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ISM France - Archives 2001-2021

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USA -

« Quo Vadis America ? »

Par

> iwaller@binghamton.edu

Fernand Braudel Center, Binghamton University

Oui : Quo vadis America ? Où va l’Amérique ? Tout le monde aimerait bien le savoir, à commencer par les Américains. Naguère – cela ne fait pas si longtemps – le monde était divisé entre les admirateurs des Etats-Unis, en lesquels ils voyaient le pays leader des forces mondiales luttant pour la liberté humaine, et leurs détracteurs, qui voyaient au contraire en eux une puissance impérialiste, opposée dans les faits à ce qu’elle proclamait défendre, pour la galerie. Les citoyens américains se rangeaient quasi unanimement dans le premier camp, ainsi qu’une large proportion des Européens et d’importantes parties des populations du reste du monde.

Vice-versa, ceux qui avaient une opinion négative des Etats-Unis étaient très majoritairement des citoyens de pays non-occidentaux, ainsi, dans une proportion non négligeable, que des Européens. Il n’existe pas de statistiques en la matière, mais il est sans doute honnête de considérer que le partage des opinions mondiales à ce propos était, en gros : moitié – moitié.

Sous l’administration de George W. Bush, cette configuration a changé du tout au tout. Une immense majorité de la population mondiale voit dans les Etats-Unis un géant dangereux. D’aucuns les accusent de malveillance, d’autres d’une folie alimentée par l’ignorance et l’arrogance. Mais tout le monde est préoccupé, voire très inquiet. Pour la première fois de ma vie, je constate qu’un nombre non négligeable d’Américains se préoccupent et s’inquiètent, également, de ce que leur pays aurait pu faire, ou pourrait faire aujourd’hui (et qu’il ne fait pas). Et ce que personne ne semble savoir, c’est : où va l’Amérique ?

Cette question est sans nul doute la plus importante question politique actuelle, dans le monde ; elle le restera, au minimum pour une décennie. A plus long terme, elle peut devenir totalement indifférente. Dans le meilleur des cas, elle ne sera que secondaire. Car les Etats-Unis sont placés à un point crucial de leur histoire : ils ont des décisions fondamentales à prendre et ils ne semblent pas encore avoir pris conscience de la gravité de ces décisions. Il y a, bien sûr, les élections présidentielles, en novembre prochain, que les médias qualifient d’ores et déjà de plus importantes de l’histoire des Etats-Unis. C’est quelque peu exagéré. Mais il est évident que l’électorat est en même temps extrêmement polarisé et presque divisé par moitiés. Le Parti républicain n’a sans doute jamais été aussi à droite qu’il l’est aujourd’hui, depuis 1936 (élection que ce parti perdit lamentablement). Et le Parti démocrate n’a jamais été aussi déterminé à dézinguer un président en exercice. Le slogan « TSB » (Tout, Sauf Bush !) est omniprésent.

Le soutien intérieur à Bush et à sa politique s’est réduit comme peau de chagrin, au cours de l’année écoulée, en conséquence des événements d’Irak – échec à trouver des armes de destruction massive si ardemment recherchées, guérilla toujours active contre l’occupation militaire, et ignominie des mauvais traitements infligés à des prisonniers irakiens à la prison d’Abu Ghraïb et en bien d’autres lieux encore. Néanmoins, comme l’indiquent les commentateurs des sondages successifs, le déclin du soutien à Bush n’a été accompagné d’aucune montée du soutien à son concurrent démocrate, le Sénateur John Kerry. On explique ce paradoxe de bien des manières – la personnalité de Kerry constituant la principale explication. Personnellement, je pense que l’explication est plus simple : au niveau tripal, beaucoup des Américains qui rejettent la politique de Bush se demandent si Kerry ferait autre chose, au cas où ils l’éliraient ?

Aussi la question numéro 1 est-elle celle-ci : au cas où on prendrait le contre-pied de la politique de Bush, pour des raisons politiques ou morales, quelle politique alternative les Etats-Unis pourraient-ils adopter afin de restaurer leur autorité morale aux yeux de l’opinion mondiale ? Pour répondre à cette question, il nous faut examiner les développements à l’intérieur des Etats-Unis.

De la fin de la Guerre civile (Guerre de Sécession) (1865) jusqu’à l’élection de Franklin Delano Roosevelt, en 1933, le gouvernement américain, la présidence, le Congrès et la Cour suprême ont été essentiellement contrôlés par les Républicains. Puis, avec la Grande Dépression [crise économique de 1929, ndt], les Démocrates du New Deal ont accédé au pouvoir et ont apporté deux changements fondamentaux à la politique des Etats-Unis : ils ont légitimé le « welfare state » [assurances sociales, relatif secteur public, ndt] et ils ont fait passer le pays d’une position caractérisée par l’isolationnisme à une politique d’interventionnisme actif dans les affaires du monde. Puis, durant la période consécutive à la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis devinrent « multiculturels ». Les catholiques et les juifs s’élevèrent dans les échelles tant sociale que politique. A leur suite, les Noirs firent entendre leurs revendications, puis les Latinos et les autres groupes marginalisés (y compris des groupes de personnes marginalisées en raison de leur orientation sexuelle), désireux de leur emboîter le pas. Ces dernières minorités n’ont jamais accédé au degré d’intégration sociale des catholiques (blancs) et des juifs, mais les discriminations les plus éhontées prirent fin, notablement dans les trois armées.

En face d’un pays désormais dominé par le Parti démocrate, on assista à une réaction « conservatrice » - remettant en cause le welfare state, le multiculturalisme, ainsi qu’à l’ « internationalisme » [version américaine ! ndt] Ceux qui prirent la tête de cette réaction considérèrent que la voie du salut résidait en la transformation du Parti républicain en une formation non plus « centriste », mais férocement à droite. Ce dont ces conservateurs avaient besoin, avant tout, c’était d’une base électorale, aussi nombreuse que possible. Et ils la trouvèrent chez les tenants de ce qu’on appelle la droite chrétienne, laquelle est composée de personnes particulièrement scandalisées par la libéralisation des mœurs sexuelles et la fin de la domination sociale, qui semblait pourtant éternelle, des Wasps [= les Blancs Protestants. Littéralement : les guêpes… ndt].

La droite chrétienne était tout particulièrement intéressée par les soi-disant problèmes sociaux : en tout premier lieu, l’avortement et l’homosexualité. Elle réussit à la fois à arracher des voix au Parti démocrate (notamment celles de Démocrates qui avaient voté Reagan) et à mobiliser des gens qui jusqu’alors ne votaient pas. De Nixon à George W. Bush en passant par Reagan, le Parti républicain a connu une glissade ininterrompue vers la droite, sur ces questions sociales. Mais ces présidents ont également tout fait afin de liquider le welfare state et de substituer à l’ « internationalisme » [attention : à la sauce américaine ! ndt] ce que George W. Bush finit par graver dans le marbre, à savoir l’unilatéralisme : une doctrine fondée sur le droit des Etats-Unis à déclencher des guerres préemptives. Avec le fiasco auquel cet interventionnisme a conduit en Irak, ce sont aujourd’hui y compris les forces du centre du centre qui disent « stop ! » et qui prônent le « TSB » [Tout, sauf Bush !]


La grande question à laquelle tant les Etats-Unis que le monde entier sont confrontés aujourd’hui est la suivante : « Que se passera-t-il, en cas de victoire de Kerry ? ». Kerry et ses fans semblent vouloir revenir aux bon vieux temps de Bill Clinton. Ils veulent ramener le Parti démocrate au point à partir duquel les plus centristes des Démocrates avaient fait dériver le parti vers la droite. Est-ce possible ? Cela serait-il acceptable, pour l’électeur américain ? Cela apaiserait-il les alliés des Etats-Unis, dont on connaît le degré d’alarme, aujourd’hui ?


Quel que soit le résultat des élections américaines, les passions n’auront pas pris fin sur les grands sujets de division : l’avortement et l’homosexualité. Et les tentatives pour sauver le mode de vie américain en comblant le déficit abyssal de l’Etat rendra douloureusement clair pour tout le monde qu’on ne peut avoir à la fois des impôts toujours de plus en plus réduits et des dépenses toujours accrues en matière de santé, d’éducation et de retraite. Le militarisme macho sera quant à lui menacé si les citoyens américains n’acceptent pas de faire un service militaire digne de ce nom. On le sait : c’est là une idée terriblement impopulaire.


Les pressions sur les Etats-Unis, émanant des autres régions du monde, augmenteront sans doute considérablement après les élections. Le retrait des Etats-Unis d’Irak, quasi inévitable (il interviendra probablement plus rapidement si Bush est élu que si c’est Kerry) sera perçu, tant aux Etats-Unis qu’à l’étranger, comme une défaite, et cela amènera des accusations terribles à l’intérieur des Etats-Unis. Tant l’Europe que l’Asie de l’Est accorderont vraisemblablement de moins en moins d’attention à la diplomatie américaine. Le dollar sera encore affaibli. Et la prolifération nucléaire sera probablement banalisée.


Dans ce sombre scénario, les Etats-Unis sont-ils susceptibles de rebondir ? Assurément. Cela dépend, toutefois, de ce qu’on entend par « rebond ». L’armée américaine étant sollicitée et déployée au-delà de toute mesure et souffrant des pertes constantes et la dette nationale américaine atteignant des sommets, ce sont non seulement les temps de l’hégémonie qui sont désormais derrière nous, mais même ceux de la « domination partielle », voire même du « leadership ». Un rebond requerrait que les Etats-Unis procédassent à la réévaluation de leurs valeurs, de leur structuration sociale et de leur consensus interne. Pour ce faire, ils devraient dépasser la polarisation sociale, économique et politique aggravée par les politiques menées depuis trois décennies. Cela dépendrait très fortement de la réévaluation des modes d’intervention ou d’engagement des Etats-Unis dans le reste du monde.


Où va l’Amérique ? Elle est déchirée entre son désir de se reprendre et de revenir un pays qui compte (à ses propres yeux et à ceux du monde), et sa crainte d’être un pays divisé et perçu par les autres comme dépourvu d’importance.



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