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Suisse - 17 juin 2005
Par Ilan Pappé
Ilan Pappe, historien israélien, crie à qui veut l’entendre que les Palestiniens sont victimes d’un nettoyage ethnique ; qu’ils sont plus que jamais en danger.
Aussi appelle-t-il les mouvements de solidarité du monde à boycotter les universités israéliennes, qu’il considère comme la machine de propagande officielle du gouvernement d’Israël.
Nous avons le plaisir de vous présenter ici la conférence (1) qu’il a donné récemment en Suisse.
"Pour moi, ce qui est en train de se passer, en Israël – Palestine, c’est un jeu, c’est la charade de la paix, une parodie de paix.
Mais la vérité, c’est qu’encore une fois, toujours les mêmes politiciens, des deux côtés, se rencontrent dans des hôtels somptueux, avec des diplomates venus du monde entier pour parler de rien, simplement pour bavarder.
Et l’on entend des mots ronflants, tels "processus de paix", "évacuation", "désengagement", "fin de l’occupation", "création d’un Etat palestinien"…
C’est l’"Industrie de la Paix", dirait Chomsky.
Mais sur le terrain, il ne se passe absolument rien !
Par contre, tout autour du terrain, se développent les bavardages et les exercices futiles d’une diplomatie vide de sens.
Mais le côté inquiétant de cela, c’est que depuis l’instant où Sharon a déclaré qu’il prenait une énième initiative de paix à l’intérieur d’une précédente initiative de paix appelée Feuille de Route, on assiste à une tendance très dangereuse : un peu n’importe qui, dans le monde, intéressé de près ou de loin à la question de Palestine semble vouloir prendre sa part dans le grand jeu de la paix.
Nous avons déjà assisté à des chapitres précédents du jeu de la paix. Mais jusqu’ici, n’y participait pas qui voulait…
Cette fois-ci, ce qu’il est convenu d’appeler le Quartette – Union Européenne, ONU, Russie et Etats-Unis – sont tous en train de congratuler Ariel Sharon pour son désengagement (de Gaza). Et il y a des gens, en Israël, qui sont supposés appartenir à un « camp de la paix », du parti Travailliste, et du mouvement La Paix, Maintenant !, qui disent la même chose que le Quartette, à savoir qu’ils vont laisser faire Sharon à sa guise.
Sharon, cet homme qui conduit Israël et les Palestiniens dans un nouveau chapitre de "fabrication de la paix" en Israël – Palestine.
Le "plan de paix" de Sharon présente un double danger : D’une part, il est fallacieux, d’autre part, il crée l’illusion, chez les gens, qu’il va leur arriver quelque chose de positif. Alors que la situation est absolument catastrophique. Menaçante.
Et quand une politique s’avère n’apporter absolument aucun changement dans la réalité vécue des gens, alors c’est la frustration qui s’ensuit. C’est la Troisième Intifada qui se prépare !
Elle éclatera dès lors qu’il y aura assez de gens pour prendre conscience que les négociations actuelles ont échoué, et qu’elles n’ont rien à offrir aux populations.
[…]
Il y a un autre scénario, moins probable, mais néanmoins possible : c’est celui de l’augmentation de la violence.
Les gens seraient alors fatigués et diraient : "Bon. Négocions et tâchons d’arracher le maximum".
On en a assez vu ! Quiconque s’est rendu dans les territoires occupés sait qu’il y a une soif de vie normale, qu’il y a une lassitude de cette lutte contre trente-huit années d’occupation. Les gens ne savent plus comment vivre avec cela, et il y a un danger que même une délégation palestinienne dise, comme Arafat, en été 2000 : "OK. Prenons ce qu’on nous offre, c’est mieux que rien !".
Et on peut d’ores et déjà entendre ce genre de discours dans les couloirs des ministères, à Ramallah.
Et ça, c’est encore plus dangereux que la violence. C’est un chapitre qui peut conduire à la destruction – à la destruction TOTALE du peuple Palestinien, et de la Palestine…
Dès lors, pour empêcher cela, nous devons souligner, encore et toujours, qu’au lieu d’une charade de paix, ce que nous avons sur le terrain, c’est une occupation qui perdure.
Chaque jour qui passe ressemble au jour d’avant, et chaque jour ressemble ainsi à celui qui l’a précédé, depuis trente-sept ans.
Mais si vous soutenez cette mascarade de paix, si quelqu’un, quel qu’il soit, soutient ce petit jeu de la paix, cela signifie non seulement que vous permettez à l’occupation de continuer, cela signifie que vous permettez à quelque chose de bien pire que l’occupation de se produire.
En effet, si les Israéliens obtiennent le feu vert pour les plans de Sharon, cela signifie qu’il y a un danger pour les Palestiniens qui vivent dans cette moitié de la Cisjordanie qu’Israël – l’Israël consensuel – considère aujourd’hui comme faisant partie de l’Etat d’Israël.
Il y a un très grave danger que ces gens soient victimes d’un nettoyage ethnique. Israël a déjà transféré deux mille familles palestiniennes pour construire le mur. Nous ne trouvons nulle part cette information, dans la presse occidentale.
Et pourtant, ce sont bien deux mille familles palestiniennes qui ont été déplacées, chassées de chez elles, pour la construction du mur…
Ce sont deux cent cinquante mille Palestiniens qui sont directement menacés d’épuration ethnique par la prochaine étape de construction du mur, dans le cadre de la prochaine phase d’annexion de la Cisjordanie à Israël. Si le projet de paix continue à être soutenu par les Européens, les Américains, les Russes et l’Onu, cela signifiera qu’Israël a le feu vert pour poursuivre sa politique d’épuration ethnique.
Il faut savoir aussi que les Israéliens se préparent d’ores et déjà à faire face à la prochaine insurrection (palestinienne) ; cette fois-ci, ils n’hésiteront plus à utiliser y compris les pires moyens de répression, en comparaison avec les armes qu’ils ont utilisées au cours des deux premières Intifadas.
Aussi, nous ne sommes pas en train de parler, en ce moment, simplement d’épuration ethnique, mais bien d’un réel danger d’une politique génocidaire.
Il ne suffit pas de dire que vous savez exactement quels sont les tenants et les aboutissants du projet de paix, dans ses moindres détails.
Je pense que nous tous, les militants, à l’intérieur et à l’extérieur d’Israël, nous devrions comprendre qu’il y a un grave danger – urgent – d’une épuration ethnique de Palestiniens supplémentaires ; et il n’y a qu’une seule manière d’arrêter Israël. Ce n’est ni au moyen du dialogue, ni au moyen de négociations diplomatiques – cela, ça fait trente sept ans qu’on l’essaie…
Un mouvement anti-occupation à l’intérieur d’Israël n’a aucune chance de succès. Jamais.
Il n’existe qu’une seule manière de stopper le scénario que je viens de vous décrire : par les pressions, par les sanctions, par l’embargo, en faisant d’Israël un Etat semblable à l’Afrique du Sud à l’époque où elle vivait sous le régime d’apartheid…
Il n’existe pas d’autre moyen.
Et je suis très triste en disant cela, car je connais les conséquences d’une telle politique ; mais quiconque a été engagé dans le combat pour la paix – dans mon cas, cela fait trente-sept ans – sait qu’on est fondé, après trente-sept ans, à dire qu’aucun effort diplomatique ne mènera nulle part, que des négociations avec Israël ne conduisent nulle part, que le camp de la paix, en Israël, n’a absolument aucun pouvoir, que la lutte armée des Palestiniens a échoué, et qu’il n’y a qu’une seule manière de sauver la Palestine : faire comprendre aux Israéliens qu’ils ne sauraient appartenir aux nations civilisées si l’occupation se poursuit ne serait-ce qu’un jour de plus…
Quelles stratégies ?
Nous vivons des temps difficiles pour les divers mouvements de solidarité.
En Europe, je pense que depuis très longtemps, et à juste titre, l’un des principaux objectifs a été de promouvoir le dialogue israélo-palestinien, et c’est là un objectif toujours très important, mais aujourd’hui, il nous faut viser un autre objectif.
Nous demandons aujourd’hui aux mouvements de solidarité de faire quelque chose qu’ils n’ont jamais fait jusqu’ici, en Europe.
Nous leur demandons de copier, d’imiter ce que les mouvements de solidarité ont fait, dans le cas de l’Afrique du Sud ; et si vous regardez l’histoire des mouvements de solidarité avec la Palestine depuis trente-sept ans, vous constaterez que, parce qu’ils pensaient qu’il y avait deux côtés, parce qu’ils pensaient qu’il y avait une chance qu’un dialogue mette fin à l’occupation, ces mouvements de solidarité – que je ne blâme pas, j’en ai fait partie, moi aussi – s’efforçaient de promouvoir la négociation, la coexistence, la compréhension mutuelle.
Un jour, à venir, nous aurons peut-être besoin de ce genre d’énergie et de soutien, de la part du mouvement de solidarité.
Mais aujourd’hui, ce que j’essaie de faire comprendre, c’est que ce dont nous avons besoin, de la part des mouvements de solidarité, c’est qu’ils sauvent la Palestine, pour les Palestiniens.
En fait, si ces mouvements ne réussissent pas à sauver la Palestine, pour les Palestiniens, les juifs, en Israël, seront eux aussi les victimes, ils seront perdus.
Aussi avons-nous décidé effectivement d’appeler à sauver les Palestiniens et les juifs, c’est la raison pour laquelle j’ai fait la comparaison suivante, dans mon article : nous sommes tous à bord d’un même avion, sans pilote.
Tout le monde le sait : que vous parliez avec les Palestiniens ou avec les Israéliens, tout le monde sait que nous nous précipitons vers la collision d’une guerre effroyable, et personne ne veut en parler. Ce qui signifie que l’énergie, sur le terrain, pour arrêter les capacités de l’occupation est inexistante.
Ainsi, la solidarité, tant avec les Palestiniens qu’avec les juifs, c’est la nécessité de les aider à faire mettre un terme à l’occupation.
Toute tentative d’aider des mouvements de solidarité qui sont engagés dans des initiatives de paix, de dialogue et de coexistence, est importante. Mais je pense que nous ne devons pas oublier, ne serait-ce qu’un instant, quel est l’objectif impérieusement urgent.
Il y a un besoin urgent de stratégies qui correspondent mieux aux réalités, qui permettent de faire ce que tant les mouvements pacifistes en Israël que les mouvements palestiniens de résistance dans les territoires occupés n’ont apparemment pas réussi à faire. Il s’agit bien entendu de la mise d’un terme à l’occupation israélienne.
Ce n’est que lorsque l’occupation militaire touchera à sa fin qu’il y aura une quelconque chance de réconciliation entre les deux peuples.
Aujourd’hui, malheureusement, le processus de paix, jusqu’ici – et cette expression recouvre, pour moi, y compris les accords de Genève – a mis le signe "égal" entre la fin de l’occupation et la fin du conflit.
Ceci est faux : ceci ne marchera pas.
Vous ne pourrez pas mettre fin au conflit entre les Israéliens et les Palestiniens sans mettre un terme à l’occupation.
Vous pouvez vous mettre à négocier au sujet de la fin du conflit, une fois que vous avez mis un terme à l’occupation, mais pas avant cela. Et il y a tellement d’énergie, et tellement de braves gens (dont ceux de Genève), qui sont allés dans la mauvaise direction, en essayant de convaincre les gens, en Europe, en Israël, en Palestine et en Amérique que dès l’instant où les soldats israéliens quitteraient les territoires occupés, la paix s’instaurerait en Palestine.
En fait, dès lors que les soldats israéliens quitteraient la Cisjordanie et la bande de Gaza, les véritables négociations du processus de paix pourraient commencer.
Et parallèlement à ces véritables négociations de paix, il doit y avoir aussi une réorganisation, du côté palestinien.
Je ne voudrais pas trop insister sur l’élection d’Abu Mazen ou sur l’élection de Yasser Arafat, après Oslo. Certes, j’ai pensé qu’Abu Mazen allait remporter des élections démocratiques dans les territoires occupés.
J’ai toujours pensé aussi que Yasser Arafat remporterait des élections démocratiques.
Mais n’oublions pas, même un seul instant, que des élections, ce n’est pas quelque chose que les habitants des territoires occupés réclament particulièrement. Les élections sous occupation ont été imposées aux Palestiniens, comme une pré-condition israélienne.
N’oubliez pas que vous devez voir en face les données historiques, courageusement. Les Israéliens ont dit aux Palestiniens : "Vous êtes des gens primitifs ; nous ne pourrons pas négocier de paix avec vous, tant que vous n’aurez pas tenu des élections démocratiques".
Et c’est ainsi qu’il y a eu des élections.
Jusqu’à cette exigence israélienne, les Palestiniens tenaient un raisonnement très juste : "Qu’avons-nous besoin d’élections, alors que nous sommes encore sous occupation ?"
Y a-t-il eu quelqu’un, en France, à la fin de la Seconde guerre mondiale, pour réclamer des élections avant la fin de l’occupation ?
Or, de quoi parlons-nous, en ce moment ?
Ensuite, si vous voulez parler de stratégies, nous respectons tous Abu Mazen; il représente la population des territoires occupés. Il peut aller négocier et il devrait négocier la fin de l’occupation.
Mais est-il mandaté pour négocier au nom des réfugiés palestiniens ?
Suis-je mandaté, moi-même, pour négocier au nom des réfugiés palestiniens ?
Nous devons écouter de la bouche des réfugiés eux-mêmes comment ils veulent mettre en application le droit au retour qui leur a été reconnu par les Nations unies en 1948.
Je suis très heureux d’entendre Abu Mazen, que je connais depuis un quart de siècle, dire qu’il ne renoncera pas au droit au retour. J’espère qu’il ne le fera pas.
Mais les stratégies de paix, y compris celles du mouvement de solidarité européen, devraient placer le droit au retour des réfugiés palestiniens au centre de l’agenda de la paix. Et non pas la fin de l’occupation. Cette fin de l’occupation, nous la voulons tous, bien entendu.
Les gens de l’Initiative de Genève, eux aussi, voulaient la fin de l’occupation.
Mais le conflit entre Israël et la Palestine n’est pas un conflit portant sur l’occupation ; il s’agit de l’épuration ethnique perpétrée par Israël en 1948, et qui ne s’est jamais arrêtée un seul jour, depuis lors.
Aussi, les stratégies de paix ne sont pas des stratégies visant la fin de l’occupation. Voilà comment on nous a empli l’esprit de chimères, depuis 1967.
C’est ce qu’a dit le mouvement La Paix, Maintenant !, c’est ce qu’ont dit les Américains, c’est ce que va dire le gouvernement suisse : l’important, c’est que les Israéliens se retirent de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Eh bien non !
Cela, ce n’est pas la paix : un retrait israélien de la bande de Gaza et de la Cisjordanie constitue simplement la fin des crimes d’Israël contre l’humanité.
Cela n’a rien à voir avec une véritable paix.
Les Palestiniens qui vivent dans les territoires occupés ne représentent qu’une partie du peuple palestinien, ceux, qui – notez le bien, dans la seconde moitié du vingtième siècle ! – vivent depuis trente-sept ans sous occupation militaire !
Ce retrait simple n’a rien à voir avec la paix.
Imaginez-vous la Suisse, sous occupation militaire, et pas pendant trente-sept ans : 'seulement' pendant dix ans ?
Tous, ici, vous savez ce qu’une occupation militaire signifie. Cela signifie qu’un sergent peut vous arrêter, fermer votre commerce, détruire votre maison, à sa guise, à n’importe quel moment de la journée, brutalement.
Multipliez cela par trente sept années !
Qu’est-ce que cela a à voir avec la paix ?
Y a-t-il un autre endroit, dans le monde, où existe une oppression, et où il faudrait négocier avec un gouvernement oppresseur, en lui demandant d’arrêter son oppression en lui donnant autre chose en échange ?
Bien sûr que non !
En Serbie, l’Otan a bombardé Belgrade pour obtenir l’arrêt de la purification ethnique dans les Balkans. Ils ont envoyé leurs avions bombarder Belgrade.
Mais avec Israël, alors là : non ! On négocie ! ! !
Il faut offrir quelque chose aux Israéliens en échange, pour qu’ils veuillent bien daigner renoncer un tout petit peu à une petite partie de leur occupation… Et – malheureusement – il y a eu bien trop de Palestiniens pour collaborer avec cette politique.
Une stratégie tendant vers la paix, c’est tout à fait autre chose.
Une véritable stratégie de paix prend en compte l’ensemble du Moyen-Orient, et non pas seulement la Palestine. Pas seulement la partie du peuple palestinien qui vit dans les territoires occupés. Bien sûr, il faut les libérer, mais ces Palestiniens sous occupation ne représentent qu’une partie du peuple palestinien.
Le peuple palestinien, il est réparti dans l’ensemble du Moyen-Orient, et ce sont tous les Palestiniens qui sont des parties à ce problème.
L’aspect profondément négatif du projet d’Oslo, cela a été qu’il a exclu les réfugiés palestiniens, qu’il a exclu aussi les Palestiniens vivant en Israël de la solution future de la question palestinienne…
Je conclurai en vous disant de quelle manière j’envisage – à toutes fins – une stratégie qui soit à même de replacer le problème des réfugiés palestiniens au centre des négociations de paix et apporter une réconciliation entre juifs et Palestiniens.
Car toute autre proposition, quelle qu’elle soit, ne sera jamais qu’une accalmie passagère des violences et de l’occupation.
Certes, je ne sous-estimerai jamais une accalmie, mais une accalmie, ce n’est pas un projet de paix. Cette stratégie, je la place sous l’égide de ce que j’appelle les trois "A" :
Ces trois "A" sont les trois conditions qui doivent être réunies, si l’on veut avoir un plan de paix. Je ne propose pas ici un énième plan.
Je suis simplement un intellectuel, qui réfléchit à cette question.
Je ne suis pas Palestinien. Je ne suis pas un homme politique.
Je n’ai pas à donner des détails sur la manière dont la paix doit être mise en œuvre, précisément : ça, c’est le boulot des hommes politiques.
Mais j’ai une idée, que partagent beaucoup de mes amis palestiniens. Et de plus en plus d’Israéliens – je m’en réjouis – envisagent l’avenir comme moi.
Le premier "A" est pour "acknowledgement", c’est-à-dire la "prise de conscience" qu’il n’y aura pas de paix entre les Israéliens et les Palestiniens tant que les Israéliens n’auront pas reconnu ce qu’ils ont fait en 1948.
Tout le monde, en Israël – et c’est aussi vrai pour les jeunes Palestiniens – ne le sait pas. Ce qu’ils ont fait – et cela, on n’en a pas suffisamment conscience – en une seule journée, en 1948, fut pire que trente-sept années d’occupation. Mais nous avons oublié !
Ce que les Israéliens ont fait, en une seule journée, en 1948, ils n’ont pas encore réussi à l’égaler en horreur, en trente-sept années d’occupation.
En une seule journée, en 1948, les Israéliens ont détruit cinq cent villages, dont ils ont chassé la population. Ils ont rasé ces villages au sol ; à la place, ils ont construit des colonies juives ou planté des parcs publics.
C’est ce crime, perpétré en 1948, qui est à l’origine du mouvement national palestinien. Ce n’est pas l’occupation.
Et si nous continuons à ne pas le savoir, les Israéliens vont continuer leur déni de ce qu’ils ont fait en 1948, de la manière dont ils ont chassé un million de Palestiniens de chez eux. De la manière dont ils ont pris 80 % de la Palestine par la force armée.
Tant que ces faits n’auront pas été reconnus, il est inutile de parler de "paix en Palestine" !
Le deuxième "A", c’est le "A" d’"accountability", de responsabilité, d’avoir à rendre des comptes. Les Israéliens doivent être responsables de ce qu’ils ont fait en 1948.
Les Nations unies l’ont dit. Elles ont dit ce que cette responsabilité signifiait : le droit des Palestiniens chassés de chez eux à y retourner. Je ne dis nullement qu’il existerait une manière simple de mettre en application le droit au retour des réfugiés, bien entendu.
Les gens ne doivent pas venir s’imposer là où d’autres personnes vivent déjà. On ne saurait créer une nouvelle injustice au motif qu’une injustice doit être réparée.
Mais on ne saurait dénier le droit des réfugiés au retour.
Il ne s’agit pas seulement de responsabilité. Il s’agit aussi de la manière dont les Israéliens perçoivent leur propre insertion dans le monde arabe. Les Israéliens rejettent le droit au retour parce qu’ils veulent une majorité juive.
Et beaucoup d’entre eux, qui croient en une solution à deux Etats, pensent que les deux Etats permettront d’avoir un Etat juif dont la population serait majoritairement juive…
Israël est une démographie ethnique, ce n’est pas une démocratie juive !
Et si la préoccupation démographique – pour la démographie d’une certaine ethnie – continue à dominer en Israël, alors nous pouvons oublier la solution à deux Etats. Nous devons commencer à réfléchir à la manière dont nous pouvons créer un unique Etat en Palestine.
Il n’y a aucune possibilité de créer une solution à deux Etats, car si vous voulez le faire, vous devrez transférer tellement de juifs et de Palestiniens que toute solution à deux Etats serait nécessairement entachée d’une forme d’épuration ethnique.
La solution à un seul Etat consiste à dire que les Palestiniens et les juifs ont les mêmes droits.
Vous n’avez nulle besoin de déplacer quiconque.
Il vous faut seulement donner les mêmes droits à tous les habitants de la Palestine.
Enfin, le dernier "A" est celui de l’"acceptation". Ce n’est qu’une fois que les Israéliens et l’ensemble des juifs, dans le monde entier, et pas seulement en Israël, auront reconnu ce qui s’est passé en 1948 que nous pourrons négocier de quelle manière ils veulent, précisément, mettre en pratique le droit au retour des réfugiés, de quelle manière, précisément, la structure politique future satisfera à la fois au désir des juifs de disposer d’un Etat et d’une nationalité, et à celui des Palestiniens de disposer d’un Etat, d’une nationalité et d’une vie normale, y compris les Palestiniens qui ont été chassés de 80 % de la Palestine.
Ce n’est qu’alors que les juifs qui vivent aujourd’hui en Israël auront le droit de demander aux Palestiniens, au monde arabe, et au monde musulman, de bien vouloir nous accepter.
Oui, nous fûmes un mouvement colonialiste.
Oui, nous sommes entrés au Moyen-Orient à la fin du dix-neuvième siècle. Nous n’avions pas été invités, nous sommes venus nous imposer par la force.
Mais nous faisons aujourd’hui partie intégrante du Moyen-Orient. Nous devons renoncer à notre rêve d’appartenir à l’Europe.
Nous devons être partie intégrante du Moyen-Orient, nous devons nous colleter aux problèmes du Moyen-Orient, nous devons partager les choses à faire au Moyen-Orient, et non pas la vision de l’Europe, non pas l’Eurovision, non pas le foot européen…
Nous appartenons au Moyen-Orient, et quand nous en aurons vraiment pris conscience, sans doute n’aurons-nous plus à construire des murs, sans doute n’aurons-nous plus à installer des barrières électrifiées.
Parce que les Palestiniens ne sont pas les seuls prisonniers du mur : prisonniers, les Israéliens le sont, eux aussi.
Si vous voulez vivre sans mur, alors acceptez-nous : le monde arabe – et aussi, ce qui pourrait sembler plus surprenant, le peuple palestinien, malgré tout ce que les Israéliens lui ont fait subir – sont prêts à accepter que sept millions de juifs, qui vivent aujourd’hui en Israël, fassent partie du Moyen-Orient.
Mais si l’occupation israélienne se prolonge, si la paix ne vient pas en Palestine, le monde arabe et le monde musulman diront : "ça suffit !" et là, cinquante bombes nucléaires ne serviront à rien, le président Bush ne pourra pas aider ces juifs, le gouvernement suisse, malgré tous les équipements militaires qu’il a achetés à Israël ne les aidera pas non plus !
Quand on vit au Moyen-Orient, on doit s’assurer que l’on fait partie de cette région du monde, il faut s’y intégrer.
Et j’ai une bonne nouvelle, pour les citoyens israéliens : appartenir au Moyen-Orient, ce n’est pas si mal que ça.
Et eux, ils continuent à rêver qu’ils ne sont pas au Moyen-Orient, et ils aliènent cette région, de même que la région les aliène.
Tant qu’ils ne comprendront pas quelle est la nature véritable du voisinage où ils sont entrés par force, ils n’y aura pas de paix, ni en Israël, ni en Palestine.
Il n’y a pas de mouvement de la paix en Israël !
Il n’y a pas de véritable mouvement pacifiste en Israël. C’est la raison pour laquelle il nous faut des sanctions. S’il y avait un mouvement de la paix en Israël, je n’appellerais pas à des sanctions.
Malheureusement, il n’y a pas de mouvement pacifiste chez nous. Il n’y a pas de mouvement pacifiste avec lequel négocier, par conséquent : l’occupation n’est pas à la veille de s’arrêter.
Quand je parle de droits égaux, je parle de droits égaux dans le futur Etat. Je ne dis pas qu’il y a des droits égaux maintenant, et j’affirme que la seule base d’une réconciliation entre juifs et Palestiniens n’existera que lorsque les juifs et les Palestiniens auront les mêmes droits, dans un même Etat.
C’est la seule solution. Le chemin sera sans doute très long. Il sera peut-être nécessaire d’en passer par un stade différent, en Israël, pour obtenir ces droits égaux. Mais sans eux, le conflit perdurera.
Non, il n’y a pas de camp de la paix en Israël, malheureusement, et ce n’est que lorsqu’on aura mis un terme à l’occupation au moyen de toutes les pressions possibles et imaginables, et lorsque la société civile développée en Israël aura été libérée de l’idéologie sioniste, que nous aurons la possibilité de nous réconcilier.
Le mouvement de solidarité aux Etats-Unis et le boycott
Je me souviens souvent d’une histoire que m’a racontée Chomsky, à propos de l’Amérique. Yasser Arafat est venu à New York, en 1975, et il a fait sa première apparition à l’Onu, où il a prononcé son célèbre discours. Il avait rencontré des intellectuels, dont Chomsky…
Chomsky demande à Yasser Arafat pourquoi ils n’ouvriraient pas, ensemble, aux Etats-Unis, un bureau de relations publiques pour les Palestiniens ?
Et Arafat de lui répondre : "Non : nous avons l’Union soviétique… Nous n’avons pas besoin des Etats-Unis…"
Et Chomsky précise que lui-même, il a un bureau de relations publiques, à New York. Mais Arafat ne l’écoute pas.
Je pense que ce que montre cette anecdote, c’est que pendant de nombreuses années, les Palestiniens et leurs soutiens ont considéré les Etats-Unis – pour des raisons objectives- comme un poids mort, comme une cause perdue.
Et si, au vu du poids qu’ont aujourd’hui les Etats-Unis dans le monde, vous persistez à considérer que les Etats-Unis sont une cause perdue, vous avez un très gros problème.
Toutefois, deux choses doivent être dites au sujet de l’Amérique. On y assiste au début de plusieurs mouvements de personnes excédées par Israël.
Il y a une émergence de mouvements : des gens, en Amérique, prennent conscience du fait que beaucoup des problèmes américains sont liés au soutien unilatéral à Israël.
Oh, bien sûr, on ne voit pas ces gens conscients sur la colline du Capitole, dans les corridors du pouvoir américain, mais ils existent bel et bien.
Ensuite, il y a la communauté arabe américaine.
Cette communauté est restée silencieuse, pendant des années, parce qu’il s’agissait d’une première génération d’immigrants.
La deuxième génération, la jeune génération, est beaucoup plus active, elle s’affirme beaucoup plus. Et je pense que dans un futur proche, nous verrons cette communauté, qu’on peut estimer au moins à trois millions et demi de personnes, exercer un impact non négligeable sur la politique étrangère des Etats-Unis.
En ce qui concerne le boycott… Il y a un mythe, qui voudrait que la communauté juive américaine soutienne inconditionnellement Israël.
En réalité, nous savons que seule une très petite minorité, au sein de la communauté juive américaine, soutient effectivement Israël. Et il y a une très large majorité, que nous pouvons qualifier de majorité juive, qui ne soutient pas Israël. Ils ne sont pas contre Israël, mais ils ne le soutiennent pas activement.
Et puis il y a un groupe d’universitaires juifs américains qui disent : "Non, pas en notre nom !".
Tous ceux qui connaissent un minimum Israël savent, qu’en Israël comme dans beaucoup d’autres pays, le monde universitaire est une sorte de grand ministère des affaires étrangères.
Et les universitaires israéliens sont formés – je le sais, pour faire partie du système – à être des ambassadeurs d’Israël, dans le monde entier.
Une excellente tactique consiste à aller voir ces ambassadeurs et leurs épouses, quand ils viennent à Lausanne, s’ils viennent ici, et à leur dire que nous savons des choses terribles au sujet de votre Etat, que nous désapprouvons votre politique, et que si vous continuez, nous ne vous inviterons sans doute plus à venir chez nous. Je pense que cela a un impact ; Israël se perçoit comme un pays cultivé, civilisé, "la seule démocratie au Moyen-Orient".
Une bonne façon de savoir si Israël est aussi démocratique qu’il le prétend, c’est le respect des libertés académiques.
Si vous n’agissez pas ainsi vis-à-vis des universitaires israéliens, vous leur envoyez le message selon lequel Israël est la seule démocratie au Moyen-Orient.
Et moi qui en fais partie, je peux vous dire que les universitaires israéliens qui sont réellement opposés à l’occupation sont très peu nombreux. Nous parlons ici de soixante personnes, environ, sur neuf mille.
Aussi avons-nous affaire, avec les universitaires, à une des composantes très importantes du système israélien qui maintient l’occupation, qui permet qu’elle continue et qui ne fait absolument rien pour s’y opposer, alors qu’en qualité d’intellectuels, ils ont l’obligation morale de le faire.
Le nettoyage ethnique est une réalité
Je sais bien que l’expression "épuration ethnique" a des connotations qui évoquent la période nazie ; mais l’expression "épuration ethnique" n’a pas été utilisée, en réalité, à l’époque.
Je fais référence à une expression qui est utilisée par le Département d’Etat et les Nations unies, qui décrit ce qui s’est passé dans les Balkans, dans les années 1990.
Si vous consultez le site ouèbe du Département d’Etat, ou celui de l’ONU, vous verrez une définition très claire de ce qu’est l’épuration ethnique.
L’épuration ethnique est une politique d’expulsion, de démolitions de maisons, de construction de murs de séparation, de ségrégation ; et cette politique est motivée par une idéologie.
Le mobile d’une telle politique est le désir de voir un groupe ethnique en remplacer un autre. Je ne pense pas qu’il existe de meilleure définition que celle-ci de la politique sioniste à travers les décennies.
Je pense donc que j’utilise cette expression à bon escient, car l’une des choses les plus importantes que dit le Département d’Etat américain au sujet de l’épuration ethnique, c’est le fait que les gens qui ont été chassés de chez eux par ce type de politique ont le droit plein et entier de retourner chez eux.
Et c’est pourquoi je pense que l’exemple des Balkans est très éclairant pour comprendre ce qui se passe depuis trente-sept années, et ce qui se passait ces derniers mois, et aussi, malheureusement, ce qui va continuer à se passer dans les années futures.
NOTES :
(1) Conférence enregistrée le 4 juin 2005, à l’Aula de l’université de Fribourg. Ilan Pappe intervenait dans le cadre du Forum social Suisse sur le thème : "Quelle solidarité avec le peuple palestinien ?". Veuillez nous excuser si sur la première partie quelques passages n’ont pas pu être retranscris en entier à cause d’un mauvais son.
(2) Ilan Pappe, historien israélien, vit à Haïfa. Militant politique depuis longtemps, il est l’un des très rares intellectuels israéliens à avoir signé une pétition appelant au boycott académique d’Israël.
Qualifié de traître, accusé d’être "un des pires nouveaux antisémites" en Israël, il est très isolé. En effet, seuls, deux enseignants lui apportent leur soutien.
Auteur de nombreux ouvrages, il est l’unique universitaire à enseigner une matière dont les Israéliens ne veulent pas même entendre parler : l’épuration ethnique de 1948.
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9 novembre 2021
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Initiatives de Paix
Ilan Pappé
17 juin 2005