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Moyen Orient - 9 mars 2010
Par Youssef Girard
Depuis la fin du XVIIIème siècle, l’Occident a imposé son hégémonie sur le monde musulman et sur l’ensemble des Trois continents. Partant à la conquête du monde, afin d’exporter leurs capitaux et leurs idéaux, « les bourgeois conquérants » occidentaux ont assujetti les peuples d’Asie et d’Afrique. L’invasion de l’Egypte par les armées de Bonaparte, la colonisation de l’Inde par l’Angleterre, la conquête de l’Algérie puis de l’Afrique subsaharienne et de l’ensemble du Maghreb ont marqué l’avancée inexorable des armées occidentales. Le démantèlement de l’Empire Ottoman au lendemain de la guerre 1914-1918 a signifié la mise sous tutelle, directe ou indirecte, de l’ensemble du monde musulman.
Cette hégémonie occidentale n’est pas uniquement économique, militaire et politique. Elle est aussi culturelle, idéologique et spirituelle. Le discours orientaliste accompagne, et légitime, le projet de domination occidentale sur le monde musulman. Alliant ce discours dévalorisant l’Autre à la promotion de son idéologie propre, l’« Occident officiel » promeut une nouvelle identité collective : la sienne. Comme l’écrivait déjà Marx et Engels, la bourgeoisie occidentale a contraint toutes les nations « à introduire chez elles ce qu’on appelle la civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot elle se crée un monde à son image » [1].
L’« Occident officiel » recouvre sa domination sous le discours d’un universalisme centripète marqué par la volonté de réduire les réalités autres et de les intégrer dans la seule norme acceptable, celle du processus d’évolution historique qu’a connu l’Occident. S’étant lui-même posé comme centre du monde, l’Occident impose son idéologie comme étant l’idéologie de toute société possible. Cela a pour fonction de garantir la totale, et durable, dépendance des nations dominées.
L’« Occident officiel » cherche à imposer sa vision du monde, sa manière de vivre et sa culture à l’ensemble des peuples qu’il domine. Pour s’imposer durablement, il a compris qu’il faut détruire tous les soubassements de la résistance, à commencer par les fondements culturels, idéologiques et spirituels. L’imposition de l’hégémonie culturelle occidentale se fait par des politiques de dépersonnalisation, de dépossession identitaire et d’aliénation, vécues comme un véritable « viol des consciences » par les sociétés colonisées et dominées. Ces sociétés doivent se mouvoir dans la détestation d’elles-mêmes, de leur histoire et de leur identité, et dans l’adoration de la nouvelle idole « Occident ».
Dans ce processus d’imposition de son hégémonie, l’« Occident officiel » forme des « intellectuels colonisés » intimement liés à sa vision du monde et à sa culture. Dans la formation de cette nouvelle catégorie sociale, l’institution scolaire, tant publique que privée, joue un rôle déterminant. L’intellectuel colonisé doit représenter, par son mode de vie et son savoir, le pouvoir des vainqueurs auprès des vaincus. En raison de son rôle de passeur des idées de la culture occidentale au sein du monde des vaincus, l’intellectuel colonisé doit devenir le principal vecteur de dépersonnalisation et d’occidentalisation des sociétés dominées. L’intellectuel colonisé est devenu un acteur dominant dans une société dominée car son pouvoir est directement lié aux puissances hégémoniques.
La volonté occidentale d’imposer son hégémonie dépasse la seule catégorie des intellectuels pour s’étendre à l’ensemble des sociétés dominées. L’« Occident officiel » s’emploie à envahir culturellement les sociétés dominées afin d’asseoir son projet hégémonique.
Considéré comme l’un des pères de la sociologie, Ibn Khaldoun (1332-1406) nous fournit certaines pistes de réflexion pour comprendre cette problématique de l’imposition d’une culture, d’une manière de vivre ou d’une vision du monde par le dominant sur le dominé ou par le vainqueur sur le vaincu pour reprendre les termes de l’auteur de la Mouqaddima. Partant de l’idée que le vaincu cherche les explications de sa défaite dans la supériorité du vainqueur, et non dans ses propres faiblesses, Ibn Khaldoun postule que le premier s’efforce toujours d’imiter le second.
Dans sa Mouqaddima, Ibn Khaldoun écrit : « on voit toujours la perfection (réunie) dans la personne d’un vainqueur. Celui-ci passe pour parfait, soit sous l’influence du respect qu’on lui porte, soit parce que ses inférieurs pensent, à tort, que leur défaite est due à la perfection du vainqueur. Cette erreur de jugement devient un article de foi. Le vaincu adopte alors les usages du vainqueur et s’assimile à lui : c’est de l’imitation pure et simple. […] on observe toujours que le vaincu s’assimile au vainqueur, dont il copie les vêtements, la monte et les armes » [2]. Il ajoute : « c’est au point qu’une nation, dominée par sa voisine, fera grand déploiement d’assimilation et d’imitation » [3].
A l’appui de son propos, Ibn Khaldoun donne l’exemple des Andalous qui, n’étant plus autonomes sur le plan idéologique et culturel, se mettent à imiter les Galiciens dans leur manière de vivre et de voir le monde. Pour Ibn Khaldoun, cette imitation est le signe du statut de dominé des Andalous résultant de la décadence, de la perte d’initiative historique, des musulmans de la péninsule Ibérique. Avant Marx, Ibn Khaldoun affirme que les idées dominantes sont celles des dominants et il ajoute que le mode de vie dominant est celui des dominants.
La perte d’initiative historique entraîne une dépendance et une perte d’autonomie des dominés qui gardent leur regard fixé sur les dominants érigés en modèle. Cette dépendance idéologique et culturelle des dominés remet en cause leur autonomie en les plaçant dans un statut de dépendant, ce qui les réduit à l’impuissance. Ibn Khaldoun explique : « quand un peuple perd le contrôle de ses propres affaires, est réduit comme en esclavage et devient un instrument aux mains d’autrui, l’apathie (takâsul) le submerge. […] Les vaincus s’affaiblissent et deviennent incapables de se défendre. Ils sont victimes de quiconque veut les dominer et la proie des gros appétits » [4]. Cela marque le processus de déchéance des vaincus pouvant aller jusqu’à leur anéantissement total. L’auteur de la Mouqaddima conclut en expliquant : « il s’agit seulement d’un effet de la condition humaine, lorsqu’un peuple perd le contrôle de ses propres affaires et devient l’instrument (âla) d’autrui » [5].
L’analyse d’Ibn Khaldoun nous montre que l’accès à l’indépendance politique, le renversement des gouvernements fantoches à la solde de l’impérialisme ou même la récupération de certains pouvoirs économiques, ne suffisent pas à assurer une indépendance réelle permettant de redéployer sa capacité d’initiative historique. La domination s’instaure par les armes, qui, elles-mêmes, sont largement dépendantes de la puissance économique ; toutefois, pour asseoir leur domination, les vainqueurs doivent nécessairement imposer leur hégémonie culturelle.
Pour lutter contre cette domination polymorphe, dont l’idéologie et la culture sont des points névralgiques, il est nécessaire de fonder sa résistance – moumana’a - sur des principes différents de ceux du vainqueur, l’« Occident officiel ». On ne saurait construire une résistance effective à partir des principes et des idées du vainqueur alors que l’un des aspects spécifiques de la domination de celui-ci est d’imposer sa manière d’être et de penser au vaincu. Ibn Khaldoun montre les limites de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave car, dans sa perspective, l’esclave qui retourne ses armes contre son maître sera toujours dépendant de celui-ci. Sa libération ne sera qu’une ruse masquant son lien de dépendance.
Dans une perspective khaldounienne, la libération du vaincu ne peut être effective que par l’affirmation positive d’une identité spécifique et autonome, distincte de celle des vainqueurs. Le vaincu doit façonner de manière indépendante les armes permettant sa libération. Il ne peut agir par réaction - l’Esclave se libérant - mais par une action volontaire et libre reposant sur des fondements indépendants du vainqueur. L’action volontaire doit ressusciter positivement le Moi spécifique tout en négligeant l’Autre dominant qui voit l’universalisme de sa culture et de ses idées contesté et le dynamisme de sa domination démystifié. Dans cette perspective, seule l’autonomie du vaincu par rapport au vainqueur peut permettre son émancipation véritable. Pour cela, le vaincu doit définir son identité, indépendamment de celle du vainqueur, afin de garantir son autonomie.
Cette identité peut s’affirmer par la mise en avant d’identités spécifiques héritières de civilisations anciennes – les Empires Incas, Maya, Aztèque, la civilisation arabo-islamique, les Empires de l’Afrique subsaharienne, l’Inde, la Chine ou le Japon. Il s’agit pour ces vaincus de retrouver leur être historique s’exprimant au travers d’un Moi spécifique. Cela s’inscrit dans un processus de lutte, contre soi-même et contre l’autre dominant, de reconquête de ce Moi spécifique, de cette identité déformée et dénaturée sous l’impact de la domination occidentale. Cette affirmation du Moi spécifique est indispensable pour contribuer au fond commun de l’humanité.
Dans ce cadre le monde arabo-islamique peut s’appuyer sur une identité spécifique multiséculaire reposant sur l’islam, à la fois religion et héritage civilisationnel, et sur la langue arabe, idiome commun au monde musulman. Cette identité spécifique du monde arabo-islamique peut se construire, ou se reconstruire, en puisant dans sa longue histoire qui a vu cette civilisation être un acteur majeur du monde dans lequel elle déployait son action, entre le VIIème et le XVIème siècle. De Dakar à Djakarta, l’héritage de cette civilisation exerce un rôle déterminant dans l’affirmation d’un Moi spécifique indépendant de celui du vainqueur occidental. Le retour à cet héritage civilisationnel permet au monde arabo-islamique de sortir de son statut de vaincu, dans lequel voudrait le cantonner le vainqueur occidental, pour s’ériger en acteur libre et autonome.
Youssef Girard
[1] Engels Friedrich, Marx Karl, Manifeste du parti communiste, Paris, GF Flammarion, 1998, page 79
[2] Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle, al-Muqaddima, Paris, Sindbab, 1997, page 227
[3] Ibid., page 228
[4] Ibid., pages 228-229
[5] Ibid., page 229
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