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Palestine - 9 janvier 2017
Par Nada Elia
Le souvenir le plus douloureux de mon court voyage en Palestine, il y a plus de dix ans, fut sans aucun doute la conversation que j’ai eue avec deux amies à un checkpoint. A l’époque, je me suis dit que je ne devais jamais oublier ce moment, et en effet, je ne l’ai pas oublié et j’espère que je ne l’oublierai jamais.
Le sionisme en quatre cartes
C’était une journée de juillet étouffante. Mes deux amies, toutes les deux militantes de Naplouse, m’avaient fait visiter la Cisjordanie et nous étions à un checkpoint, comme cela arrive aux Palestiniens depuis des années, à attendre que la soldate israélienne nous laisse passer. Mais la soldate n’était pas pressée. Abritée du soleil dans sa cahutte, elle discutait sur son téléphone portable. Elle parlait en hébreu, une langue que nous ne comprenions pas, mais à l’entendre glousser, à voir sa façon de bouger, ses manières détendues, il était clair que ce n’était pas une conversation de travail, mais plutôt du badinage entre amis, ou amants.
Une de mes amies a demandé, « Je me demande si c’est légal que les soldats aient des conversations privées pendant qu’ils sont en poste au checkpoint, » à quoi l’autre a répondu, avec amertume, « probablement, du moment que ça allonge notre attente. »
Je suis une Palestinienne de la diaspora. Je n’ai pas grandi en « Israël 48 », ni en Cisjordanie , ni dans la Bande de Gaza. Je n’avais jamais eu auparavant à attendre aux checkpoints, à la merci des soldats de l’occupation. Je savais que les postes de contrôle sont illégaux. J’ai dû rappeler à mes amies ce qu’elles savaient très bien aussi, mais ne pouvaient pas nécessairement formuler tandis qu’elles étaient là encore une fois, comme des dizaines de milliers de fois avant, à un checkpoint : l’attitude de la soldate était inappropriée, le checkpoint lui-même était illégal, même si elle nous avait distribué des glaces.
J’ai compris pourquoi je pouvais penser ainsi, alors que mes amies comparaient les comportements des soldats. Elles étaient aussi, sinon plus, politisées que moi, et elles savaient, comme moi, que les checkpoints étaient illégaux. Mais leur réalité quotidienne était différente, leurs réponses spontanées différaient donc également.
Nous vivons dans des mondes différents. Je vis dans la banlieue de Seattle, mon droit au retour m’est nié. Elles vivent à Naplouse. Plus jeunes que moi, elles sont nées et ont grandi sous occupation. Tout Palestinien de Cisjordanie de moins de 50 ans a grandi sous occupation. Mes amies n’ont jamais circulé très loin sans avoir à traverser de multiples checkpoints et l’attitude d’un soldat israélien à un poste de contrôle fait, pour elles, une différence. Je suis née et j’ai grandi en dehors de la Palestine, avec une perception aigue de l’illégalité de l’occupation, et de tout ce qui est associé à cette occupation. Les checkpoints sont illégaux. Les colonies ont illégales. La dernière résolution du Conseil de Sécurité des Nations unies, la résolution 2334, « 1. Réaffirme que la création par Israël de colonies de peuplement dans le Territoire palestinien occupé depuis 1967, y compris Jérusalem-Est, n’a aucun fondement en droit et constitue une violation flagrante du droit international [...] », « réaffirme » une réalité que la plupart du monde connaît déjà.
Et dans ma vision du monde de la diaspora, qui a absorbé le métarécit hégémonique occidental comme je le rejette aussi consciemment, je pense encore de temps en temps en termes de « l’occupation », comme si c’était un facteur aggravant singulier.
Juste ce matin, alors que je marchais en pensant au livre que je suis en train d’écrire, j’ai réfléchi au titre de deux chapitres. L’un, « L’occupation a un genre, » examine dans le détail les conséquences souvent effacées du régime militaire israélien sur les vies des femmes, jeunes et âgées. L’autre, « L’occupation a un genre, » problématise le concept de « femmes et enfants » comme victimes innocentes, parce que ce faisant, cela suggère implicitement que la majorité des Palestiniens hommes ne sont pas innocents.
Puis j’ai eu mon propre moment « a-ha ».
Moi aussi je glissais…
Tout comme mes amies en Palestine, au checkpoint, se focalisaient sur le comportement de la soldate, je glissais dans le discours hégémonique, qui postule que le problème, c’est « l’occupation ». Comme si la Nakba n’était pas le moment décisif de la dépossession, de la privation des droits et des violations des droits humains des Palestiniens : ce n’est pas « l’occupation ». Comme si le fait que le problème du réfugié palestinien comme problème de réfugiés non résolu le plus long de l’histoire moderne n’était pas le gros enjeu : ce n’est pas « l’occupation ». Comme si l’étranglement de Gaza, qui entre dans sa dixième année, et qui représente le siège militaire le plus long dans l’histoire moderne, était secondaire : ce n’est pas « l’occupation ». En effet, le discours dominant ne mentionne même pas le siège de Gaza dans ses discussions sur les « obstacles à la paix », effaçant encore davantage l’oppression d’une population durement pénalisée pour avoir participé à des élections démocratiques.
Tout comme mes amies savaient fort bien que les checkpoints sont illégaux mais se focalisaient sur le comportement de la soldate, je sais que la politique israélienne, à travers toute la Palestine historique, est injuste, oppressive et parle encore de l’ « occupation ».
Telle est la puissance du récit sioniste hégémonique, dans lequel nous continuons de nous glisser, même quand nous célébrons à juste titre le changement discursif que nos récents succès ont apporté. Et nous devons garder à l’esprit que nos succès restent strictement linguistiques tant que le siège de Gaza est imposé, que les colonies continuent de s’étendre et que les réfugiés restent dans la diaspora, ou sont déplacés en interne, se languissant de leurs maisons.
Les mots sont importants. S’ils ne l’étaient pas, nous n’applaudirions pas au fait que le mot « apartheid » circule maintenant dans divers cercles où l’on discute de la Question de la Palestine. S’ils ne l’étaient pas, Israël et les sionistes en Occident ne s’attaqueraient pas à notre liberté d’expression. S’ils ne l’étaient pas, nous ne parlerions pas de « la question de la Palestine » plutôt que de « conflit israélo-palestinien ». Le langage est important parce qu’il a un impact sur notre manière de penser la réalité. Nommer correctement le problème est donc primordial, une première étape essentielle pour le résoudre.
Ma résolution pour la Nouvelle Année, qui sera j’espère celle de millions d’autres, est de cesser de substituer « l’occupation » à « sionisme ». Plus un seul dérapage. L’ère où l’on discutait de l’occupation comme du plus grand mal israélien est terminée et il faut la jeter dans la poubelle de l’histoire. Alors que nous célébrons le changement de discours autour de la Palestine, nous devons faire attention à ne plus parler ou écrire sur « l’occupation » sauf comme l’une des multiples facettes du sionisme. Les Palestiniens ne peuvent pas se permettre de nouveaux effacements, car ils sont extrêmement préjudiciables à notre cause, à la justice. Et tout comme nous nous rendons compte que la « solution » de deux Etats n’a jamais été une option viable, nous devons également inscrire dans notre nouveau discours que l’occupation n’a jamais été le problème. Le sionisme oui.
2017 est une année importante, c’est le centenaire de la Déclaration Balfour. La Déclaration Balfour révèle également une autre une autre falsification hégémonique. Sa réserve, puisqu’elle exprime son inquiétude en disant que « rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les Juifs jouissent dans tout autre pays » efface le fait que les « « communautés non juives » étaient à la fois l'écrasante majorité, estimée à 90%, et la population autochtone du pays. Cet effacement, qui a donc commencé bien avant « l’occupation », au point que lorsque nous entendons maintenant un discours des hommes politiques occidentaux sur la Palestine et Israël, comme le discours récent du secrétaire d’Etat états-uniens John Kerry, dans lequel les Palestiniens sont quantité négligeable et où l’accent est mis presque exclusivement sur Israël, et la « sécurité » d’Israël, nous devons comprendre que cela n’est pas nouveau, mais que l’effacement était déjà adopté à travers le langage de la Déclaration Balfour. Et la réalité d’aujourd’hui est la réification de ce langage. Nous devons être extrêmement attentifs à lutter et à contrer ceci, et nous devons commencer avec notre propre terminologie.
Nous avons fait beaucoup de progrès, et 2017 doit être l’année de la nouvelle écriture de notre histoire, de nos expériences, de nos droits.
Ce n’est pas l’occupation. C’est le sionisme.
Source : Mondoweiss
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