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5 novembre 2013
Par Youssef Girard
Depuis l’« affaire du foulard » à Creil, en 1989, les femmes portant le hijab sont la cible des tirs croisés des élites politiques et médiatiques, de droite comme de gauche. Avec la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction du hijab à l’école, les lois et décrets contre l’islam et les musulman-e-s se sont multipliés. De la proposition d’interdiction du hijab dans les universités, à celle de sa prohibition dans la totalité de l’espace public, la communauté musulmane est en permanence la cible de nouvelles lois islamophobes.
« Gunga Din » (1939).
« Celui dont tu as besoin te méprisera. »
L’imam Ali, Nahj al-Balagha
« La Futuwah est d’être indépendant des autres et de ne point s’humilier devant eux dans un but intéressé. »
Abu ‘Abd al-Rahman al-Sulami, Futuwah, Traité de chevalerie soufie
« Chez les hommes secourables et bienfaisants on rencontre presque invariablement cette lourde astuce qui commence par accommoder à son gré celui qu'on veut secourir; on se dit, par exemple, qu'il "mérite" d'être aidé, que c'est justement de votre aide qu'il a besoin, et qu'il se montrera à coup sûr profondément reconnaissant, attaché, soumis, en réponse au moindre secours ; c'est avec de telles imaginations qu'on dispose des nécessiteux comme d'une propriété, de même que c'est par désir de posséder qu'on se montre bienfaisant et secourable. Ces bienfaiteurs se montrent jaloux si on les contrarie ou si l'on prévient leur action charitable. »
Friedrich W. Nietzsche, Par delà le bien et le mal
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Depuis l’« affaire du foulard » à Creil, en 1989, les femmes portant le hijab sont la cible des tirs croisés des élites politiques et médiatiques, de droite comme de gauche. Avec la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction du hijab à l’école, les lois et décrets contre l’islam et les musulman-e-s se sont multipliés. De la proposition d’interdiction du hijab dans les universités, à celle de sa prohibition dans la totalité de l’espace public, la communauté musulmane est en permanence la cible de nouvelles lois islamophobes.
Régulièrement, des lieux de culte ou des carrés musulmans dans les cimetières sont profanés. La stigmatisation des musulman-e-s dans les médias est quasi permanente. Les agressions islamophobes, parfois mortelles, se multiplient.
Et pourtant…
La réalité de l’islamophobie et l’importance de la lutte contre celle-ci restent contestées, et cela, jusqu’à la tribune des conférences et des meetings consacrés à combattre cette oppression.
Pourquoi et comment une telle chose s’avère-t-elle possible en France ?
Imagine-t-on, par exemple, une conférence mise sur pied par une organisation afro-américaine, au cours de laquelle une personne blanche de gauche invitée à s’exprimer à la tribune, s’autoriserait à expliquer le racisme et son importance à un public d’Afro-descendant-e-s ?
Cette personne oserait-elle venir dire à ce public atteint dans sa chair et dans son esprit par le racisme, que la lutte contre le système d’oppression raciale doit rester une question secondaire, car la priorité demeure avant toute chose la « question sociale » ? Cette personne aurait-elle l’arrogance toute coloniale d’exposer aux Afro-descendant-e-s présents, quels devraient être leurs engagements, leurs stratégies, et leurs priorités politiques ?
Estime-t-on possible, enfin, que cette personne ose critiquer l’engagement « identitaire » d’un groupe humain, dont l’identité même a pourtant fait l’objet durant des décennies d’une entreprise d’éradication, de dénaturation, de négation, et de répression ?
Évidemment, non.
De Marcus Garvey, Ida B. Wells à Stokely Carmichael,
en passant par Malcolm X ou Huey P. Newton, les Afro-américain-e-s ont mené – et continuent de mener – des combats qui, s’ils n’ont pas conduit à mettre à bas le suprémacisme blanc, leur ont au moins permis de s’émanciper de la tutelle paternaliste de la gauche états-unienne.
En France, en revanche, une personne non-musulmane de gauche, qui n’a jamais eu à souffrir de près ou de loin de l’islamophobie, peut venir dans une conférence ou un meeting organisé pour lutter contre cette islamophobie, et s’improviser tutrice ou éducatrice des masses musulmanes présentes dans la salle.
Du haut de ses certitudes laïques et progressistes, cette personne peut s’autoriser à définir et à expliquer l’islamophobie à des femmes et à des hommes qui la subissent quotidiennement. Bien plus, elle peut se permettre de porter des jugements péremptoires et infondés sur le manque d’engagement militant des femmes musulmanes, et plus particulièrement de celles qui portent le hijab, comme si elles représentaient une entité politique homogène. A-t-on déjà vu une personne à la tribune d’un meeting politique, déplorer le manque d’engagement des hommes portant un bonnet ou des femmes revêtant un pull-over ?
Une affirmation aussi stupide, est évidemment impensable. Mais lorsque l’on parle de l’islam et des musulman-e-s, on peut affirmer à peu près n’importe quoi, sans prendre le risque d’être contredit par quiconque.
C’est bien parce qu’elle ne craignait aucunement d’être contestée, qu’une militante de gauche s’est sentie autorisée de déclarer devant une assistance majoritairement musulmane, que l’islamophobie est une question secondaire, car la priorité reste bien entendu la « question sociale », celle des « quartiers ». Cette personne s’est même permis de rappeler – non sans ironie – sa « croyance » en l’« auto-organisation » et en l’« auto-émancipation », ce qui nous montre qu’elle n’a manifestement pas encore assimilé les concepts qu’elle emploie de manière désinvolte. Il est de toute évidence bien plus simple de bafouiller une idéologie paternaliste et de faire la leçon à un public docile, que de mettre en pratique les concepts politiques que l’on prétend défendre.
Car ce vocabulaire politique convenu à propos de sa « croyance » en l’« auto-organisation », vise avant tout à dénigrer les croyances transcendantes, « mythologiques », d’un public musulman trop éloigné des bienfaits libérateurs du rationalisme et du matérialisme occidental. Malgré les différences de temps et de lieux, les Lumières restent inlassablement la référence implicite des propagandistes de la raison occidentale en territoire colonisé. Pour mener à bien sa « mission », notre militante « chevronnée » n’hésita d’ailleurs pas à proposer ses services pour « former » les musulmanes et les musulmans, décrétés incultes. Enfin, elle osa même conclure son bavardage laborieux en dénigrant les revendications « identitaires » des musulman-e-s.
Ce comportement paternaliste, qui ne lasse pas de nous exaspérer, appelle bien entendu un certain nombre de questions.
Qu’est ce qui a bien pu laisser penser à cette personne qu’elle était autorisée à juger de l’importance du combat contre une islamophobie qu’elle ne subit pas ? Qui lui a permis de décréter quelles devraient être les priorités d’une communauté à laquelle elle n’appartient pas ? Au nom de quel suprémacisme inavoué, pense-t-elle pouvoir juger et orienter l’engagement des musulman-e-s ?
Manifestement, la position d’extériorité vis-à-vis de certaines problématiques propres à la communauté musulmane, conduit cette personne à aborder la question de l’islamophobie dans une perspective qui ne relève « ni de la morale ni de la politique, mais de quelque chose d’assez proche de la « Société Gramont », qui est née en France pour la protection des animaux[1] ». Une telle protection étant nécessairement une question secondaire par rapport à celle de l’humanité, la lutte contre l’islamophobie sera pareillement un élément accessoire, qui peut être perpétuellement sujet à discussion et à négociation.
Dans le discours de gauche, même s’il fait vibrer la corde de l’« autonomie » ou claironner la trompette de l’« auto-organisation », la lutte contre l’islamophobie devra impérativement être subordonnée à la seule question sérieuse qui vaille, la « question sociale », rebaptisée « question des quartiers » pour les besoins du folklore urbain ambiant.
Cependant, face à cette offensive idéologique massive, l’absence de réaction de certain-e-s musulman-e-s est inquiétante.
À l’image du colonisé, décrit par Césaire comme l’être « à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme[2] », certain-e-s musulman-e-s néo-colonisables opinent du chef au discours fielleux que le porte-parole de la gauche lui crache à la figure. Finalement, par convenance, certain-e-s finiront par applaudir l’orateur paternaliste qui leur a fait l’« honneur » de leur accorder un peu de considération en acceptant de leur adresser la parole. Ils couronnent ainsi, par ce geste de soumission, la réussite de leur « viol idéologique » par les propagandistes de la « question sociale ».
Où sont passés les musulman-e-s ayant le courage de répondre à ces manœuvres ? Qui au sein de cette communauté se lèvera pour refuser l’infantilisation des musulmanes et des musulmans ? Qui reproduira le geste salutaire d’Ali El-Hammami (1902-1949) qui, indigné par le paternalisme de Maurice Thorez, lui lança un encrier à la figure[3] ? Car il reste de nombreuses faces répugnantes sur lesquelles l’encre de la dignité musulmane mériterait de s’étaler.
L'Imâm 'Ali combat le dragon, Farhâd Shirâzi, Khâvarân Nâmeh, 1476-1486, Palais du Golestân.
La propension de certain-e-s musulman-e-s complexé-e-s à se soumettre aux injonctions condescendantes de la gauche, nous semble être au cœur de la néo-colonisabilité à l’œuvre au sein de la communauté musulmane. Malek Bennabi nous a expliqué que le colonialisme est parvenu à ses funestes dessins parce que les sociétés sur lesquelles il s’est abattu, se trouvaient dans un tel état de délitement social et intellectuel, qu’elles étaient devenues « colonisables[4] ». De même qu’aujourd’hui, le paternalisme perdure uniquement parce qu'il existe des êtres dociles, néo-colonisables, pour s'y soumettre.
Tant que nous, musulman-e-s, n'aurons pas « communautarisé nos combats » et brisé les chaines de nos dépendances, nous resterons éternellement une matière malléable pour tous les paternalistes en mal de troupeaux à guider, ou d'« espèces rares » à protéger.
Youssef Girard, le 05 novembre 2013.
[1] Malek Bennabi, L’Afro-asiatisme, Alger, SEC, 1992, page 10.
[2] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 2004, page 24.
[3] Allal el-Fassi, « L’échec de l’assimilationnisme », ISM France.
[4] Malek Bennabi, Vocation de l’Islam, Paris, Ed. Seuil, 1954, pages 82-86.
Source : Etat d'exception
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