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Monde Arabe - 24 janvier 2012
Par François Burgat
Article publié le 12 janvier 2012. Propos recueillis par Catherine Gouëset.
Alors qu'au début du Printemps arabe ils n'ont pas été au premier plan, les premiers scrutins électoraux ont vu la victoire de partis islamistes -plus ou moins spectaculaire-, en Tunisie, au Maroc et en Egypte. Comment expliquer cet apparent paradoxe ? Que représentent ces mouvements, quelle est la part des enjeux nationaux dans leur positionnement ? L'analyse de François Burgat, spécialiste de l'islam politique, chercheur au CNRS et directeur de l'Institut français du Proche Orient.
Pourquoi un tel succès des islamistes depuis le printemps arabe ?
D'abord, lors des printemps arabes, les islamistes n'étaient pas plus "absents" ou "invisibles" que les autres forces politiques constituées. La révolte s'est en effet déroulée sans qu'aucune des formations politiques existantes ne tentent de se l'approprier et c'est à bien des égards ce qui a fait sa force.
Ensuite, la superficie de ceux que l'on a nommés la génération twitter a été, wishfull thinking aidant, complètement surévaluée. Dans les consultations qui ont suivi, les familles politiques "classiques" ont repris leur place, à cela près que sont intervenues deux modifications majeures. D'abord les islamistes ont pris toute la place dont ils avaient été exclus depuis au moins deux décennies. Les scrutins ont montré que les régimes ne se trompaient pas en les écartant de la scène politique : ils savaient qu'ils étaient les plus populaires de leurs opposants, les gauches ayant largement perdu leur ancrage social. Pas de surprise majeure donc de ce côté-là.
Le score islamiste a toutefois été amplifié ensuite, notamment en Egypte, par le fait que les Salafistes, traditionnellement (mais pas partout) auto-exclus des urnes, ont décidé, au regard du changement de contexte, d'y participer. La vraie surprise est l'importance du pourcentage qu'ils ont réussi à prendre aux Frères, affaiblis par de nombreuses années de concessions infructueuses faites au régime.
Le spectre de ces mouvements est très large. Quelles en sont les principales composantes ?
On distingue traditionnellement les Frères des Salafis. Cette distinction demeure valable même si la frontière n'est pas toujours limpide à tracer. Un des moins mauvais moyens de le faire est de dire qu'un Salafi est un islamiste qui critique les Frères pour ce qu'il considère comme des "concessions" faites à la pensée occidentale : un souci de "contextualisation", d'interprétation de la norme qu'eux-mêmes refusent ou plus exactement qu'ils disent refuser.
Il y a déjà près de 10 ans, j'ai intitulé une étude sur les Salafis yéménites "Les Salafis, ou la modernisation malgré tout". J'y ai montré sans difficulté que derrière les façades de leur rigorisme, ils suivent, toutes proportions gardées, un itinéraire comparable à celui des Frères en leur temps, acceptant progressivement les adaptations qu'ils avaient dénoncées chez leurs challengers.
Reste ceux que l'on nomme les "djihadistes". Je préfère, pour rappeler que ce genre d'individus existe dans tous les contextes culturels, les désigner comme "les partisans de l'action armée". Ils peuvent en fait, contrairement à un raccourci fréquemment emprunté par le regard extérieur, appartenir à toutes les composantes des courants islamistes (y compris donc les Frères). Mais également, plus largement, à toutes les familles politiques vivant dans le monde musulman, des marxistes aux soufis (qui n'ont jamais été les derniers à prendre les armes pour faire le "Jihad"), mais également ... aux chrétiens (palestiniens notamment). L'appartenance religieuse n'affecte aucunement en effet la propension relativement universelle à répondre à l'appel ("Aux armes citoyens !") que lancent inévitablement les membres d'une communauté lorsque celle-ci s'estime menacée.
Quelle est la part de l'enjeu national dans leur engagement ?
Il est important. Même si la solidarité d'une communauté musulmane transnationale reste une valeur positive très centrale, les islamistes sont le produit d'expériences nationales très diversifiées. Leur imaginaire politique est moins le produit de leur lecture des versets du Coran que de l'influence de leur histoire personnelle. Un acteur politique (islamiste) turc est donc à bien des égards différent de son homologue égyptien. Dans sa relation à l'État, un Frère musulman égyptien ou tunisien ne peut oublier le long tunnel répressif dont il vient de sortir alors que son homologue jordanien a expérimenté un processus d'interaction avec le pouvoir qui, pendant longtemps, a été infiniment moins traumatisant. Ajoutons tout de même que la mondialisation médiatique nourrit un processus de convergence accéléré entre les différents courants nationaux.
Qu'ont-ils en commun finalement ? Le conservatisme moral ?
Oui, un certain conservatisme moral, dont il faut prendre le temps de souligner qu'il est grosso modo en prise avec une partie importante des sociétés qui les élisent. Un peu comme c'était le cas au Portugal, en Pologne, en Italie il y a à peine quelques décennies et en France il n'y a pas si longtemps que cela.
Notons au passage qu'au Maghreb aujourd'hui, la conjoncture politique "islamiste" est loin d'être homogène : les membres tunisiens d'Ennahda vont (en alliance avec le parti de Moncef Marzouki) exercer réellement le pouvoir. Au Maroc en revanche, les vraies décisions ne se prennent ni au parlement, ni même au gouvernement mais dans le bureau des conseillers du roi. La portée de la victoire du PJD est donc infiniment moindre. Elle l'est également parce que l'opposition islamiste était bien loin d'être représentée toute entière aux élections : les membres de l'association "Al Adl wal-Ihsane" dirigée par Abdessalam Yassine exigent pour y participer que le roi renonce à se présenter comme l'autorité religieuse suprême du royaume. Le système politique y appartient encore à l'ère qui précède les révoltes du Printemps arabe.
Le fait que ces partis entrent dans le jeu politique ne risque-t-il pas de pousser certains militants à des scissions où à un durcissement ?
Les scissions ne sont pas nécessairement synonymes de violence. Au Liban, le Hezbollah "chiite" a tout de même formé avec la moitié de la communauté chrétienne une alliance électorale a priori contre nature. D'autres partis (au Yémen notamment, avec le Forum Commun entre Islamistes et Socialistes auquel appartient Tawakul Karman, la lauréate du prix Nobel de la paix) se sont montrés capables de franchir des étapes importantes dans ce domaine du dépassement des appartenances primaires.
Des systèmes politiques ouverts, comme celui que la Tunisie est train de mettre en place, seront nécessairement moins producteurs de violence que les systèmes verrouillés qui prévalent encore presque partout ailleurs - y compris d'ailleurs en Egypte tant que le verrou militaire n'a pas sauté.
Source : L'Express
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