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Palestine - 14 juillet 2010
Par Ira Chernus
Ira Chernus est professeur d’études religieuses à l’université de Colorado à Boulder. Ses articles sont en ligne sur son blog, ici.
Nicholas Kristof (1) est en Palestine, mais comme toutes les journalistes des médias de masse, il l’appelle « la Cisjordanie ». Il vient de découvrir que de nombreux Palestiniens résistaient à l’occupation israélienne par des moyens non violents, alors que les chercheurs sur la non violence ont commencé à écrire sur la résistance palestinienne il y a plus de 20 ans. Donc Kristof « attend Gandhi », comme le dit le titre de son dernier éditorial (2) du New York Times, ou au moins « une version palestinienne de Martin Luther King Jr. ».
Peut-être ne devrais-je pas être aussi cynique. Kristof a acquis une renommée de croisé des droits de l’homme, et en particulier des droits des femmes. Aujourd’hui, il prend un véritable risque en plaidant pour les droits palestiniens et en louant la résistance palestinienne. Nombre de libéraux états-uniens ont vu par le passé leur carrière se défaire pour la moindre allusion aux mauvais coups israéliens. Et Kristof n’est plus dans l’allusion. Son article précédent (“In Israël, the Noble vs. The Ugly”, New York Times, 7 juillet 2010) détaillait la violence des colons israéliens contre les Palestiniens et sympathisait clairement avec leurs souffrances.
Il y salue le travail des Rabbins pour les droits de l’homme comme « des voix courageuses et efficaces au nom des Palestiniens opprimés. »
Kristof lui-même mérite des éloges pour avoir placé les Palestiniens aux côtés de toutes les autres victimes de l’oppression sur lesquelles il a écrit avec tant d’éloquence. Il fait bouger les médias de masse d’un minuscule petit pas de plus en avant vers des reportages plus honnêtes et équilibrés sur le conflit Israël/Palestine.
Mais si un auteur ne fait pas attention, chaque pas en avant peut aussi être un pas en arrière. En appelant un Gandhi palestinien, Kristof suggère clairement que la résistance palestinienne a jusqu’à présent été loin des normes morales élevées de ce dernier. Il se plaint que « pour beaucoup de Palestiniens, les jets de pierre font partie de la ‘non violence’, » donc même lorsqu’ils prétendent exclure toute violence, leurs protestations « ne sont pas vraiment non violentes. »
Ceci renforce un stéréotype tendancieux repris par les supporters de la politique israélienne depuis des décennies : « Nous les juifs nous voulons la paix, » disent-ils. « Nous avons même un mouvement de la paix organisé. Mais il n’y a pas d’équivalent palestinien. Il semble que ces Palestiniens ne soient qu’une bande de survoltés, implacablement tendus vers la violence. Comment pouvons-nous faire la paix avec eux ? »
Cette sorte de cliché incite à des positions plus extrémistes encore qui ne sont que trop familières : il n’y a « pas de partenaire pour la paix » du côté palestinien. « Ces gens » sont tellement imprégnés de violence qu’on ne peut pas raisonner avec eux. Ils ne comprennent qu’une chose : la force. Et au pire, ils demandent : Que pouvez-vous attendre d’autre venant de Musulmans ?
Je suis sûr que Nick Kristof n’a pas l’intention de promouvoir ce genre de préjugé anti-palestinien simpliste. Il voit des bons et des méchants des deux côtés. Mais quand vous êtes un éditorialiste éminent du premier quotidien de la nation, vous êtes censé être assez intelligent pour comprendre les implications de vos paroles, de savoir ce que les gens peuvent (et certains le feront inévitablement) lire entre les lignes.
Je ne connais pas Kristof, je ne peux donc pas dire pourquoi il a pu tomber dans ce piège. Mais je connais plutôt bien la couverture du sujet par les médias aux Etats-Unis. Même lorsqu’ils commencent à briser la coquille de leur réflexe « pro-Israël », les journalistes des médias de masse sont toujours infestés par des positions qui sont si anciennes, si profondément enracinées, qu’elles passent inaperçues. « N’est-ce pas une honte que ces Palestiniens soient si violents. Si seulement ils s’étaient tournés vers des moyens plus pacifiques, tout irait bien, » est peut-être la plus vieille et la plus profonde de ces façons de penser.
Il n’est donc pas surprenant que même quand un éditorialiste éminent appelle à la sympathie pour les victimes de l’oppression, il finisse indirectement, mais de façon que trop évidente, par blâmer les victimes.
Les Palestiniens pourraient tout aussi bien demander, « Qui diable est Nicholas Kristof pour nous dire comment résister à l’occupation ? ». C’est ça la bonne question. Que peut-il réellement savoir sur la situation, après avoir passé un jour ou deux avec eux ? Les critiques du journalisme américain ont depuis longtemps remarqué la baisse de qualité de nos informations sur les autres pays. Le principal coupable, disent beaucoup, est l’ignorance des journalistes qui débarquent dans un endroit pendant quelques jours, ou même quelques semaines, et écrivent des articles pour leurs compatriotes comme s’ils étaient des experts.
A un niveau plus profond, il y a la tendance toujours présente parmi les sténographes du pouvoir impérialiste à supposer qu’ils ont le droit de prêcher la vérité aux « indigènes » et leur dire comment vivre leurs vies.
Même si Kristof avait vécu en Palestine pendant des années, la question demeurerait pourtant. A-t-il, lui ou n’importe quel autre non-Palestinien, le droit de dire à un peuple opprimé comment résister à l’oppression ? Peut-être le pourraient-ils, s’ils avaient rejoint la résistance et avaient pris tous les risques que cela implique pendant assez longtemps pour obtenir ce droit. Mais ni Kristof, ni la plupart des autres non-Palestiniens qui appellent à un Gandhi palestinien n’entrent dans cette catégorie.
J’enseigne et j’écris et je plaide pour la non violence depuis longtemps. Depuis le début, j’ai ressenti au plus profond de moi-même que je n’avais pas le droit de dire à une population opprimée de maintenir non violente sa résistance, puisque je ne partage pas ses souffrances.
Finalement, c’est dans les propres écrits de Gandhi que j’ai trouvé un argument théorique puissant pour expliquer mon sentiment. Il commence avec le cœur de l’enseignement de Gandhi. Il aurait rejeté les prémisses de l’éditorial de Kristof : que la non violence est une tactique plus intelligente pour les Palestiniens, la meilleure façon d’avoir ce qu’ils veulent. Pour Gandhi, la non violence n’a jamais été une tactique ou une manière d’obtenir quelque chose. C’était un moyen – le seul moyen, insistait-il – de mettre en acte la vérité morale dans la vie quotidienne. Le principe de base de la non violence gandhienne est d’agir de façon juste dans chaque situation, quelles que douloureuses, voire mortelles, en soient les conséquences.
En d’autres termes, la non violence n’est pas de faire en sorte que l’autre bord – même lorsque ce sont des oppresseurs brutaux – change ses habitudes. Il ne s’agit pas du tout de faire que les autres changent leurs pratiques. Gandhi disait que de tels efforts sont absurdes, parce que nous ne pouvons pas contrôler le choix des autres. Tout ce que nous pouvons contrôler, c’est notre propre choix, en essayant de faire en sorte qu’ils soient aussi moralement corrects que possible.
Alors dire à un autre peuple quoi faire, comme vivre sa vie, ou même comment résister à l’oppression n’est tout simplement pas conforme à la vision de Gandhi de la non violence. Elle n’implique que changer nos propres façons de faire.
Mais quand Gandhi parlait de contrôler nos propres choix, il incluait dans « nos » non seulement lui-même en tant qu’individu, mais son peuple. C’est pourquoi, dans le vaste corpus des écrits de Gandhi, vous trouverez parfois des mises en accusation du colonialisme britannique et la demande insistante que les Britanniques quittent l’Inde – en effet, dire à l’autre bord ce qu’il doit faire – mais beaucoup plus souvent, vous trouverez des accusations du propre peuple indien de Gandhi et l’insistance qu’ils [Gandhi dit « nous »] cessent de coopérer avec l’oppression.
Si vous êtes à la recherche d’un autre Gandhi, alors cherchez quelqu’un qui traite des choix politique de son propre peuple plutôt que de dire aux autres que ce qu’ils font est faux, et comment y remédier. Kristof fait un pas dans cette direction lorsqu’il rapporte les paroles de partisans palestiniens de la non violence comme Moustafa Barghouthi, Ayad Morrar et Iltezam Morrar. Il aurait pu en trouver beaucoup d’autres. Ils ont le droit d’appeler à un Gandhi palestinien, puisqu’ils s’adressent à leur propre peuple.
La seule chose que Nick Kristof a le droit de faire – et l’obligation, aurait ajouté Gandhi – est de s’adresser à son propre peuple américain au sujet des choix des Etats-Unis. Si les Américains attendent publiquement l’avènement du nouveau Gandhi, ils devraient l’attendre et l’espérer non pas en Palestine ou dans tout autre pays étranger, mais ici même, aux Etats-Unis d’Amérique.
Kristof, étant donné son immense lectorat et son influence, a une responsabilité particulière. Plutôt que de traverser la moitié de la planète pour un séjour de quelques jours en Palestine et se lamenter de ne pas y avoir trouvé un autre Gandhi, il devrait faire ce qu’a fait Gandhi : écrire sur l’échec de l’Amérique à se tenir du côté de la justice, qui est la seule manière de se tenir du côté de la paix.
Comme l’a écrit récemment Gershon Baskin, éminent expert israélien sur la résolution des conflits, les Etats-Unis ont un rôle central à jouer si Israël et la Palestine doivent établir un règlement de paix juste. La méfiance mutuelle des deux parties est si profonde qu’un tiers réellement impartial est nécessaire pour les rassembler et garantir l’adhésion à un accord de paix.
Même si l’administration Obama s’est approché un petit peu plus que ses prédécesseurs d’une approche impartiale, on est encore très loin d’une authentique neutralité que les Palestiniens doivent constater pour revenir à la table des négociations. Des démarches idiotes comme le renforcement de l’arsenal nucléaire d’Israël ne peuvent qu’éloigner Israël et la Palestine de la paix dont les deux côtés ont tant besoin.
Dans l’intérêt de cette paix, ce sont nous, les Américains, et pas les Palestiniens, qui avons besoin de reprendre le flambeau de la non violence. Tant que nous ne le ferons pas, il est hypocrite d’accuser les Palestiniens de ne pas être à la hauteur des normes de Gandhi.
Mais cela ne signifie pas que nous devions nous asseoir « en attendant Gandhi ». Le Mahatma aurait certainement fustigé Nick Kristof et tous ceux d’entre nous qui attendent qu’un extraordinaire leader charismatique nous sauve de nos guerres et de l’injustice. C’est plus facile d’attendre que quelqu’un fasse le boulot plutôt que de tenir compte de la charge que Gandhi nous a laissée. Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde.
Nous Américains avons déjà eu notre Gandhi. Et tandis que nous l’avons élevé au rang d’un Roi héroïque (King), la plupart d’entre nous a commodément oublié les parties les plus difficiles de son message, son appel à reconnaître notre propre nation comme le plus grand pourvoyeur de violence au monde, et à pratiquer la non violence, quelles qu’en soient les conséquences.
Aujourd’hui, au lieu d’attendre un autre leader miraculeusement doué, chacun d’entre nous devrait parler et agir, et faire tout ce qu’il peut, même si c’est minime. Il faudra peut-être très longtemps avant que nous revoyons la grandeur d’un Gandhi ou d’un King. Mais ce n’est pas une raison pour abandonner la quête de la résolution non violente à nos problèmes. C’est une raison de plus pour que chacun d’entre nous prenne la responsabilité, pour nous-mêmes et notre propre peuple, de cesser de dire aux autres ce qu’ils devraient faire et de commencer, tout de suite, à changer ce que nous faisons.
Entretemps, lorsqu’un peuple opprimé, militairement occupé, résiste, reconnaissons que ce n’est pas à nous de lui dire les moyens qu’il devrait ou ne devrait pas utiliser – et certainement pas quand notre propre nation contribue tellement à son oppression.
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(1) Nicholas Kristof est un éditorialiste réputé du New York Times.
(2) "Waiting for Gandhi", Nicholas Kristof, New York Times, 9 juillet 2010.
Ira Chernus
Note ISM : La position de Kristof sur la non violence comme seule résistance que doivent adopter les Palestiniens est exactement la même que celle de Norman Finkelstein, qui avait à l’époque tellement irrité les Palestiniens, irritation exprimée par Omar Bargouthi et Haidar Eid qui a poussé Finkelstein à démissionner du Comité directeur de la Marche Free Gaza de décembre 2009.
Source : Islam Times
Traduction : MR pour ISM
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