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Palestine - 3 juin 2005
Par Toufic Haddad
La classe ouvrière d’Angleterre ou des Etats-Unis, a des intérêts structurellement différents de ceux de ses décideurs, des élites capitalistes.
Alors que son travail crée des profits pour les classes capitalistes, elle est aussi fondamentalement exploitée, et dès lors, elle a des intérêts stratégiques à s’opposer à ses élites capitalistes comme à soutenir les efforts d’autres populations engagées dans cette bataille (en Palestine ou en Irak par exemple).
Je ne suis pas à même de commenter en détail ce qui s’est passé en Angleterre quant au résultat du vote spécial du 26 mai de l’Association des Professeurs d’Université, et à son effet laminoir sur leur précédente résolution qui appelait à un boycott sélectif des Universités de Bar Ilan et de Haïfa.
Je ne souhaite pas non plus me lancer dans une discussion sur la légitimité du boycott lui-même d’autant plus qu’il y a déjà suffisamment d’articles expliquant pourquoi, en effet, un boycott contre ces institutions est nécessaire – les articles les plus convaincants étant parus chez des universitaires israéliens et dans les cercles militants.
Mais je souhaite examiner la question suivante : quelles leçons le Mouvement National Palestinien doit-il tirer du revirement d’aujourd’hui et quelles sont les questions essentielles que cela pose pour le militantisme futur.
D’abord, reconnaissons qu’on ne doit pas sous-estimer la tentative de boycotter sélectivement une manifestation particulière du colonialisme israélien par le biais d’un des principaux syndicats occidentaux. Bien que des critiques puissent dire que si la solidarité avec le mouvement national palestinien a fait de petites avancées grâce à cette campagne, le résultat nous renvoie carrément à la position qui était la nôtre avant le boycott – peut-être même un pas en arrière, si l’on considère l’effet démoralisateur qui risque de naître chez les militants étant donné le résultat du vote d’aujourd’hui.
Mais il est important de couper court à de tels sentiments.
Les modalités d’une tentative de boycott, quel qu’en soit le résultat, ont montré tout une panoplie de questions stratégiques, questions depuis longtemps nécessaires et que les militants solidaires des Palestiniens se posent, que j'aborderai, et qu’il est nécessaire de reprendre si l’on veut que la cause nationale des Palestinien fasse des avancées tangibles.
Peut-être l’aspect le plus significatif de cette tentative de boycott a-t-il été, en premier lieu, de chercher à lier la juste cause du Mouvement National Palestinien - son droit à l’auto-détermination, au retour des Réfugiés, à être libéré du racisme, de l’exclusion et du colonialisme que pratique Israël - aux combats internes des travailleurs occidentaux, en l’occurrence, le combat des enseignants d’université du Royaume Uni.
L’énorme mobilisation qu’ont manifestée les forces pro-sionistes pour encourager le renversement du vote est bien la preuve qu’Israël et ses alliés reconnaissent le degré de menace statégique d’une telle initiative pour le futur.
Ca ne peut pas être attribué au seul pouvoir de comploteur des lobbys sionistes ou aux pressions directes qui peuvent ou ne peuvent pas avoir lieu derrière des portes fermées, et qui restent à démontrer.
C’est plutôt qu’Israël et ses alliés perçoivent ces efforts pour construire un boycott international contre lui comme une menace stratégique, précisément parce qu’ils mobilisent une force qui était largement absente du théâtre de lutte habituel – la classe ouvrière occidentale.
Certes, les professeurs d’université ne sont pas vraiment la représentation type de la classe ouvrière ; ils n’en représentent pas moins un secteur qui pèse d’un poids moral considérable sur les ordres du jour de la lutte des classes avec leurs manifestations sociales, politiques et économiques.
De plus, la possibilité d’un boycott sélectif des institutions, des organisations et des universités israéliennes, reste une possibilité ouverte pour de larges secteurs de la classe ouvrière occidentale y compris dans les secteurs de la production, de l’ndustrie et des services.
C’est là le point faible stratégique, crucial, d’Israêl et de ses partenaires américains.La complicité de la Grande Bretagne et des Etats-Unis dans les crimes commis par Israël pourrait alors se trouver mise en cause, si 'le calme industriel” qui favorise les profits, se trouvait perturbé et interrompu de l’intérieur. Et c’est à mettre en rapport avec le pouvoir classique des classes ouvrières dont les intérêts – distincts de ceux des autres classes – sont de résister à leur propre exploitation et aux machinations de leurs élites capitalistes.
Bien que le discours de la lutte des classes ait largement reculé dans notre société contemporaine, trop souvent rejeté comme un atavisme défunt, que ça n’en supprime pas la pertinence.
Que ce soit à la lumière de l’exploitation quotidienne que subissent des milliards de travailleur dans le monde sous le joug de leurs employeurs, ou plus largement de l’oppression politique - résultat des pratiques impériales en Palestine et ailleurs – l’analyse et la lutte des classes restent un cadre crucial pour réaliser nos vrais objectifs.
Malheureusement, la faiblesse des véritables forces de Gauche dans le monde, et l’imposant désastre légué par le Stalinisme ont laissé leurs traces dans tous les secteurs du militantisme progressiste. Dans le contexte palestinien, ça a eu pour effet objectivement de le rayer du discours sur l’impérialisme, le capitalisme et la lutte des classes, même chez les acteurs du Mouvement National Palestiniens eux-mêmes, et non moins dans la Gauche Palestinienne.
Combiné à un pareil bannissement du vocabulaire et de l'organisation de nombre de groupes progressistes occidentaux, tout cela n’aura eu pour résultat que de limiter le militantisme de solidarité avec les Palestiniens dans le discours libéral et dans les formes que prend le militantisme.
Bien que des énergies incroyables se soient déployées depuis les débuts de l’Intifada pour mettre en lumière les crimes d’Israël, et parfois abouti à des manifestations passionnées qu’on a vues dans le monde entier, le résultat le plus net de toutes ces manifestations n’a pas entamé significativement l’hégémonie Etats-Unis/Israël. Il ne s’agit pas de discréditer le fait que de grandes avancées ont pourtant été faites pour délégitimer Israël et ses pratiques, ou faire apparaître les plus faibles, les Palestiniens opprimés qui combattent pour leurs droits.
Mais permettre au militantisme palestinien de s’arrêter au royaume de l’opinion publique – bien que ce soit nécessaire - ne suffit pas pour mettre fin aux pratiques Etats-Unis/Israël elles-mêmes.
Reste le fait que les Etats-Unis et, plus largement, les intérêts impérialistes occidentaux qui soutiennent Israël, provient de la perception cruciale que ces élites capitalistes ont attribué à la région et au rôle qu’Israël peut jouer à cet égard.
C’est très tardivement que le militantisme de solidarité avec les Palestiniens a mis fin aux théories conspirationnistes sur le Pouvoir de l’AIPAC ou sur le "Sionisme mondial".
Bien que les forces sionistes soient évidemment organisées et qu’elles aient des pouvoirs considérables, ça ne suffit pas à expliquer pourquoi les Etats-Unis et l’Europe soutiennent Israël en tant qu’"Etat Juif"».
Si vraiment ces forces expliquaient les raisons de la politique des Etats-Unis ou de l’Union Européenne, alors comment se fait-il qu’un antisémite aussi notoire que Richard Nixon ait fait en sorte qu’Israël ait été approvisionné par pont aérien au cours de la guerre d’octobre 1973 ?
OU encore pourquoi l’espion israélien Jonathan Pollard est-il toujours emprisonné ?
Et pourquoi les Etats-Unis sont-ils intervenus directement, à un certain moment, pour arrêter les ventes d’armes israéliennes à l’Inde et à la Chine ?
L’Egypte reçoit des Etats-Unis la deuxième aide financière, en importance, qu’ils apportent aux pays étrangers – presque comparable à celle d’ Israël – mais personne n’a jamais soulevé la question d’un "lobby égyptien".
Il est temps d’en finir et de repousser ces idées car elles finissent par faire le jeu des Sionistes qui ont alors beau jeu de décrire le militantisme de solidarité avec les Palestiniens comme la réinterprétation d’un véritable antisémitisme – ce à quoi nous devons nous opposer avec vigilance, tant moralement que structurellement.
Récemment la presse israélienne a été particulièrement franche sur le fait qu’Israël est profondément engagé dans la fourniture de services à son principal soutien occidental – les Etats-Unis, ce qui explique au premier chef les principales raisons de ce soutien.
Le fameux commentateur politique israélien, Aluf Benn, reconnaît ouvertement qu’Israël joue officiellement le "rôle de rottweiler" surtout dans son rôle régional pour contrôler l’actuelle poussée d’anti-impérialisme étatsunien que connaît la région. : "Washington utilise la sulfureuse image de brute sans scrupules qu’a Sharon, dans l’espoir d’intimider les Iraniens et de faire pression sur les Européens. Il est difficile d’expliquer autrement les déclarations du vice président Dick Cheney et des autres lançant des avertissements publics sur une attaque israélienne contre les installations nucléaires de l’Iran.
Leur message est simple : si la diplomatie échoue, Sharon deviendra fou furieux.
Harel continue : "La déclaration de l’Administration, la semaine dernière, annonçant qu’elle était en train de fournir aux Forces Aériennes Israéliennes 100 bombes capables d’anéantir les bunkers les plus profonds (bunker-buster) était le signe le plus éclatant que l’Amérique va probablement autoriser une attaque israélienne contre les installations clandestines d’uranium enrichi d’Iran.
Pour l’instant, ce n’est que de la dissuasion : il faudrait un mois avant que les bombes n’arrivent en Israël et que les pilotes soient entraînés à les lâcher. Mais tout le monde a pleinement conscience de l’usage auquel est destiné ce type d’armement, qui jusqu’à présent n’avait jamais été fourni à aucun pays extérieur aux Etats-Unis.
Yorma Ettinger, du quotidien israélien "Yediot Aharonot", a été plus franc encore en révélant le rôle d’Israël, rouage essentiel du contrôle hégémonique américain sur la région : "Les déclarations faites par des leaders d’Israël et et leur comportement depuis 1993 créent la fausse impression que les liens israélo-américains sont une relation à sens unique. L’argument étant que l’Amérique donne et qu’Israël reçoit, ce qui conduit à une position inférieure d’Israël et à sa supposée contrainte de suivre les ordres du Département d’Etat.
Pourtant, l’ancien secrétaire d’Etat et commandant des forces de l’OTAN, Alexander Haig, a réfuté ses affirmations, disant que s’il est pro-israélien, c’est qu’Israël est le plus important porte-avion du monde, qu’il est insubmersible, qu’il ne transporte pas un seul soldat américain, et qu’il est situé dans une région critique pour la sécurité nationale américaine."
Ettinger poursuit : « Au moment de notre 57è Jour de l’Indépendance, Israël et les Etats-Unis profitent d’une relation réciproque ; Israël est comme une start-up, qui bénéficie de la gentillesse de son investisseur Américain mais rapporte des profits bien plus gros que l’investissement. Tous les jours, Israël transmet aux Etats-Unis ce qu’il apprend de la lutte et du contre-terrorisme, ce qui réduit les pertes américains en Irak et en Afghanistan, empêche les attaques sur le sol des Etats-Unis, et contribue à l’économie des Etats-Unis.
Le sénateur Daniel Inouye a récemment déclaré que les informations israéliennes concernant les armes soviétiques avaient sauvé des milliards de dollars américains.
La contribution de l’espionnage israélien à l’Amérique est plus importante que celle qu’offrent tous les pays de l’OTAN réunis", a-t-il dit.
Pour Ettinger, la liste des services que rend Israël s’allonge encore et encore, et c’est un motif de fierté.
Le militantisme de solidarité avec les Palestiniens doit en conséquence tenir compte de cette priorité stratégique d’Israël dans l’architecture des vues impérialistes étatsuniennes quand il évalue ce qu’il veut faire pour tenter de les contrer.
Chercher à creuser un fossé entre les intérêts des capitalistes américains et Israël est presque impossible si nous luttons pour faire pression sur Washington. Les Démocrates autant que les Républicains (sans parle du parti Travailliste de Tony Blair) sont liés structurellement aux intérêts de leurs classes capitalistes intérieures.
L’ argument moral qui dénonce la brutalité d’Israël n’est pas suffisant et il est structurellement contre-productif, car il exige que les partis brisent avec les intérêts de classe qu’ils représentent, et qui évidemment ont été portés au pouvoir pour se défendre.
Ici apparait l’importance de la récente campagne de boycott.
La classe ouvrière d’Angleterre ou des Etats-Unis, a des intérêts structurellement différents de ceux de ses décideurs, des élites capitalistes. Alors que son travail crée des profits pour les classes capitalistes, elle est aussi fondamentalement exploitée, et dès lors, elle a des intérêts stratégiques à s’opposer à ses élites capitalistes comme à soutenir les efforts d’autres populations engagées dans cette bataille (en Palestine ou en Irak par exemple).
Ce qui signifie que sur tous les fronts du capitalisme occidental, l’avance ou le retrait de l’opposition de la classe ouvrière en interne, ou l’activité anti impérialiste à la périphérie, sont dialectiquement reliés les uns aux autres.
Montrer ces connections offre un modèle pour construire un mouvement anti impérialiste et anticapitaliste vraiment capable de défier les crimes nationaux et internationaux du capitalisme étatsunien (et du capitalisme européen en second lieu).
Il faut convenir que c’est une simplification des stratégies de la lutte des classes et à coup sûr bien des questions restent posées.
De plus la lutte des classes ne se trouve pas toujours dans le cadre des lieux de travail habituels.
On ne peut esquiver de comprendre, plus profondément, les inter-relations existant entre les oppressions raciales, de genre ethnique, religieuses et sexuelles dans le cadre élargi de la lutte des classes.
Mais cela dit, la compréhension du capitalisme et de l’impérialisme des Etats-Unis doit servir de base d’où le militantisme solidaire avec les Palestiniens émergera s’il veut mener une bataille efficace.
A quoi cela ressemble-t-il sur le terrain ? Cette récente tentative de boycott représente une ouverture de salve pour ce qui doit être une "guerre de position" et "une guerre de mouvement" (pour utiliser la terminologie de Gramsci)
Il y a aura bien d’autres tentatives de cette sorte dans le futur, et qui devront avoir pour colonne vertébrale la connexion directe entre les combats des travailleurs occidentaux contre leurs employeurs et leurs élites, et le combat des Palestiniens et des Irakiens pour vivre libérés du colonialisme et de l’occupation.
La même compagnie qui vend des bulldozer militarisés à Israël (Caterpillar) est celle-là même qui écrasait son syndicat (UAW) dans le milieu des années 1990.
Ces sortes de connexions sont cruciales pour la construction d’une vraie solidarité avec deux justes causes, et la responsabilité nous incombe de "faire le lien" entre "la guerre à l’étranger" et "la guerre chez nous".
Elles ne forment qu’une seule lutte et un seul combat, et plus vite les forces de la solidarité établiront ces liens et les internaliseront dans leurs programmes d’organisation et de propagande, plus efficace cela sera pour ces combats.
Pour finir, il ne peut être question pour les forces solidaires des Palestiniens de conclure d’après le revirement du boycott de l’AUT que les boycotts, en faisant le lien entre ce qui arrive en Palestine et la lutte des clases occidentale, sont inefficaces.
Au contraire, cela représente la meilleure chance pour les Palestiniens de gagner le pouvoir d’arrêter le "sociocide" et la lente déportation qui se font contre eux.
Ajoutons que, organiser et mobiliser les travailleurs occidentaux pour ce combat ne sera pas une tache facile, comme les efforts de l’AUT viennent de le démontrer.
Dans cette analyse, nos esprits sont principablement occupés par l’état de la Gauche Occidentale et du mouvement syndical en particulier.
Construire la solidarité des travailleurs avec les responsables syndicaux, pour le juste combat de l’un et l’autre contre les patrons et pour la cause palestinienne, est crucial si nous voulons construire un mouvement qui ne sera pas décapité ni renversé aussi facilement que nous venons de le voir.
Il n’y a pas de substitut à une patiente explication et à l’huile de coude pour le combat solidaire avec les piquets de grève, les ouvriers et la mobilisation massive de la rue.
Nous devons promettre aux classes capitalistes des Etats-Unis et au gouvernement Israélien, un millier de batailles sur un millier de fronts.
Il ne fait aucun doute qu’ils sont en train de s’organiser et de se préparer pour cette bataille.
Alors la question est : et nous ?
Source : www.counterpunch.org/
Traduction : CS pour ISM
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