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France - 21 février 2017
Par Youssef Girard
Directrice de recherche au CNRS et historienne, Sylvie Thénault est une « spécialiste » de l'Algérie contemporaine. Suite aux déclarations « polémiques » d'Emmanuel Macron (1) lors de sa tournée en Algérie, Le Monde se devait de la consulter pour faire toute la lumière sur l'emploi de termes aussi controversés que « crimes contre l'humanité » pour désigner la colonisation.
A la question brûlante sur le fait d'appliquer la notion de « crimes contre l'humanité » au cas de la colonisation de l'Algérie, l'historienne nous explique que « juridiquement [...] la définition du « crime contre l’humanité » est telle qu’elle ne peut pas s’appliquer à la colonisation ». Elle précise même que la « définition du « crime contre l’humanité » », tel que défini par les juristes français dans les années 1990, « écarte la torture, les exécutions sommaires et les massacres commis par l’armée française dans les années 1954-1962, pendant la guerre d’indépendance algérienne ». Elle clôt la question de l'emploi de cette notion juridique en affirmant qu'« il y a eu amnistie pour cette période, et, juridiquement, cette amnistie est inattaquable ».
Deux questions déterminantes nous semblent nécessaires pour bien comprendre les propos de Sylvie Thénault : 1) qu'est ce qu'un « crime contre l'humanité » au regard du droit international ? 2) pourquoi Sylvie Thénault nous parle uniquement de la période 1954-1962 alors que la colonisation de l'Algérie a commencé en 1830 ?
Qu'est-ce qu'un « crime contre l’humanité » ?
Sylvie Thénault nous parle dans son interview d'une définition française de la notion de « crimes contre l'humanité », comme si les crimes commis par la France ne relevaient pas du « droit international » mais d'une simple affaire juridique intérieure. L'Algérie n'est plus une colonie depuis 1962 et c'est certainement les juridictions internationales qui, si elles effectuaient réellement leur travail, seraient les plus à même de rendre la justice dans le cas présent.
Surtout, bien avant les juristes français, ce sont les juridictions internationales qui ont défini la notion de « crimes contre l'humanité ». La Charte de Londres, préalable à la mise en œuvre du Tribunal militaire de Nuremberg, a donné une première définition de la notion de « crimes contre l’humanité ». Selon cette Charte, les crimes pouvant être qualifiés de « crimes contre l'humanité » sont « l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu'ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime (2) » (Titre II, art. 6, al. c., Accord de Londres du 8 août 1945, Statut du Tribunal Militaire International).
Plus récemment, le Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale (CPI) définissait les « crimes contre l'humanité » ainsi : « on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque : a) Meurtre ; b) Extermination ; c) Réduction en esclavage ; d) Déportation ou transfert forcé de population ; e) Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ; f) Torture ; g) Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ; h) Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ; i) Disparitions forcées de personnes ; j) Crime d’apartheid ; k) Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale » (3).
Une conquête génocidaire passée sous-silence
Sylvie Thénault n'évoque à aucun moment dans son interview la période de la conquête de l'Algérie, entre 1830 et 1872, qui fut pourtant particulièrement meurtrière (4). Si nous nous référons uniquement aux données démographiques, les chiffres sont éloquents (5).
La conquête génocidaire menée par les troupes françaises provoqua une importante baisse de la population algérienne. En quelques années, le peuple algérien fut véritablement décimé. Avant la conquête française de 1830, l’Algérie comptait entre 3 et 5 millions d’habitants sur son territoire. La population algérienne a connu un recul démographique quasiment constant durant la période de la conquête jusqu'à son étiage le plus bas en 1872.
La période de la conquête de l’Algérie (1830-1871) fut marquée par trois grandes phases démographiques d'évolution de la population algérienne. De 1830 à 1856, la population algérienne tomba d’environ 5 à 3 millions d’habitants à environ 2,3 millions. Par la suite, elle remonta jusqu'à 2,7 millions en 1861 avant de connaître sa chute la plus brutale à 2,1 millions d’habitants en 1872. La population algérienne ne retrouva son niveau d’environ 3 millions d’individus qu’en 1890 (6).
En se basant sur ces chiffres, nous pouvons établir que l’Algérie a perdu entre 30 et 58% de sa population au cours des quarante-deux premières années (1830-1872) de la colonisation française. Des pertes humaines d’une telle ampleur, volontairement provoquées par une autorité politique responsable, ne peuvent être difficilement qualifiées autrement que de « crimes contre l’humanité », voire même de génocide (7).
Durant la première phase de la conquête de 1830 à 1856, la décroissance démographique de la population algérienne s’explique par l’extrême violence des méthodes utilisées par l'armée française. Les massacres de masse, les « enfumades » et autres procédés génocidaires décimèrent la population algérienne. De plus, la politique de la « terre brûlée », décidée par Bugeaud, eut des effets dévastateurs sur les équilibres socio-économiques et alimentaires de l’Algérie. Elle provoqua des famines et favorisa le développement d’épidémies qui permirent d’accélérer le processus de conquête du pays et de mettre en œuvre une politique d’éradication du peuple algérien.
Après une période de baisse d’intensité de la violence suite à la fin de la première phase de conquête en 1857, la période 1866-1872 a vu à nouveau la population algérienne fondre sous les coups de la politique coloniale française. De 1866 à 1872 – en raison du développement d'une épidémie de choléra en 1867, de typhus et de variole de 1869 à 1872 et de la famine en 1868, de la répression de l'armée française après la grande révolte de 1871 et d’un tremblement de terre – la population algérienne diminua de plus de 500.000 personnes. La famine de 1868 aurait été responsable de la mort de 300.000 à 500.000 Algériens alors que la répression de la révolte de 1871 aurait causé la mort d’environ 300.000 personnes. Étudiant cette période, Djilali Sarri estime qu’un million d’Algériens seraient morts durant les années 1866-1872. Il parle de véritable « désastre démographique » (8).
Les non-occidentaux sont-ils des êtres humains à part entière ?
Alors pourquoi Sylvie Thénault passe-t-elle sous silence la période de la conquête (1830-1872) lorsque Le Monde la questionne sur l'application de la notion de « crimes contre l'humanité » à la colonisation de l'Algérie ? Pourquoi parle-t-elle uniquement de la répression de la Révolution algérienne ?
Pour tenter de répondre à ces questions, revenons aux propos de Sylvie Thénault. En effet, elle nous rappelle son statut d'historienne neutre et désintéressée pour mieux légitimer son propos dénué d'« idéologie » partisane. L'historien serait ainsi une sorte de Phoenix planant au-dessus d'idéologies qui n'auraient aucune prise sur lui et sur ses recherches. Pour elle, « les historiens peuvent évidemment contribuer au débat par leurs savoirs et leurs travaux, mais, ensuite, chacun est libre de se prononcer en conscience » car les crimes coloniaux ne relèveraient que d'une « question d’opinion » personnelle. Par le tour de prestidigitation sémantique de la neutralité et du désintéressement dont seuls les sophistes détiennent le secret, les crimes coloniaux, selon Sylvie Thénault, ne relèvent plus de la vérité et de la justice mais de la simple morale privée où chacun serait libre d'avoir une opinion. Mais Frantz Fanon, qui ne doit pas certainement être une référence de Sylvie Thénault, nous a appris depuis longtemps que, pour le colonisé, les prétentions à l'objectivité étaient toujours dirigées « contre lui » (9).
En réalité, le discours sur sa neutralité et son désintéressement de Sylvie Thénault n'est qu'une fable d'une tenante du versant gauche de l'idéologie dominante. Sous ses aspects de neutralité, son discours n'est qu'une manière de désarmer ceux qui voudraient faire reconnaître la colonisation comme un « crime contre l'humanité », c'est-à-dire un crime contre l'homme en soi comme dirait Césaire.
Car, même pour la seule période de la répression de la Révolution algérienne (1954-1962), sur laquelle s'arrête Sylvie Thénault, il est difficile d'expliquer que l'action de l’État français ne relève pas de la notion de « crimes contre l'humanité », telle que définie par les juridictions internationales. En effet, est-ce que, durant la répression de la Révolution algérienne, les autorités françaises ont, « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque », pratiqué le meurtre, le transfert forcé de population, l'emprisonnement ou une autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international, la torture, le viol et la grossesse forcée, la persécution d'une collectivité identifiable, le peuple algérien, pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel et religieux, la disparition forcée de personnes ou autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale ?
Il serait difficile de le nier tellement les faits sont accablants. Et si nous vivions dans un monde où la justice n'était pas rendue par les Occidentaux pour les Occidentaux, un monde où le « droit international » n'était pas une arme entre les mains des puissants, la place des dirigeants politiques et militaires français durant cette période – enfin ceux qui sont toujours en vie – seraient sur les bancs de la Cour Pénale Internationale (CPI) à La Haye.
Alors en lieu et place de justice, l'historienne désintéressée se propose uniquement de « panser » les plaies des Algériens pour qu'ils puissent obtenir « une reconnaissance ou un dédommagement » mais certainement pas la justice devant être rendue aux hommes. Finalement, Sylvie Thénault s'inscrit bien, par les conclusions qu'elle propose de suivre, dans la perception occidentale d'un monde composé d'une double humanité décrite par Malek Bennabi suite à plusieurs siècles de colonisation : « L'Occident a spécialisé ainsi son regard pour les principes comme pour les hommes, son regard varie de ce qui est européen à ce qui ne l'est pas. Il voit naturellement les problèmes et les hommes de l'Europe. Pour regarder les problèmes des autres peuples et regarder ces peuples eux-mêmes, il met des lunettes... et ce regard indirect ne relève ni de la morale, ni de la politique mais de quelque chose d'assez proche de la « Société Grammont » qui est née en France pour la protection des animaux » (10).
En effet, au-delà des positions de notre historienne-ventriloque de l'idéologie dominante occidentale, la question fondamentale posée par tous ceux qui s'offusquent de l'emploi de la notion de « crimes contre l'humanité » pour qualifier la colonisation, est bien de savoir si nous pouvons utiliser cette notion juridique pour désigner des crimes commis contre des peuples qui ne sont pas considérés comme appartenant pleinement à l'humanité ? Autrement dit, les non-occidentaux peuvent-ils être considérés comme des êtres humains à part entière aujourd'hui en France et en Occident ? En effet, si les Algériens – au-delà l'ensemble des peuples non-occidentaux – étaient considérés comme des humains à part entière, il serait évident que la notion de « crimes contre l'humanité » s'appliquerait à la colonisation de l'Algérie. Le refus d'appliquer cette notion de « crimes contre l'humanité » à la colonisation porte en germe cette question fondamentale de l'humanité des peuples non-blancs.
Si les crimes d’Hitler sont pleinement reconnus comme tels par la France et par l'Occident en général, c’est avant tout parce que ses victimes sont considérées comme appartenant de plein droit à l’humanité. A l’instar de l’ensemble des peuples non-occidentaux, les Algériens n’ont pas ce privilège. Comme durant la période coloniale, la France continue à traiter les Algériens et l’ensemble des non-occidentaux comme des sous-hommes. Le négationnisme de la France quant à son histoire coloniale nous rappelle ce qu’Aimé Césaire dénonçait déjà au lendemain de la guerre 1939-1945 dans Discours sur le colonialisme. Selon lui, les Occidentaux ne reprochent pas à Hitler « le crime en soi, le crime contre l’homme », « l’humiliation de l’homme en soi », mais « le crime contre l’homme blanc », c’est-à-dire « d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique » (11).
Dans une France post-coloniale structurée par le racisme, seuls les crimes de masse contre l’homme blanc peuvent être pleinement reconnus comme des « crimes contre l’humanité » puisque les attributs de l’humanité ne sont pas entièrement reconnus aux non-occidentaux.
Youssef Girard
(1) Précisons ici qu'il ne s'agit aucunement de parler de ce candidat à la présidentielle dont l'opportunisme n'a d'égal que son incohérence. En effet, en novembre 2016, Macron déclarait qu’en Algérie, « il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un État, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie ». Retournant sa veste, il nous parle aujourd'hui de la colonisation comme d'un « crime contre l’humanité » parce qu'il espère certainement capter quelques voix anticolonialistes. Pourtant quelques jours plus tôt, il affirmait depuis Beyrouth être contre « l’exercice de la moindre pression sur Israël » et être « contre la reconnaissance par la France de l’État palestinien en l’absence d’un accord de paix entre les deux parties ». Le crime contre l’humanité qu'est la colonisation ne saurait visiblement pas s'appliquer à la colonisation de la Palestine par les sionistes. Bref, les propos de Macron ne relèvent en rien de la conviction mais seulement du marché électoral.
(2) « Charte de Londres », URL :https://ihl-databases.icrc.org/applic/ihl/dih.nsf/INTRO/350?OpenDocument
(3) « Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale », URL : https://www.icc-cpi.int/NR/rdonlyres/6A7E88C1-8A44-42F2-896F-D68BB3B2D54F/0/Rome_Statute_French.pdf
(4) Notons que, en marge de cette interview, le journal Le Monde fait la promotion d'un ouvrage de Sylvie Thénault sur l'histoire de l'Algérie sur la période 1830-1962. L'historienne est donc censée connaître cette période qu'elle passe totalement sous silence.
(5) Nous n'avons pas le temps de le faire dans cette tribune, mais il serait intéressant de se référer également aux écrits génocidaires des officiers de la conquête et à ceux qui en Europe légitimèrent cette conquête pour montrer la dimension idéologique de cette entreprise meurtrière.
(6) Cf. Kamel Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962), Paris, Ined/PUF, 2001
(7) Même s’il ne s’agit pas de comparer les crimes de masse entre eux, durant la guerre 1939-1945 les nazis exterminèrent environ 46% de la population juive européenne (environ 5,1 millions sur une population de 11 millions) et 33% de la population tzigane (environ 250.000 sur une population de 750.000).
(8) Kamel Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie (1830-1962), op. cit., page 30
(9) Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Ed. La Découverte, 2002, page 75
(10) Malek Bennabi, L'afro-asiatisme, Alger, SEC, 1992, pages 9-10
(11) Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 2004, page 14
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Colonialisme
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