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Maghreb -

Eradiquer l’Islam : politique française dans l’Algérie colonisée

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(...) Face au puissant mouvement de renouveau islamique qui se constitua en Algérie durant l’entre deux guerre sous l’impulsion du cheikh Abdelhamid Ben Badis, l’administration française, craignant que la contestation s’organise à partir des mosquées, réglementa limitativement le droit de prêche dans les lieux de culte qu’elle contrôlait. Le 16 février 1933, la « circulaire Michel », du nom du secrétaire général de la préfecture d’Alger, Jules Michel, enjoignait les autorités coloniales de surveiller les ouléma suspects « de chercher à atteindre la cause française ». La présidence du comité consultatif du département d’Alger, ayant en charge la gestion du culte musulman, était confiée à Jules Michel alors que le monopole du prêche était donné aux imams et muftis salariés par l’administration coloniale.

Eradiquer l’Islam : politique française dans l’Algérie colonisée


« Ils veulent éteindre de leurs bouches la lumière d’Allah »
Sourate 61 : verset 8




« Ô croyant le monde a vu de ses yeux, Leurs chevaux attachés dans nos mosquées ». Emir Abdelkader


Dès les premières heures de la conquête coloniale, l’Islam fut une source de résistance centrale pour les peuples musulmans. Ceux-ci puisaient dans la religion du Prophète l’énergie pour affronter les armées conquérantes de l’Occident. Dans ces guerres asymétriques de résistance à la conquête coloniale, l’Islam donnait aux résistants la force morale d’affronter un ennemi mieux armé.

Au-delà de la lutte armée, à la domination culturelle exercée par l’Occident impérialiste répondit une résistance ancrée dans les valeurs spécifiques des peuples musulmans.

En tant que force de résistance, l’Islam fut la cible d’attaque constante de la part des tenants de la colonisation dont la politique culturelle consistait à effacer les traits distinctifs des sociétés musulmanes. Eradiquer l’Islam pour soumettre les peuples musulmans à son dictat était l’un des objectifs essentiels de l’impérialisme occidental. Mû par l’héritage des croisades et par la volonté d’exporter les valeurs de la société bourgeoise des « Lumières », l’Occident s’efforça d’affaiblir les forces dynamiques de l’Islam qui lui résistaient, de fractionner le monde musulman, d’opposer des obstacles devant ses peuples, et de fournir des efforts constants pour amener les musulmans à se détacher de la religion du Prophète. L’objectif visé par l’« Occident officiel », à long terme, était de déraciner l’Islam afin qu’il ne puisse plus servir de force d’opposition à sa domination.

Destruction et contrôle des lieux de cultes musulmans

Cette politique d’éradication de l’Islam fut particulièrement prégnante en Algérie après l’invasion française de 1830. Charles X partit à la conquête de l’Algérie avec le soutien du Pape et de l’Eglise catholique ce qui transformait l’action de l’armée française en une lutte de la chrétienté contre l’Islam dans la filiation directe des croisades. Débarqué à Alger, le général de Bourmont, s’adressant aux aumôniers militaires au cours d’une cérémonie religieuse, déclarait : « Vous venez de rouvrir avec nous la porte du christianisme en Afrique. Espérons qu’il y viendra bientôt faire refleurir la civilisation chrétienne qui s’est éteinte » [1].

Nonobstant cet esprit de croisade, le 5 juillet 1830, la convention signée entre le général de Bourmont et le Bey d’Alger, engageait la France à respecter la liberté de tous les habitants de l’Algérie, leur religion et leur propriété.

Deux mois après la prise d’Alger et malgré la convention signée par le général de Bourmont, le général Clauzel inaugura une politique de lutte contre la religion musulmane en la privant de ses moyens d'existence par la confiscation des biens habous. Environ deux millions d'hectares de terre furent confisqués et plusieurs dizaines de mosquées furent fermées. Un grand nombre de cimetières furent labourés afin de les transformer en terres arables pour les colons. Les religieux, qui refusaient de faciliter ces confiscations, furent voués à l'internement et à l'exil, comme le mufti malékite Belkebabti qui fut déporté puis emprisonné en Corse avant d'être expulsé à Alexandrie en 1848 [2].

Dans sa politique de terre brûlée, la France détruisit nombre d’édifices du patrimoine architectural de l’Islam algérien. Un plan visant à la destruction d’une grande partie de la ville d’Alger fut conçu dès octobre 1830. Cette politique visait à l’européanisation de la capitale algérienne en facilitant sa colonisation par les occidentaux fraichement débarqués. La mosquée as-Sayyida fut détruite en 1832 par les services du génie lors de la création de la place du gouvernement. La même année, la mosquée Ketchaoua, bâtie en 1794 par le Dey Baba Hassan, fut transformée en lieu de culte catholique. Par la suite, les principaux édifices islamiques d’Alger furent détruits : le mausolée de Sidi Abdelkader al-Djilani, la mosquée Mezzo-Morto, construite vers 1685 par al-Hadj Hussein, un Italien converti à l’islam, la mosquée Khédar-Pacha, la zaouïa Ketchaoua, édifiée en 1786 par al-Hadj Mohamed Khodja Makatadji, la mosquée ach-Chemaïn, la mosquée d’Aïn al-Hamra, la mosquée Ben Négro, la mosquée d’al-Mocella, la zaouïa de Sidi Amar at-Tennessi, construite au XVème siècle.

Le résultat de cette politique d’éradication de l’Islam de la ville d’Alger était clairement remarquable dans le paysage : en 1830 Alger renfermait 13 grandes mosquées, 109 petites mosquées, 32 « chapelles » et 12 zaouïas. En 1862, il ne restait plus que 4 grandes mosquées, 8 petites et 9 « chapelles » [3]. Evoquant les édifices religieux détruits par les colonisateurs, dans un texte intitulé « Promenade à Alger », datant de 1865, un voyageur français, E. De Lumone, affirmait : « le marteau de Dame Expropriation en a abattu un grand nombre pour faire place aux larges et insipides rues et aux hautes maisons dont les Haussmann algériens sont si fiers. Quelques-unes sont appropriées au culte catholique, d’autres sont converties en magasins, en pharmacies militaires. Une de ces dernières est même occupée ô honte par l’administration des lits militaires » [4].

Dans les autres villes d’Algérie, la même politique d’éradication de l’Islam fut menée par la destruction d’édifices religieux. Avant la conquête, Annaba comptait 30 mosquées et 2 zaouïas, toutes pourvues d’écoles. Suite à l’occupation de la ville, 22 mosquées disparurent dans les démolitions. Pour celles restées encore debout, seules 2 avaient conservé une école. La mosquée Abou Merouane, centre de rayonnement culturel et scientifique construit au XIème siècle, fut confisquée et interdite aux fidèles musulmans. Les calligraphies ornant la mosquée et la médersa furent détruites. Après avoir usurpé l’édifice, les autorités françaises le transformèrent en hôpital militaire. Dans la même ville, le mausolée de Sidi Brahim at-Toumi et ses mosquées, construites au XVIIème siècle, furent confisqués et interdits d’accès à la population musulmane. Les lieux devinrent une sorte de cantonnement permanent pour l’armée d’occupation. A Bejaïa, la mosquée de la Casbah fut transformée en hôpital.

Décrivant l’impacte de cette politique sur les Algériens, en 1847, le général de Lamoricière expliquait : « une fois installés à Alger, nous avons pris les collèges pour les changer en magasins, casernes ou écuries. Nous avons fait main basse sur les biens des mosquées et des collèges. On prétendait appliquer au peuple arabe les principes de la Révolution française. Malheureusement, les musulmans n’ont vu là qu’une attaque brutale à leur religion et un manque de foi » [5].

Les écoles musulmanes, qui enseignaient le Coran et la langue arabe, disparurent progressivement sous la pression de l’administration française. La confiscation des biens habous soustrayait les sources de revenu qui permettait leur fonctionnement. La dispersion des enseignants du fait de la conquête privaient les médersas du personnel compétant nécessaire à leur activité. Dans un rapport officiel, l’administrateur civil d’Alger Genty de Bussy déclarait « savoir que plus de 80 écoles existaient à Alger avant la conquête, qu’elles ont été réduites de moitié par l’émigration des instituteurs, des grandes familles et par l’occupation de plusieurs classes, entendons de plusieurs mosquées » [6].

Décrivant les conséquences de cette politique, qui avait provoqué une crise morale de la société algérienne avec ses conséquences durables, Alexis de Tocqueville, dans son Rapport de 1847, écrivait : « Partout nous avons mis la main sur ces revenus [ceux des fondations pieuses ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l’instruction publique] en les détournant en partie de leurs anciens usages. Nous avons réduit les établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé. C’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître » [7].

Les divers changements de régimes que la France connut au XIXème siècle, ne changèrent pas fondamentalement la politique que ses régimes et ses gouvernements mirent en place vis-à-vis de la l’Islam en Algérie. Suivant les mots de Gambetta affirmant que « l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation », la République continua à soutenir l’Eglise dans sa politique d’évangélisation menée, notamment, par le fondateur de la société des Pères Blancs, le cardinal Lavigerie. En 1892, à la mort du cardinal Lavigerie, la République française lui organisa des funérailles nationales en récompense des services rendus à la chrétienté.

Après l’adoption de la loi de séparation des cultes et de l’Etat en 1905, la laïcité ne fut jamais appliquée au culte musulman dans une Algérie colonisée qui avait juridiquement le statut de département français. Alors que la loi de séparation des cultes et de l’Etat s’appliquait pleinement aux cultes catholique, protestant et juif, l’administration coloniale continuait de maintenir le culte musulman sous sa subordination immédiate. Afin de contrôler l’Islam, les imams, les muftis ou les qadis étaient nommés et salariés par la puissance occupante qui les contraignait à être les « voix de la France » dans les mosquées et autres lieux de cultes musulmans. Par cette main mise sur le culte musulman, l’administration française orientait l’interprétation des sources de l’Islam dans un sens favorable au maintient de sa domination. La soumission à l’ordre établi, le fatalisme réduisant les musulmans à l’impuissance étaient érigés en dogme. La situation de la religion musulmane relevait d’un véritable système d’exception.

Face au puissant mouvement de renouveau islamique qui se constitua en Algérie durant l’entre deux guerre sous l’impulsion du cheikh Abdelhamid Ben Badis (portrait ci-dessus), l’administration française, craignant que la contestation s’organise à partir des mosquées, réglementa limitativement le droit de prêche dans les lieux de culte qu’elle contrôlait. Le 16 février 1933, la « circulaire Michel », du nom du secrétaire général de la préfecture d’Alger, Jules Michel, enjoignait les autorités coloniales de surveiller les ouléma suspects « de chercher à atteindre la cause française ». La présidence du comité consultatif du département d’Alger, ayant en charge la gestion du culte musulman, était confiée à Jules Michel alors que le monopole du prêche était donné aux imams et muftis salariés par l’administration coloniale.

Contre cette ingérence de l’administration française dans le culte musulman, le mouvement national algérien fit de la séparation des cultes et de l’Etat l’une de ses principales revendications. Il espérait ainsi libérer le culte musulman des griffes des autorités coloniales. En 1924, le petit-fils de l’Emir Abdelkader, l’Emir Khaled, souleva la question dans une lettre réclamant l’application de la loi de 1905 pour le culte musulman adressée à Edouard Herriot. Par la suite, la revendication de l’application de la laïcité au culte musulman fut défendue par l’association des ouléma à partir de sa constitution en 1931. La revendication fut reprise par les différents courants du mouvement national algérien.

Le 15 août 1944, l’association des ouléma adressa un Mémoire aux autorités coloniales réclamant l’application intégrale du principe de séparation du culte musulman et de l’administration coloniale française. Le Mémoire revendiquait : « 1 - Cette séparation doit être réalisée d’une manière qui soustrait entièrement et définitivement à la tutelle et au contrôle de l’Administration tout ce qui se rapporte au culte musulman. En sorte que l’Administration n’ait plus à s’immiscer d’une manière apparente au culte dans aucune question, ni aucune affaire religieuse, quelles que soient la nature et l’importance de ces questions et de ces affaires. 2- La remise entre les mains de la communauté musulmane, seule qualifiée pour en connaître, de toutes ces affaires et de toutes ces questions, sans exception ni réserve, avec reconnaissance claire, absolue et sans équivoque du droit de cette communauté sur tout ce qui se rapporte à sa religion » [8].

La revendication de la séparation du culte musulman et de l’Etat français fut défendue à l’Assemblé Nationale française par Messaoud Boukadoum le 12 septembre 1947 au cours des discussions relatives au statut de l’Algérie. Dans son discours, le député du MTLD dénonça les atteintes à l’Islam et à la langue arabe en Algérie. Selon lui, « la colonisation française ne s’est pas contentée de s’approprier toutes les richesses économiques de l’Algérie et de les exploiter à son unique profit. Elle s’est attaquée également au patrimoine moral et intellectuel de notre peuple. Le peuple algérien a, en effet, une personnalité propre qui s’est forgée au cours de siècles, personnalité qui vient de son unité linguistique, historique, religieuse et de son unité de mœurs […] elle [la colonisation] pensait qu’un peuple vaincu par les armes, asservi économiquement et, de surcroît, privé de sa personnalité, deviendrait vite une véritable poussière d’individus, sans âme collective, et prêt à toutes les métamorphoses et à toutes les servitudes. Le peuple algérien est de religion musulmane, vous ne l’ignorez pas, et de langue arabe. Ce sera donc à ces deux éléments constitutifs principaux de la personnalité algérienne que la colonisation va s’attaquer ». Le député du MTLD ajoutait que « la politique de désislamisation et de désarabisation a été le fait principal de la colonisation dans notre pays » [9].

La politique française de dépersonnalisation

Ne limitant pas sa politique à la destruction puis au contrôle des édifices cultuelles musulmans, la colonisation française s’attaqua « d’une manière particulière à la culture arabo-islamique dans laquelle elle voyait la principale force de résistance à son entreprise de dépersonnalisation. L’acharnement mis à la détruire, directement ou indirectement, procédait de la même volonté de faire table rase de cette société et de transformer l’Algérie en province française » [10].

Parallèlement à la conquête militaire, les autorités coloniales mirent en place une politique de lutte idéologique visant à museler toute expression de la culture arabo-islamique en Algérie. A la conquête par les armes était associée une politique de « viole des consciences » et d’aliénation des hommes. Le 31 août 1858, le ministre responsable de l’Algérie expliquait sa politique d’assimilation en ces termes : « nous sommes en présence d’une nationalité armée et vivace qu’il faut éteindre par l’assimilation ». Son but était « la dislocation du peuple arabe et la fusion » [11]. La politique de dépersonnalisation était exposée par le général Ducrot, en 1864, lorsqu’il expliquait l’offensive des généraux de la conquête sur le front de la culture : « entravons autant que possible le développement des écoles musulmanes, des zaouïas. Tendons, en un mot, au désarmement moral et matériel du peuple indigène » [12].

La France développa une politique d’assimilation visant à faire de l’Algérie une partie intégrante de la nation française et de ses habitants des français, bien que les droits de citoyens ne fussent réservés qu’aux seuls Européens et aux juifs Algériens après la promulgation du décret Crémieux en 1870. Dans le cadre de cette politique de dépersonnalisation, se développa une action d’évangélisation des musulmans par des ordres missionnaires chrétiens. Louis Veuillot, qui fut secrétaire du maréchal Bugeaud, écrivait : « Les Arabes ne seront à la France que lorsqu’ils seront Français et ils ne seront Français que lorsqu’ils seront chrétiens » [13].

Profitant de la misère créée par la colonisation, qui avait détruit le tissu social existant avant 1830 entraînant un processus de « clochardisation » des régions rurales, les missionnaires recueillaient les orphelins algériens pour les christianiser. Les orphelinats de Ben Aknoun et de Boufarik furent créés dans cette optique par le père jésuite Brumault. Après quinze ans de vaine tentative pour évangéliser le peuple algérien, le père Brumault renonça à son projet qui fut repris par les évêques d’Alger, Dupuch et Pavy. Puis cette politique d’évangélisation fut activement mise en place par le cardinal Lavigerie entre 1863 et 1870. Le cardinal profita de la grande famine de 1867-1868, qui fit environ 300.000 morts [14], pour tenter d’imposer sa religion. Le programme du cardinal Lavigerie était : « Faire de la terre algérienne le berceau d’une nation grande, généreuse, mais chrétienne, d’une autre France en un mot ; répandre autour de nous les vraies lumières d’une civilisation, mais dont l’Evangile doit être la source et la foi ; les porter au-delà du désert jusqu’au centre de ces immenses continents encore plongés dans la barbarie ; relier, enfin, l’Afrique du Nord et l’Afrique centrale à la vie des peuples chrétiens, telle est dans les desseins de Dieu notre destinée providentielle » [15].

Les Pères Blancs cherchèrent à évangéliser les orphelins qui avaient survécus à la famine. Malgré une politique particulièrement offensive dans certaines régions, comme la Haute Kabylie, les conversions au christianisme restèrent extrêmement marginales et le peuple algérien opposa une farouche résistance à cette colonisation par la croix.

La République laïque apporta un fidèle soutien à l’action de l’Eglise qui faisait office de précieux appuis dans sa lutte contre l’Islam. Du 3 au 7 mai 1939, se tint à Alger le congrès eucharistique qui se réunit avec l’appui officiel du gouvernement laïc soutenu par l’assemblée élue en 1936 sur le programme du Front Populaire. Dans son discours aux congressistes, le cardinal Verdier affirma sa volonté d’évangéliser l’Algérie et au-delà l’ensemble de l’Afrique : « Si vous êtes venus tenir ici vos assises eucharistiques, c’est surtout, vous ne l’ignorez pas, afin d’y célébrer le centenaire d’un évènement à jamais mémorable pour l’Eglise et pour la France. En 1839, Alger, la ville blanche, dressait ses terrasses sur la mer comme un défi aux peuples chrétiens. Voici que sur un de ses minarets, s’élève la croix du Christ, et Alger devint soudain la porte lumineuse par où pénétra, chaque jour plus rapidement jusqu’au cœur du continent noir, le flambeau de la révélation » [16].

Analysant cette politique, Chekib Arslan remarquait que la France laïque se comportait comme une puissance chrétienne dans le monde arabo-islamique car la fille aînée de l’Eglise était « imbue de l’idée qu’elle doit en pays musulman paraître en soutane » [17].

A la politique de dépersonnalisation reposant sur la lutte contre l’enseignement de l’Islam et de la langue arabe, était associée une politique d’acculturation à la France. Cette politique fut clairement proclamée par Charles Lutaud, gouverneur général de l’Algérie, en février 1914 lorsqu’il affirmait : « je crois qu’il est préférable de leur apprendre à sentir comme nous, à gouter la vie comme nous et qu’il serait peut-être préférable de dissoudre le bloc des traditions islamiques, en ce qu’elles ont d’incompatible avec notre civilisation » [18]. Toute la politique de l’Etat français fut tendue vers cette volonté d’éradiquer ce « bloc des traditions islamiques ».

La politique de dépersonnalisation anti-islamique s’appuyait sur le développement de l’enseignement dans les écoles françaises. Les tenants de l’assimilation espéraient obtenir leurs meilleurs résultats dans leur entreprise de dépersonnalisation et de « francisation » auprès des jeunes algériens ayant fréquenté les bancs de l’école française. La scolarisation était perçue comme la principale arme devant permettre la dissolution du « bloc des traditions islamiques » qui était à la base de la résistance culturelle des Algériens à la colonisation.

L’écrivain Malek Haddad témoignait de cet enseignement aliénant dispensé dans les écoles françaises : « dès l’école primaire cet enseignement se faisait en français avec interdiction d’avoir recours à l’arabe, même pour des facilités pédagogiques. On ne faisait qu’effleurer à la fin du moyen 2ème années, la Géographie ou l’Histoire de l’Algérie. Dans les lycées, l’arabe s’enseignait et s’apprenait comme une langue étrangère. Les autres disciplines, Sciences, Mathématiques, etc. se faisaient en français. Notre langue maternelle était en exil dans son propre pays. Par ailleurs, la presse, la radio, les conférences, les films, le théâtre, la publicité sur les murs, les formalités qui vont d’un mandat-poste à un état-civil, tout ce qui s’écrit, depuis la « défense d’afficher » jusqu’aux plaques des rues, tout, absolument tout, était privilège et monopole de la langue française » [19].

Décrivant de l’impact de cette colonisation culturelle, Malek Bennabi expliquait : « de fait, c’est une opération de clivage culturel qui commençait sur toute l’étendue du pays pour séparer la conscience algérienne de son assise historique arabo-islamique. Dans les nouvelles écoles qui s’ouvrent comme Sidi El-Djeliss, les petits algériens commencent à apprendre leurs nouvelles leçons d’histoire sur leurs ancêtres, les Gaulois. Cette leçon n’est qu’une parcelle, un simple aspect scolaire d’une nouvelle sédimentation culturelle destinée à recouvrir, à oblitérer par couches successives, la personnalité du pays, au fond de sa conscience et de son subconscient. On parlera plus tard de dépersonnalisation : c’est cela sa signification précise, c’est-à-dire, une œuvre de désalgérianisation de l’Algérie dans tous les domaines, par tous les procédés. La langue, l’économie, la politique, l’administration, ont joué leur rôle comme facteur d’assimilation. […] Ainsi, tout au long d’un siècle de colonisation inaugurée par un clivage séparant la conscience algérienne de son assise historique millénaire, c’est une œuvre de sédimentation culturelle qui se poursuit lentement mais sûrement » [20].

Concernant la place de l’enseignement français dans l’entreprise de domination coloniale, Malek Haddad précisait : « il ne s’agit pas bien sûr de jeter l’anathème sur le corps enseignant et de démagogiquement généraliser. Mais, qu’on le veuille ou non, et quelle que soit sa vocation originellement libérale et respectueuse des valeurs d’autrui, il se trouve que ce corps enseignant, même lorsqu’il en limitait les dégâts, faisait partie du dispositif colonial et contribuait par là même, en symbiose avec les autres administrations, à l’entreprise concertée de décoloration et de désoriginalisation qui est la raison d’être de ce phénomène colonial » [21].

La politique de dépersonnalisation s’appuyant sur l’institution scolaire butta dans son entreprise sur le « bloc des traditions islamiques » auquel la majorité des jeunes algériens, ayant fréquenté l’école française, restaient attachés. En octobre 1932, dans un article consacré au deuxième Congrès des Etudiants Musulmans Nord-Africains, le journal colonialiste le Bulletin du Comité de l’Afrique Française écrivait : « Ce qu’il y a de remarquable, c’est que le sentiment éprouvé par ces jeunes gens instruits est de la même qualité que celui qu’éprouve le populaire illettré dans les mêmes circonstances. […] Le Congrès d’Alger nous fournit une preuve nouvelle, entre tant d’autres, que l’instruction que nous donnons à nos élèves ne tue nullement en eux leur âme ancestrale, mais au contraire lui donne un regain de visibilité » [22].

Face à cette politique de dépersonnalisation, le « bloc des traditions islamiques » était un puissant facteur de résistance à l’ordre colonial. « Dans la nuit noire du régime colonial, écrivait Malek Haddad, l’Islam veillait ». L’écrivain algérien ajoutait : « on ne répétera jamais assez que durant les 124 ans de l’éclipse coloniale, cette parenthèse d’asphyxie culturelle et politique qui s’étend du 5 juillet 1830 au 1er novembre 1954, on ne répétera jamais assez la grande part que prirent en Algérie l’Islam et ses serviteurs pour conserver à ma patrie profonde ses dernières caractéristiques propres, son ultime originalité, sa spécificité quotidienne, son authenticité culturelle » [23].

Expliquant le rôle central de l’Islam dans la résistance à la colonisation française, Ahmed Ben Bella affirmait que « si la colonisation a finalement échoué, cela est dû à un fait irréfragable : l'Islam. Qui n'a pas compris cela, n'a rien compris à la révolution algérienne, n'a pas saisi l'intelligence profonde des événements qui se sont déroulés sur notre terrain. […] Depuis environ quatorze siècles, le facteur islamique est le nœud gordien de nos latences, le noyau dur de notre identité » [24].



Notes de lecture :

[1] Intervention de Messaoud Boukadoum à l’assemblée nationale française le 20 août 1947, in. Djamel Eddine Derdour, De l’Etoile Nord-Africaine à l’indépendance, Alger, Ed. Hammoud, 2001, pages 143-151
[2] Sellam Sadek, « Conquête de l'Algérie : crimes de guerre et crimes contre l'humanité », in. Parler des camps, penser les génocides, Paris, Albin Michel, 1999.
[3] Mahsas Ahmed, Le mouvement révolutionnaire en Algérie, De la 1ière guerre mondiale à 1954, Alger, el-Maarifa, 2007, page 334
[4] Hadj Ali Smaïl, « La mission civilisatrice, un processus de décivilisation », El Watan, 26 février 2007, URL :
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ageron Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, PUF, pages 17-18
[8] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome II, 1939-1951, Paris, Ed. Paris-Méditerranée, 2003, page 620
[9] Intervention de Messaoud Boukadoum à l’assemblée nationale française le 20 août 1947, in. Djamel Eddine Derdour, De l’Etoile Nord-Africaine à l’indépendance, Ed. Hammoud, Alger, 2001, pages 143-151
[10] Mahsas Ahmed, op. cit., page 333
[11] Ageron Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., page 28
[12] Hadj Ali Smaïl, art. cit.
[13] Intervention de Messaoud Boukadoum à l’assemblée nationale française le 20 août 1947, in. Djamel Eddine Derdour, De l’Etoile Nord-Africaine à l’indépendance, Ed. Hammoud, Alger, 2001, pages 143-151
[14] Ageron Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., page 35
[15] Intervention de Messaoud Boukadoum à l’assemblée nationale française le 20 août 1947, in. Djamel Eddine Derdour, De l’Etoile Nord-Africaine à l’indépendance, Ed. Hammoud, Alger, 2001, pages 143-151
[16] Ibid.
[17] Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome I, 1919-1939, op. cit., pages 328-329
[18] Abdesselam Belaïd, De l’UGEMA, brochure, page 16
[19] Haddad Malek, préface, Les zéros tournent en rond, Paris, Maspéro, 1961
[20] Bennabi Malek, « A la mémoire de Ben Badis », Que-sais-je de l’islam, n°3, Alger, avril 1970, in. Bennabi Malek, Mondialisme, Alger, Dar el-Hadhara, pages 186-187
[21] Haddad Malek, op. cit.
[22] Abdesselam Belaïd, op. cit., page 18
[23] Haddad Malek, op. cit.
[24] Ben Bella Ahmed, L’Islam et la révolution algérienne,

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