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Palestine - 28 juin 2007
Par Samah Jabr
Samah Jabr est psychiatre en Palestine occupée. Après la Norvège où elle a participé début mai à une conférence sur la santé mentale dans les situations humanitaires, elle est allée en tournée en Afrique du Sud parler de la situation en Palestine. De retour en Palestine, elle travaille à une pièce de théâtre à Jérusalem.
Ma malade me dit que lorsqu’elle a appris que son fils avait été « martyrisé », « elle s’est mise à danser comme un poulet après l’abattage ». Je comprends que ce n’est pas une métaphore mais la description réelle de son comportement, en termes psychiatriques peut-être une réaction dissociative. Mais avant que je puisse lui demander pourquoi comme un poulet, pourquoi après l’abattage, comment son fils avait-il été tué et pourquoi elle avait dansé à une telle occasion, la pendule se met à sonner 11 heures, l’heure de l’action revendicative obligatoire des personnels de santé, lesquels ne sont pas payés de leurs salaires en raison du boycott international de notre gouvernement élu.
Alors qu’une majorité des employés ne vient pas du tout travailler, ceux qui sont présents sont obligés de quitter leur poste à 11 h du matin, le bâtiment étant alors fermé. Ma patiente et moi-même sommes donc accompagnées jusqu’à la sortie de la clinique, elle avec sa blessure toujours ouverte et moi, avec mes questions sans réponse, en attendant notre prochain rendez-vous.
Alors que je m’en vais, j’entends quelques bavardages qui disent que son fils a été tué parce qu’il était soupçonné d’avoir collaboré avec les services de renseignements israéliens. Néanmoins, seule ma malade est apte à répondre à mes questions.
Son expression, « danser comme un poulet après l’abattage », me trotte dans la tête alors que je démarre ma voiture et que je rentre à Jérusalem. Elle me rappelle la maxime de ma mère. Chaque fois qu’elle me voit partir au travail malgré la grève, elle me dit : « Personne ne te voit, toi qui danses dans l’obscurité ! ».
Je souris en pensant à toutes les autres maximes décourageantes que ma mère est capable de me dire.
Ma rêverie est interrompue par mon arrivée au check-point de Qalandya, exempt de taxes, à la sortie de Ramallah. Il fait très chaud et la file des véhicules qui attendent pour traverser parait interminable. Au milieu de cet embouteillage, dans la poussière balayée par le vent et le soleil brûlant, des gens essayent de gagner leur vie : je vois des enfants qui vendent des chewing-gums et des versets coraniques d’Al Kursi pour être protégé, des hommes vendent du za’atar [hysope, une épice - ndt], des lunettes de soleil et des pare-soleil pour voiture, entre autres articles. Je fais le nécessaire pour rester en paix avec mes pensées : j’achète un peu de tissu pour ma voiture à un adolescent qui veut absolument me vendre aussi une boisson énergétique !
Puis, je fais le nécessaire pour apaiser ma contrariété croissante devant cette attente interminable au check-point : je remonte mes vitres, j’actionne la climatisation et je choisis un CD au hasard : Dalida, qui chante une chanson populaire de 1979 « Lundi, mardi… Laissez-moi danser » (Let me Dance). Je le passe et le repasse pour bien en comprendre les paroles et le sens : « lundi, c’est juste un autre matin - mardi, je sens juste que je vis, - je danse tout le long sur toutes les chansons, - je vis comme si j’étais en vacances, - comme si j’étais éternelle, - laissez-moi seulement danser, tout l’été, - laissez-moi seulement danser, en toute liberté… ».
Alors, je me souviens qu’il y a 20 ans, cette merveilleuse chanteuse s’est arrêtée de « danser », après avoir pris une overdose de barbituriques, laissant un dernier mot avant de se suicider, « La vie est devenue insupportable… Pardonnez-moi ». Je me suis sentie submergée par le chagrin et la tristesse.
Finalement, ma voiture arrive en tête de file. J’entends un bruit de fête mais je ne comprends pas ce qui se passe. Quand le check-point s’ouvre et je suis autorisée à passer, je tombe sur l’inattendu : quatre soldats israéliens, deux hommes et deux femmes, sont en train de chanter et de danser, en se tenant par les épaules, pendant que d’autres soldats les regardent en riant.
Ma voiture est inspectée superficiellement et je suis autorisée à continuer ma route. Quelques jours plus tôt seulement, les soldats se servaient d'un chien policier pour fouiller le siège arrière et le coffre de ma voiture. J’avais acheté des fruits et je les avais rangés dans le coffre. La possibilité que le chien ne les sente m’avait fait les jeter.
Je ne sais pas pourquoi les soldats dansent spécialement aujourd’hui ; je n’ai jamais vu de soldats israéliens danser auparavant. Peut-être qu’ils se joignent aux festivités pour le 40ème anniversaire de l’occupation de Jérusalem-Est. En voyant cela, je suis stupéfiée pourtant par l’universalité de la danse, la similitude du comportement humain et encore par les motivations et émotions infiniment variées que les danseurs peuvent éprouver et exprimer.
Pendant que mon peuple commémore le 59ème anniversaire de la Nakba, notre expulsion de nos maisons et de notre terre en 1948, les Israéliens fêtent la 40ème année de l'unification de Jérusalem. La conquête par Israël de la Vieille Ville, le 7 juin 1967, est célébrée tous les ans selon le calendrier juif le 28ème jour du mois d’Iyar. Les drapeaux bleu et blanc flottent aux fenêtres des maisons israéliennes faisant de ma ville, de façon agaçante, un lieu de fête. Pire, les célébrations du 40ème anniversaire se poursuivent toute l’année, et pas seulement à Jérusalem mais dans tout le pays et dans le monde. « Jérusalem salue ses guerriers, étreint ses résidents (pas ceux qui sont là depuis toujours, bien sûr), accueille ses touristes et fait la fête avec tous ceux qui l’aiment » proclame l’annonceur à la radio. Des centaines de milliers de manifestants, de randonneurs, de chanteurs, de danseurs et de fidèles participeront aux célébrations qui ont commencé mi-mai – notre Nakba ! – et se termineront au 41ème « Jour de Jérusalem » [mai 2008 - ndt], pour le début des célébrations du 60ème anniversaire de l’existence d’Israël !
Cette année, le maire de Jérusalem, Uri Lupolianski, a mis en garde : Israël a besoin d’un projet à long terme pour s’assurer que Jérusalem reste une capitale juive et ne tombe pas entre les mains du Hamas, c’est-à-dire les Palestiniens musulmans.
Aujourd’hui, sous l’occupation israélienne, la majorité des Palestiniens n’ont pas accès à Jérusalem. Chaque jour, depuis que les Israéliens occupent la cité, une maison de Jérusalem est volée à ses propriétaires, une terre est confisquée, une nouvelle colonie s’implante et un nouveau tunnel est creusé. Les lois sur le mariage, les déplacements et les passeports étrangers sont élaborées pour refuser aux résidents palestiniens de la cité le droit de continuer à y vivre, réduisant ainsi la proportion de Jérusalémites palestiniens. Israël travaille implacablement à l’élimination de toutes les spécificités islamiques et arabes de la ville, la plus récente étant la saisie de la librairie Al Ansari et du cimetière musulman de Ma’manullah.
En plus de la perte de chacun de leurs droits humains, les natifs de Jérusalem perdent même leur droit de vivre : « J’ai décidé de tuer un Arabe », expliquait Julian Sufir, un Juif français de 26 ans, nouveau venu, accusé du meurtre d’un chauffeur de taxi de Jérusalem-Est, Taysir Karaki, âgé de 35 ans. Le suspect, qui n’avait jamais vu sa victime, a déclaré à la police qu’il était venu à Jérusalem parce qu’il pensait qu’il serait plus facile d’y trouver un Arabe pour le tuer. Au vu des incidents antérieurs, nous pouvons prévoir avec certitude que les journaux d’informations israéliens feront bientôt savoir au monde que Soufir était « mentalement instable » !
L’enveloppement de Jérusalem est conçu pour isoler la ville de ses résidents palestiniens, et pour cacher la réalité de l’occupation et la purification ethnique à l’attention du monde, jusqu’à ce que les Palestiniens indésirables tombent dans l’oubli. Et pourtant, en dépit des 40 années d’occupation israélienne de Jérusalem-Est, nous sommes toujours présents dans notre cité bien-aimée. Il y a lieu, je pense, de le célébrer.
Je ne suis pas quelqu’un qui aime danser. En fait, quand je danse, je me sens toujours embarrassée, craignant de paraître plus maladroite qu’un petit enfant. Tout à fait par hasard pourtant, deux jours après ma rencontre avec ma patiente et les soldats israéliens qui dansaient, je suis allée à un mariage de famille où, oui, j’ai dansé. J’ai dansé plus que le rituel social ne l’exigeait, au-delà du minimum de mouvements indispensable. Nous avons tous dansé – vieux et jeunes, femmes et hommes – en notre honneur, pour fêter nos vies et notre capacité à réagir normalement à toutes les anormalités qui nous entourent. De danser ensemble a stimulé nos sensibilités et encouragé l’empathie.
Une danse peut être si unique, si personnelle et pleine de l’expression de l’intime, comme de nos fantasmes et de nos rêves. Ma malade a dansé comme un poulet après l’abattage, Dalida a dansé jusqu’à ce qu’elle mette fin à son rêve, les soldas ont dansé avec leurs armes à leur côté, j’ai dansé en m’unissant avec les autres et en ouvrant mon cœur complètement et totalement. Me sentant calme et heureuse, j’ai regardé autour de moi les danseurs à ce mariage, et j’ai vu un sourire sur toutes les lèvres.
Source : Les Amis de Jayyous
Traduction : JPP
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Samah Jabr
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