule manière de contrer cette bien-pensance. Nous devons nous efforcer d’expliquer non seulement au monde, mais aussi aux Israéliens eux-mêmes, que le sionisme est une idéologie qui assume l’épuration ethnique, l’occupation, et aujourd’hui des massacres de masse. Ce qui urge, aujourd’hui, c’est non seulement une condamnation du massacre en cours, mais aussi la dé-légitimation de l’idéologie qui a produit cette politique et qui la justifie moralement et politiquement. Espérons que des voix puissantes, dans le monde entier, vont dire à l’Etat juif que cette idéologie et que la conduite générale de cet Etat sont intolérables et inacceptables et que tant qu’elles perdureront, Israël fera l’objet d’un boycott et sera assujetti à des sanctions.

L’on se demande bien, dès lors, pourquoi c’est précisément vous, Dr Finkelstein, qui avez décidé que le sionisme était hors de cause ?

Source : Palestine Think Tank

Traduction : Marcel Charbonnier

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