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Gaza - 15 mars 2004
Par Starhawk
Je me mets à écrire à l’approche de l’anniversaire de deux meurtres.
Et je me mets à penser à une orange, une orange fantôme, qui pousse sur la branche d’un arbre fantôme qui ne s’élève plus dans la cour d’une maison écrasée sous des gravats sanglants. Rafah, ville-frontière poussiéreuse où Gaza rencontre l’Egypte. Un lieu d’habitations en ciment, délabrées, grêlées d’impacts de balles, avec ses rues étouffantes de poussière et de béton fracassé, ses barbelés, ses murs et ses tours pour snipers, et où Rachel et Tom sont morts, comme tant de Palestiniens qu’ils étaient venus soutenir en solidarité.
Rafah : Enfants qui jouent près de la frontière où sont postés les militaires israéliens - Photo : ISM
En mars 2003, Rachel Corrie a été tuée pendant qu’elle essayait d’empêcher un soldat israélien de démolir une maison. Le conducteur du bulldozer l’avait vue et avait délibérément foncé sur elle. Elle avait vingt-trois ans.
A peine quelques semaines plus tard, un soldat israélien tirait sur Tom du haut d’une tour de snipers au moment où il essayait de sauver des enfants pris sous le feu. Au bout de neuf longs mois d’« état végétatif » comme disent les médecins, son corps respirant mais son esprit et son cerveau détruits.
Tom est mort à la mi-janvier, un jour après que sa mère lui ait murmuré à l’oreille que son meurtrier avait finalement été arrêté. Il n’avait que 22 ans.
Tom et Rachel n’ont pas été les seuls à mourir à Rafah. Des Palestiniens y sont tués tous les jours. Il y a un an, le nombre des morts à Rafah seulement dépassait plus de 250 depuis le début de l’Intifada, dont plus de 50 enfants. Aujourd’hui, leur nombre doit être encore plus élevé. Le jour où Rachel est morte, Akhmed, un balayeur des rues de 55 ans qui vivait avec sa mère, est allé s’asseoir sur son perron pour fumer une cigarette. Les soldats ont tiré sur lui et l’ont descendu, sans raison particulière, et sa mort n’a pas fait les unes internationales, n’a provoqué aucune controverse, n’a pas reçu un mot de condamnation de la part d’un monde en état de choc.
Les enfants que Tom essayait de sauver jouaient sur un monticule de poussière, à la frontière, une zone de gravats et de barbelés, de maisons à moitié démolies, de tas de saletés et de murs criblés d’impacts d’obus. Une zone interdite de terre dévastée où les tanks rôdent la nuit et où la mort arrive du ciel en sifflant, venue d’on ne sait où.
Pourtant, à cause du danger, de la désertification et de la destruction, cette zone qui borde la frontière n’est plus qu’un désert, une immensité, et se tient au bord de quelque chose, comme la mer. Les enfants de Rafah ne peuvent pas jouer au bord de la mer, qui n’est pourtant qu’à quelques kilomètres. En fait, il n’y a pas grand chose pour jouer à Rafah, ni terrain de jeu, ni piscine, ni danse, ni patinoire, ni bar.
Alors les enfants de Rafah en ont marre et sont infectés de cette inquiétude sans fin qu’ont les enfants dont les vies, les maisons et les familles volent en éclats constamment.
Ils courent en groupes. Ils suivent les étrangers et vous agressent si vous ne bougez pas. On dirait qu’ils ne connaissent qu’une seule phrase en anglais : "Comment t’appelles-tu ?" et ils vous appellent par votre nom, encore et encore.
Si vous les ignorez, ils forceront votre attention en vous lançant quelques pierres.
Si vous faites l’erreur de vous arrêter, vous êtes immédiatement entourés, agrippés, bousculés, poussés par des petits mains et des voix crient : "Comment tu t’appelles ? Comment tu t’appelles ?" jusqu’à vous donner l’impression de devenir fou.
Pendant les quelques jours que Tom a passé à Rafah, il a dû être agressé souvent par ces enfants. Mais quand il a entendu certains d’entre eux crier de terreur au milieu des balles qui ricochaient autour d’eux, il a agi d’instinct pour les sauver, courant sous le feu d’un sniper pour sauver un petit garçon, retournant ensuite vers deux petites filles piégées sur le mauvais côté du monticule. Le sniper de la tour a baissé les yeux, et logé une balle dans le cerveau de Tom.
Au cours de son interrogatoire, le soldat a commencé par mentir et a dit que Tom était armé et avait tiré sur lui. Plus tard, il a admis qu’il savait que Tom était un civil sans arme. Il dit qu’il l’a fait délibérément, « pour le dissuader ».
Je suis descendue à Rafah après que Rachel ait été tuée pour aider l’équipe dont elle faisait partie, et dont la plupart étaient si jeunes qu’ils n’avaient jamais vu de morts. De nouveau, j’y suis revenue quand Tom a été pris sous le feu, pour soutenir l’équipe dont il faisait partie, dont beaucoup étaient les mêmes que ceux qui étaient avec Rachel. Nous nous sommes interrogés sur la photo à mettre sur l’affiche de martyre de Rachel, nous avons tenu une conférence de presse après la mort de Tom, et avons essayé de nous regrouper pour trouver la manière de continuer.
La nuit, nous avons continué à dormir dans des maisons qui risquaient d’être rasées par les bulldozers. Dans l’espoir que notre présence serait un peu dissuasive pour les soldats ou que nous pourrions intercéder s’ils venaient, et sinon, donner un témoignage.
Je suis presque tout le temps restée chez Abu Akhmed. C’était un fermier qui cultivait des olives. Son verger avait été détruit par les soldats et il n’a plus que trois arbres.
Chaque nuit, il s’asseyait dans le petit jardin fermé par un mur de ciment en face de sa maison, faisait un peu de feu dans un récipient en étain, et préparant du thé pour nous et les visiteurs qui voulaient bien s’arrêter pour fumer et bavarder , comme tous les hommes ont toujours discuté autour du feu depuis Abraham, le père des Arabes et des Juifs.
Autour de ce feu, le béton et les balles, les tanks et les pilonnages , les dédales des maisons de réfugiés et les rues remplies de décombres semblaient n’être qu’un mince vernis sur un très ancien mode de vie.
Quand on regarde à travers les trous laissés par les obus et dans bon angle on peut avoir un aperçu de l’ancienne Rafah, un paradis de soleil et de vergers d’oranges, de petites fermes, de carioles chargées de fruits, d’huile et de fleurs tirées par des ânes, où la vie continuait comme toujours depuis le début des temps, et les invités étaient toujours les bienvenus, le soir, autour du feu.
La maison était étrangement nue parce que les biens les plus précieux de la famille avaient été emportésdans un lieu plus sûr. Les fils d’Abu Akhmed vivaient autre part – la frontière est trop dangereuse pour de jeunes hommes qui risquent d’être pris pour des combattants et, du coup, d’être tués. Mais ils reviendront en douce un de ces soirs pour nous rejoindre autour du feu. Abu Akhmed était âgé mais pas plus que mon mari, ai-je dû me rappeler. Il s’amuse à me taquiner en disant : "Etoile, elle est Juive - elle vous tuera vous et moi" et puis il rit et il dit : "Non, Etoile, elle est bonne" et il discute de la possibilité de me trouver un mari ici pour que je puisse continuer à rester à Rafah.
Les Etats-Unis ont bombardé l’Irak, les troupes sont allées à Bagdad, et au milieu de la nuit il se levait souvent, allumait la TV à fond et hurlait devant les nouvelles. Il était très difficile de dormir avec les coups de feu et les tirs occasionnels contre la maison, auxquels j’étais habituée.
La chambre où j’ai dormi avait reçu un gros impact d’obus au niveau de la fenêtre et était maintenant réparée. Je suppose que c’était la preuve que le lieu n’était pas sûr , qu’un autre obus pouvait arriver la nuit avec n’importe quelle attaque de char. Mais j’étais reconnaissante pour cet espace, cette intimité et le tapis sur le sol en ciment et j’ai bien dormi chaque fois qu’on pouvait dormir tranquillement.
Certaines nuits, je suis allée chez la sœur d’Abu Akhmed. La sœur d’Abu Akhmed s’appelle Sorari et elle est grand’mère. Sa maison était une grande ferme avec des recoins, beaucoup de chambres, une grande cuisine et un grand balcon en façade.
Derrière, il y avait eu de la terre avec un verger d’oliviers avant que les soldats ne rasent les arbres aux bulldozers. Restaient quelques arbres, une enjambée d’oliviers et d’orangers et un enclos pour les poules.
Toutes les pièces n’étaient pas utilisables : dans l’une, la fenêtre était traversée d’impacts de balles et les balles s’étaient logées dans les moulures des portes et Nahed avait peur d’y laisser les enfants dormir.
Dans une autre, un énorme impact d’obus traversait largement un mur et une grande partie du plancher : les enfants aimaient jouer là parce qu’ils pouvaient sauter dehors à travers le trou du plancher, ce qui les amusait beaucoup.
Je me souviens bien de la première nuit que j’ai passée ici. Ils m’ont donné le meilleur lit, dans une chambre rien que pour moi, où dormaient habituellement Foad, le fils de la sœur d’Abu Akhmed, et sa femme Nahed avec leurs plus jeunes enfants. Pour l’heure, Foad était venu dîner à la maison et il est parti avant que la nuit ne soit devenue trop dangereuse. Il y avait un matelas recouvert de plastique, qui craquait chaque fois que je me retournais dans mon sommeil.
Nahed était belle comme une madone avec ses enfants sur les genoux pendant qu’ils faisaient leurs devoirs ou blottis pour regarder la télé tandis que les tanks canardaient la maison.
Les petits étaient tellement habitués aux tirs qu’ils ne les remarquaient même plus.
Joe, un des membres de l’équipe dont faisait partie Rachel, jouait de la guitare et chantait, les enfants regardaient ma camera vidéo et voulaient que je les filme et que je rembobine aussitôt, en raison des coups de feu sur la bande-son qu’on n’avait pas remarqués jusque là. Et puis les tirs se sont faits très audibles, se sont rapprochés, et ont atteint les murs de la maison.
• "C’est mauvais signe" a dit Joe
• "C’est dangereux. Nous devrions peut-être faire quelque chose"
• "Que penses-tu que nous pourrions faire ?" ai-je demandé.
• "Nous pourrions sortir avec une lampe et un mégaphone et leur dire qu’il y a des internationaux ici", a suggéré Joe.
• "Cela te convient vraiment ?"
• "Convenir » ce n’est pas pas le mot que j’aurais choisi".
On était à une semaine de la mort de Rachel Corrie. Nous espérions qu’ils ne nous tueraient pas nous aussi.
J’aurais dû avoir peur mais ce n’est pas du tout ce que je ressentais, juste une sorte de calme mortel au cœur du danger, cet état d’engourdissement où vous ne savez plus ce qui est de la bravoure ou de la stupidité.
Joe a attrapé la lampe, une longue lampe fluorescente qui fonctionne sur batterie et le mégaphone.
Nous avons enfilé nos vestes fluorescentes.
Nahd, nerveuse, nous tenait la porte.
Nous sommes sortis dans la cour, encore protégés par le mur en béton, je portais la camera vidéo. Précautionneusement
Joe a poussé l’étroite porte métallique et est sorti avec la lampe.
J’ai suivi. "Nous sommes des internationaux" a-t-il crié
"Il y a des internationaux dans cette maison. Et des enfants. Vous êtes en train de tirer sur une maison remplie d’enfants".
Nous avons attendu un moment. Personne ne nous a tiré dessus. Les tanks se sont éloignés, et nous sommes revenus à l’intérieur.
Nahed avait encore quelques orangers et quelques oliviers dans son jardin et dans la cour du devant , et des poulets. La majeure partie de sa terre avait été confisquée, et les arbres rasés.
Le matin, elle nous a servi des œufs et nous a dit avec fierté qu’ils provenaient de son propre élevage. J’aurais aimé l’aider à jardiner et apprendre avec Sorari à faire du pain dans le four en argile, en forme de dôme, conçu comme ceux qu’on a trouvés dans les tombes néolithiques.
Les enfants jouaient dans la cour quand les tanks n’étaient pas là, sautant dans et hors des trous faits par les obus dans la pièce du fond, ce dont ils ont fait un jeu.
Je suis restée encore un peu avec eux, après la mort de Tom. Je devais repartir tôt le matin pour revenir à Beit Sahour près de Bethléem pour la réunion au cours de laquelle nous essaierions trouver un sens à ces meurtres et déciderions de quelle manière pourrait continuer notre organisation.
Je ne voulais réveiller personne, ni prendre le temps de déjeuner, mais Sorari n’a pas voulu me laisser partir à jeun. Elle s’est levée, m’a fait du café, m’a donné du pain pita.
En sortant, elle s’est arrêtée dans la cour , a cueilli sur l’arbre des oranges mures et m’en a rempli les poches.
C’était le geste le plus simple, celui que fait chaque jardinier, le petit signe de générosité qui tient de la nature, signifie la richesse, et la fierté d’avoir suffisamment pour pouvoir donner sans se sentir dépossédé.
Juste comme - si elle était venue chez moi - je lui aurais tendue une pomme ou une prune ou bien je l’aurais raccompagnée avec un pot de la confiture d’abricot que je fais. Un geste très ordinaire.
Pourtant tout ce pourquoi nous combattons était dans ce geste, dans la dignité toute simple d’une femme qui se tenait sur sa terre et qui avait quelque chose à offrir, des cadeaux à donner, des fruits de ses arbres à elle.
Je suis partie et je ne suis jamais revenue. Quand j’ai essayé de revenir, les frontières étaient fermées. Un par un, les internationaux de Rafah ont été obligés de partir ou ont dû finalement partir. Laura est restée dix mois, mais même maintenant elle est partie
Et les tanks et les bulldozers défilent. La maison où Rachel est morte en essayant de la défendre n’est plus là. La maison d’Abu Akhmed , la maison de Sorari, le jardin, les oliviers et les orangers, tout a été rasé pour entrer dans l’oubli.
J’ai gardé longtemps ces oranges et finalement je les ai mangées au cours des longues nuits de trajets en bus au retour de l’hôpital de Haifa où j’étais venu voir Brian, le volontaire de l’ISM blessé au visage par un soldat à Jénine.
Elles étaient douces, si douces que ça m’a surprise, comme si toute la douceur de la vie ordinaire était concentrée dans ce jus.
Tout ce que Rachel n’écrira jamais, toutes les photos que Tom ne prendra jamais, tous les moments de tendresse qu’il ne connaîtra plus jamais, tous les devoirs que ne feront pas les enfants et le pain non cuit des femmes réduites maintenant à la mendicité et sans abri, et toutes ces chansons qu’on ne chantera plus et ces rêves non réalisés des milliers de martyrs ensanglantés en compagnie desquels Tom et Rachel reposent maintenant, eux qui ont payé de leurs vies le prix d’une orange.
Une orange fantôme, qui est cependant cueillie des branches mûries chaque jour sur un arbre qui est peut-être déjà déraciné ou peut-être n'a pas été planté, ne peut pas être planté, tant que la marée de l’outrage fait au monde ne nettoiera pas cette terre amère, tachée de sang.
Source : www.starhawk.org
Traduction : CS pour ISM-France
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Starhawk
15 mars 2004