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Israël - 19 avril 2006
Par Ilan Pappe
Ilan Pappe est professeur à l’Université d’Haïfa. Ses deux derniers ouvrages sont "Une histoire de la Palestine Moderne" (A History of Modern Palestine) et « Le Moyen-Orient Moderne » (The Modern Middle East)
De la droite à la gauche, les manifestes de tous les partis sionistes, durant la récente campagne électorale israélienne, contenaient des mesures clamant qu’ils tiendraient compte du "problème démographique" posé par la présence palestinienne en Israël.
Ariel Sharon a proposé le retrait de Gaza comme étant la meilleure solution ; les dirigeants du Parti Travailliste ont soutenu la construction du mur parce qu’ils croient que c’est le seul moyen pour limiter le nombre de Palestiniens à l’intérieur d’Israël.
Les groupes extra-parlementaires également, comme le Mouvement pour l’Accord de Genève, La Paix Maintenant, le Conseil pour la Paix et la Sécurité, le Groupe de Recensement d’Ami Ayalon et l’Arc-en-Ciel Démocratique Mizrachi, tous déclarent qu’ils savent comment résoudre le problème.
A part les dix membres des partis palestiniens et deux juifs ashkénazes ultra-orthodoxes excentriques, tous les membres de la nouvelle Knesset (120 en tout) promettent que leur formule magique résoudra le "problème démographique".
Les méthodes varient, depuis la réduction du contrôle israélien sur les Territoires Occupés – en fait, les plans mis en avant par les travaillistes, Kadima, Shas (le parti orthodoxe sépharade) et Gil (le parti des retraités) incluraient le retrait israélien de seulement 50 % de ces territoires – jusqu’à des actions plus drastiques.
Les partis de droite comme Yisrael Beytenu, le parti ethnique russe d’Avigdor Liberman et les partis religieux plaident pour le transfert volontaire des Palestiniens vers la Cisjordanie .
En bref, la réponse sioniste pour résoudre le problème est soit l’abandon de territoires, soit la diminution du groupe de population "problématique".
Rien de nouveau.
Le problème démographique a été identifié comme étant l’obstacle majeur à l’accomplissement sioniste au 19ème siècle, et David Ben-Gurion déclarait en décembre 1947 : "Il ne peut y avoir d’Etat juif stable et puissant tant que sa majorité juive n’atteindra que 60% ". Israël, a-t-il mis en garde, devra résoudre ce "grave" problème avec une "approche nouvelle".
L’année suivante, le nettoyage ethnique avait ramené le nombre de Palestiniens à moins de 20% de la population totale de l’Etat juif (alors qu’ils auraient dû originellement être environ 60% de la population dans la zone allouée à Israël par les Nations-Unis ajoutée à la zone occupée en 1948).
Il est intéressant, mais pas surprenant, de constater qu’en décembre 2003, Binyamin Netanyahu a ressorti le nombre magique de Ben-Gurion – l’indésirable 60%. "Si les Arabes d’Israël forment 40% de la population, ce sera la fin de l’Etat juif. Mais 20% est aussi un problème", a-t-il ajouté. "Si les relations avec ces 20% sont problématiques, l’Etat sera en droit d’employer des mesures extrêmes". Il n’a pas donné plus de détails.
Israël a augmenté sa population par deux immigrations russes massives, chacune d’environ un million de personnes, en 1949 et dans les années 80.
Ce qui a maintenu la proportion palestinienne de la population à un niveau bas et actuellement, les Palestiniens représentent environ 20% de la population d’Israël (hors Territoires Occupés).
Ehud Olmert, chef du parti Kadima et actuel Premier Ministre, pense que si Israël se maintient dans les Territoires Occupés et si ses habitants sont inclus dans la population israélienne, les Palestiniens seront plus nombreux que les Juifs d’ici 15 ans.
C’est pourquoi il prône l’"hitkansut" - signifiant "convergence" ou, mieux, "rassemblement" - politique qui exclurait plusieurs zones palestiniennes très peuplées du contrôle israélien direct.
Mais même si cette consolidation a lieu, il restera encore une très importante population palestinienne à l’intérieur des 88% de la Palestine dans laquelle Olmert espère bâtir le futur Etat juif stable.
De quelle taille exactement, nous ne le savons pas : les démographes israéliens appartenant au Centre ou à Gauche fournissent une estimation basse, ce qui laisse apparaître le désengagement comme une solution raisonnable, alors que ceux de la Droite ont tendance à exagérer ces chiffres.
Mais ils semblent tous s’accorder sur le fait que la balance démographique ne restera pas en l’état, étant donné que le taux de naissance des Palestiniens est plus élevé que celui des Juifs.
Donc Olmert pourrait bien arriver à la conclusion que les retraits ne sont pas la solution.
Une fois que les "Arabes" d’Israël et les Palestiniens des Territoires Occupés ont été pensés à l’Ouest comme des "Musulmans", il était facile d’obtenir le soutien à la politique démographique d’Israël, au moins où cela comptait : la colline du Capitole, mais même en Europe, où il n’était pas nécessaire, après le 11 Septembre, d’expliquer pourquoi Israël avait un "problème démographique".
Le 2 février 2003, le quotidien populaire Maariv a titré : "Un quart des enfants en Israël sont musulmans". L’article décrivait ce fait comme la prochaine "bombe" pour Israël. L’augmentation de la population "musulmane" - 2,4% par an – n’était plus un problème, mais un "danger".
Dans la période qui a précédé les élections, les experts ont discuté de cette question en utilisant le même langage que celui utilisé en Europe ou aux Etats-Unis dans les débats sur l’immigration. Ici, pourtant, c’est une communauté immigrante qui décide du futur de la population indigène, et non l’inverse.
Le 7 février 1948, après avoir pris la route de Jérusalem à Tel-Aviv et avoir vu les premiers villages vidés de leurs habitants palestiniens vers les environs de Jérusalem, Ben-Gourion, jubilant, a déclaré lors d’une réunion avec les chefs sionistes : "Lorsque je viens maintenant à Jérusalem, j’ai l’impression que c’est une ville hébraïque. C’est un sentiment que je n’éprouvais que dans les fermes et à Tel-Aviv. Tout Jérusalem n’est pas hébraïque mais il y a déjà un énorme bloc hébraïque – sans arabes. Cent pour cent juif. Si nous persévérons, a-t-il ajouté, ce miracle arrivera partout".
Mais en dépit de cette persévérance, une communauté palestinienne significative est restée. Ils sont étudiants dans mon université, et ils suivent des cours où des professeurs leur parlent du grave problème démographique.
Les étudiants palestiniens en Droit – les chanceux qui constituent un quota non-officiel – de l’Université Hébraïque peuvent bel et bien tomber par hasard sur Ruth Gabison, ancienne directrice de l’Association pour les Droits Civiques et candidate à la Cour Suprême, qui s’est signalée récemment par de puissants points de vue sur le sujet, analyses qui lui semblent probablement refléter un consensus : "Israël a le droit de contrôler les naissances palestiniennes".
Loin des campus, ces étudiants savent qu’ils sont considérés comme un problème. Que ce soit de la part de la Gauche sioniste ou la Droite dure, ils entendent quotidiennement que la société juive est pressée de se débarrasser d’eux. Et ils s’inquièteront, à juste titre, d’entendre qu’ils sont devenus un "danger".
Tant qu’ils ne sont qu’un problème, ils sont protégés par une certaine prétention à la démocratie et au libéralisme. S’ils constituent un danger, ils pourraient être confrontés à des politiques d’urgence basées sur les mesures d’exception du Mandat britannique.
Sous un tel régime, des maisons pourraient être détruites, des journaux fermés et des personnes expulsées.
Les élections 2006 ont fait entrer à la Knesset une coalition solide déterminée à gérer le problème démographique : en priorité en se désengageant un peu plus de Cisjordanie ; ensuite en achevant le réseau de murs entourant les zones palestiniennes.
La frontière entre Israël et la Cisjordanie mesure 370 kms de long, mais le mur-serpent mesurera le double et étranglera de vastes communautés palestiniennes.
Dans les zones palestiniennes à l’intérieur d’Israël, la ségrégation est assurée par la mise en place de programmes approuvés lorsque Sharon était Ministre des infrastructures nationales : les colonies juives surveillent et encerclent de très grandes zones palestiniennes, comme Wadi Ara et le sud de la Galilée.
Le 31 juillet 2003, la Knesset a approuvé une loi interdisant aux Palestiniens d’acquérir la citoyenneté, la résidence permanente ou même temporaire lorsqu’ils sont mariés à des citoyens israéliens.
L’initiateur de cette loi est un sioniste libéral, Avraham Poraz, du parti centriste Shinui. Il la décrit comme une "mesure de défense".
Seuls 25 membres de la Knesset ont voté contre, et Poraz a déclaré que ceux qui sont déjà mariés et avec une famille "devront aller en Cisjordanie ", sans se soucier de la durée de leur séjour en Israël.
Les députés arabes de la Knesset font partie de ceux qui ont fait appel à la Cour Suprême contre cette loi raciste.
Lorsque la Cour Suprême a rejeté leur appel, leur énergie est retombée. Les députés arabes viennent de trois partis : le Parti communiste (Hadash), le Parti national d’Azmi Bishara (Balad) et la Liste d’Unité Arabe, conduite par la branche la plus pragmatique du mouvement islamique.
La Cour Suprême a souligné son inapplicabilité, au vu des systèmes parlementaire et juridique. On nous dit sans arrêt que les Palestiniens devraient être contents de vivre dans la seule démocratie de la région, d’avoir le droit de vote, mais ce vote ne leur donne aucun pouvoir.
Dans la nuit du 24 janvier dernier, une unité d’élite de la police des frontières a envahi Jaljulya, village palestinien d’Israël.
Les troupes ont fait irruption dans les maisons, traînant à l’extérieur 36 femmes et déportant 8 d’entre elles. Ils ont ordonné aux femmes d’aller dans leurs anciennes maisons en Cisjordanie .
Certaines d’entre elles étaient mariées depuis de nombreuses années à des Palestiniens de Jaljulya, certaines étaient enceintes, beaucoup avaient des enfants, mais les soldats démontraient ainsi au public israélien que lorsqu’un problème démographique devient un danger, l’Etat agit rapidement et sans hésitation.
Un député palestinien de la Knesset a protesté, mais cette action a eu l’aval du gouvernement, des tribunaux et des médias.
Les 10 députés palestiniens de la nouvelle Knesset ne seront inclus à aucune coalition et seront probablement marginalisés et oubliés, comme ce fut le cas dans le parlement précédent (il y a deux autres députés arabes et deux députés druzes du parti travailliste et de Kadima).
Haaretz a envoyé un journaliste vivre pendant quelques jours dans les "zones arabes" pour écrire – comme un touriste anthropologue – un article sur la réaction des Palestiniens aux élections.
A part cet article, les médias israéliens n’ont rien trouvé à dire sur le vote des Palestiniens. Après tout, ils sont le problème, pas la solution.
Et si le désengagement n’arrête pas l’accroissement de leur nombre, l’opération Jaljulya indique la marche à suivre dans l’avenir.
Il ne faut pas s’étonner que de nombreux Palestiniens demande l’intervention de la communauté internationale.
Mais il est peu vraisemblable qu’Israël, qui ignore la décision de la Cour Internationale sur le Mur, soit touché par ce qu’il considèrera comme une ingérence dans ses affaires internes.
Un autre appel se fait jour, encore hésitant, mais qui pourrait gagner en volume : la création d’un parlement autonome des Palestiniens d’Israël.
Dans un monde qui a marginalisé cette communauté deux fois – à la fois dans l’administration globale palestinienne et à l’intérieur de la société juive – les 1.300.000 Palestiniens citoyens d’Israël ont très peu à perdre en fuyant la Knesset et en optant pour l’autonomie.
Qui sait, ils peuvent même convaincre la majorité juive qu’ils ne sont qu’un problème, et pas un danger.
Source : The London Review of Books
Traduction : MR pour ISM
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Ilan Pappe
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