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Grande Bretagne - 4 juin 2004
Par David Hirst
Certains Israéliens font d’ores et déjà état de craintes (parfaitement fondées) que l’opinion publique américaine n’en vienne à les blâmer d’avoir poussé son gouvernement, par l’entremise des néocons, dans cette mésaventure catastrophique. La loi non écrite qui veut que l’Amérique soutienne mordicus Israël, quel qu’en soit le prix en intérêts (américains) perdus dans le monde arabe, sera gravement remise en cause, et les forces anti-américaines dans la région s’emploieront à rendre exorbitant le coût à payer.
Dans le mensuel New York Review of Books, le commentateur vétéran Edward Sheehan a écrit récemment un article, envoyé de Naplouse, sur le fait que beaucoup de Palestiniens s’attendent à ce que l’été qui commence connaisse simultanément une « explosion », tant en Irak que dans les territoires palestiniens occupés.
Cela vaut commentaire ironique sur ce qui était sans doute au départ l’aspect le plus fondamental de l’expédition des Etats-Unis en Irak. Pour les néoconservateurs de l’administration Bush, on le sait, l’éviction de Saddam Hussein n’était rien d’autre qu’une opération de portée régionale, visant à « transformer » l’ensemble du Moyen-Orient et à promouvoir un règlement définitif du conflit arabo-israélien.
Sur un point, au moins, les néocons ne se trompaient pas : le monde arabe, aussi factieux qu’il soit par ailleurs, est uni par des liens psychologiques et culturels très forts. Quels qu’allaient être les événements en Irak, ils ne pourraient qu’affecter profondément l’ensemble de ce monde. Le problème, c’est précisément le fait qu’un succès des Américains en Irak aurait rendu leur succès ailleurs dans le monde arabe, très vraisemblable. Aussi, l’échec qui plane aujourd’hui de manière si menaçante ne contentera-t-il pas de ne proliférer que dans le seul Irak…
Non seulement la situation en Palestine a empiré, du seul fait de l’intervention américaine en Irak, mais elle continue à le faire, également, en raison des revers subis par les Américains. Avant même toute intervention, un désastre américain en Irak a toujours eu une propension virtuelle à se transformer en désastre d’ampleur régionale.
Depuis des années, il était convenu de manière axiomatique qu’il fallait absolument coupler à toute intervention occidentale visant à abattre Saddam une autre intervention, essentiellement pro-palestinienne, dans le conflit arabo-israélien. C’est l’Occident qui a créé Israël sur le dos des Palestiniens : toute solution réaliste se devait par conséquent d’apporter réparation de cette injustice historique aux Palestiniens, autant que faire se pouvait.
A défaut, tous les buts de guerre officiels seraient rejetés par le tribunal de l’Histoire comme le énième des épisodes scandaleux jalonnant l’histoire des conquêtes et de l’exploitation occidentales.
Les néocons ont « acheté » cet axiome – mais ils l’ont totalement retourné. « Grâce » à eux, l’invasion de l’Irak fut en réalité la sublime expression du « deux poids deux mesures » américain dans la région. En théorie, la solution aurait dû venir de la démocratisation à l’échelle régionale et des autres bienfaits (supposés) de la « mission civilisatrice » de l’Amérique. Dans la pratique, l’intervention allait causer un niveau bien supérieur de coercition externe, comme jamais auparavant, et un parti pris encore bien plus extravagant en faveur d’Israël. Tandis qu’il s’enfonce dans les sables mouvants irakiens, George W. Bush accordait, hier encore, tout le poids des Etats-Unis aux projets expansionnistes de Sharon.
Ainsi, tandis que les Palestiniens ont leur propres raisons – qu’on pourrait qualifier, avec une amère ironie, de « made in USA » – d’intensifier leur résistance, ils considèrent tout naturellement que les Irakiens sont parties prenantes au même combat anti-impérialiste que le leur.
D’une manière encore plus éloquente – et en dépit de leur profonde désillusion vis-à-vis du panarabisme, cet héritage saddamien, dont les néocons espéraient tirer profit – les Irakiens, dans leur combat, ont adopté la Palestine.
Désormais, à Fallujah, les islamistes sunnites combattent au nom du Shaïkh Yassine, tandis qu’à Nadjaf le mollah chiite rebelle Moqtada al-Sadr se qualifie lui-même de « bras armé irakien du Hizbullah et du Hamas ».
Ainsi, en Irak et en Palestine, d’une manière bien plus évidente que nulle part ailleurs, les Etats-Unis ont donné le pouvoir précisément à ces mêmes forces – islamistes et nationalistes, populistes, violentes et fanatiques – qu’ils étaient venus « calmer », parce que c’est précisément dans ces deux régions que l’immixtion occidentale est allée plus loin qu’en tout autre lieu.
Mais ces forces sont aussi les avatars de la banqueroute politique et morale des gouvernements arabes, lesquels – en sus de leurs insuffisances strictement internes – ont collectivement échoué dans ce qui devrait être considéré comme la reddition du service minimum de tout Etat digne de ce nom : la défense du territoire, la défense de la population et la défense de la souveraineté, face à l’agression et à la domination étrangères.
De ce point de vue, les islamistes, ou les « islamo-nationalistes », ne sont que des acteurs non-étatiques, qui ont assumé eux-mêmes leur mission, au moyen du jihâd, de la terreur et des actions kamikazes. Un intellectuel palestinien a déclaré : « Ils (= ces mouvements) profitent d’un climat dans lequel les masses arabes n’ont pas de plus grande joie que de voir l’invasion américaine en Irak devenir de jour en jour plus coûteuse et douloureuse. »
Al-Qa’ida, expression quintessencielle de la vision et de l’action panarabe et panislamique, est sans doute le plus effrayant de ces aigrefins. L’Amérique a fait de l’Irak une arène parfaite d’où mener le combat panislamique contre l’ordre occidental infidèle et l’ordre arabe « apostat ».
Le Hizbullah (du Liban) est d’origine et de composition strictement régionales, mais il jouit d’un prestige à l’échelle régionale beaucoup plus important qu’Al-Qa’ida, car il s’est consacré au combat – et à la victoire – contre Israël, dans une guerre de guérilla que très peu de gens – encore faut-il préciser qu’ils sont tous Israéliens ou Américains – qualifient de « terroriste ». Désormais, ce mouvement considère que la résistance irakienne est une bataille qui s’inscrit dans son propre combat.
De plus en plus accusé par les Israéliens d’aider les islamistes palestiniens, et d’accumuler une force de frappe importante et dernier cri, le Hizbullah libanais est préparé, avec une certaine impatience, pour une conflagration transfrontalière. Mais il veut que ce soit Israël qui ouvre les hostilités, afin que son retour sur l’arène jihadiste soit tout aussi légitime que spectaculaire…
La seule chose que puisse faire l’Irak, c’est hâter l’issue. La semaine dernière, enregistrant un point magistral, le dirigeant du Hizbullah, Hasan Nasrallah, a annoncé que la lutte contre Israël et la lutte contre l’Amérique ne font qu’un, ajoutant qu’il n’attendait qu’un signe de ses frères irakiens pour rejoindre la seconde citée.
Un échec américain laissera également la bride sur le cou à tout un tas d’autres forces non-étatiques. Certaines d’entres elles sont, elles aussi, islamistes et hostiles aux Etats-Unis. Mais elles ont toutes pour caractéristique leur nature ethnique ou sectaire, et chacune d’entre elle est hostile à toutes les autres. Le danger qui guette, c’est l’anarchie et la guerre civile, sur le modèle Libanais.
Si, en 1990, les régimes arabes avaient fini par éteindre le feu libanais, c’était pour la simple et bonne raison que cet incendie menaçait de les carboniser tous…
Mais l’Irak sera un Liban majuscule. Un pays aussi crucial, sujet aux blocages intercommunautaires, contaminera l’ensemble d’une région lourde de conflits potentiels. Les troubles kurdes en Syrie, les remous parmi les Chiites du Golfe : voilà des tremblements annonciateurs de convulsions à venir.
L’écoulement régulier du pétrole et la sécurité d’Israël sont des fondamentaux de la politique américaine au Moyen-Orient. Comme le laisse entendre son prix sans cesse croissant, l’élargissement de la contagion irakienne dans la région du Golfe représentera une réelle menace. Pour Israël, une débâcle américaine serait « bien embêtante » (pour ne pas dire très dommageable).
Certains Israéliens font d’ores et déjà état de craintes (parfaitement fondées) que l’opinion publique américaine n’en vienne à les blâmer d’avoir poussé son gouvernement, par l’entremise des néocons, dans cette mésaventure catastrophique. La loi non écrite qui veut que l’Amérique soutienne mordicus Israël, quel qu’en soit le prix en intérêts (américains) perdus dans le monde arabe, sera gravement remise en cause, et les forces anti-américaines dans la région s’emploieront à rendre exorbitant le coût à payer.
Comment les émules de Sharon vont-ils réagir envers les Arabes et les Palestiniens, quand Israël commencera à subodorer que son indispensable suzerain surpuissant l’abandonne ? Telle est la question en passe de devenir la plus prégnante au Moyen-Orient, où le pire est d’ores et déjà annoncé…
Source : The Guardian
Traduction : Marcel Charbonnier
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