USA - 13 septembre 2007

Le verrou mental moyen-oriental. L’occupation, vue de l’intérieur

Par James Brooks

> jamiedb@wildblue.net

James Brooks est le webmaître du site Vermonters for a Just Peace in Palestine/Israel : http://www.vtjp.org. Il est joignable à son adresse mél : jamiedb@wildblue.net

Comment se fait-il que les termes du débat politique et économique américain aient été coupés de la sorte des standards reconnus de l’évidence et du sens commun ?
Pourquoi le mot ‘hypocrisie’ semble-t-il incapable de décrire la logique à la noix des néocons ?
Pourquoi le peuple américain reste-t-il inerte, tandis que la folie au sommet revendique l’autorité d’aggraver son exécution en règle de l’Irak par une guerre nucléaire contre l’Iran ?

John McMurtry est un professeur médaillé de philosophie, qui a étudié des questions comme celles-ci, remontant jusqu’aux fondations de l’empire mondial américano-centré actuel [1].
Son analyse nous offre des points de vue qui nous permettent de repérer et de penser notre sortie de ce "blocage mental" aujourd’hui omniprésent.

L’approche macmurtrienne s’avère également très utile pour mettre en lumière les contradictions idéologiques inhérentes au régime d’épuration ethnique israélien, soutenu par les Etats-Unis, qui expulse les Palestiniens continûment depuis pas moins de soixante ans.

McMurtry relate l’ascension d’une ‘mentalité fanatique’, en Occident, consécutive à l’effondrement de l’URSS, moment d’une "étrange inversion idéologique".
Le ‘déterminisme économique’ du marxisme, "honni par la théorie libérale", fut promptement remplacée par la propre variété de déterminisme économique imposé de l’Occident.

"L’inévitable mondialisation" fut présentée comme un sous-produit de forces irresponsables et irréfrénables, déchaînées par une véritable loi de la nature, la "confiance" suprême "du marché", au bénéfice de tout un chacun…

Il démontre la destruction de valeur, et le sens inhérent à l’adoption de ce dogme absolutiste, qui prétend embrasser la totalité de l’activité humaine et, par conséquent, écarte toute explication ou toute préoccupation alternatives.
Il repère aussi l’usage qui est fait de cette irrationalité afin de justifier une prédation économique et militaire brutale, sous couvert des deux couillonnades siamoises que sont le "libre marché" et la "démocratie".

La nudité de cette absurdité est mise en évidence par l’observation que fait McMurthy, à savoir que [le libéralisme] glorifie sa théorie du marché "dépourvue d’alternative" et ses politiques commerciales impérialistes brutales en les présentant comme le fin du fin en matière de liberté économique !

Rappelant les diverses manières dont de telles inversions de sens ont été utilisées par d’autres idéologies totalitaires, il conclut que l’inversion est un des processus fondamentaux en jeu dans le développement de la "mentalité fanatique" contemporaine.

"Dans tout le processus de meccano mondial pratiqué par les apparatchiks, on relève la permanence du principe transformatif de la représentation au moyen des phénomènes et des crises : cela consiste à inverser les valeurs sociales et les phénomènes généraux en leur contraire, de manière à ce qu’il ne reste aucun point d’appui susceptible de rendre intelligible une quelconque résistance".


Les observateurs d’Israël et de son ascendant aux Etats-Unis voient une longue tendance vers une convergence idéologique entre les deux pays, en particulier en matière de politique étrangère, de guerre, d’économie et de propagande.

Un des fondamentaux peu relevés de cette affinité croissante, c’est un besoin et un désir mutuels et croissants de justifier des agissements totalement injustifiables, et d’occulter des vérités accusatrices.

Aussi n’est-il nullement étonnant qu’Israël soit plongé dans le même processus intellectuel d’inversion, que McMurtry trouve tellement prégnant aux Etats-Unis.

De fait, on pourrait soutenir que bien des contradictions idéologiques d’Israël sont au moins aussi anciennes que ce pays. En recourant au style des formulations de McMurtry, et en prenant de grandes libertés avec sa méthode, voici quelques-unes des inversions les plus évidentes des significations et des valeurs sous-jacentes aux proclamations et aux pratiques du gouvernement israélien.

Les lecteurs américains auront tôt fait de relever des parallélismes évidents :
Le "droit" d’Israël "à se défendre" présuppose la "dure nécessité" de son occupation militaire et civile de territoires palestiniens, qui est, en elle-même, constitutive d’un acte de guerre illégal. C’est l’équation [orwellienne] : ‘Autodéfense = Agression’.

La sécurité d’Israël dépendrait des provocations continuelles de forces menaçant immanquablement la sécurité d’Israël dès lors qu’elles sont provoquées. C’est l’équation :

"Sécurité = Promotion de l’insécurité"…


La liberté d’Israël dépend du fait qu’il emprisonne un autre peuple [2]. C’est l’équation :

‘Liberté = Déni de liberté’.


La démocratie d’Israël dépend de l’exclusion raciste de ses citoyens indigènes et la monopolisation du pouvoir par les plus intolérants de ses citoyens privilégiés [3-5]. C’est l’équation :

‘Démocratie = Apartheid’.


Israël est un « bastion de liberté religieuse », dans lequel la loi civile est basée sur une version « orthodoxe » d’une seule et unique religion [6]. C’est l’équation :

‘Liberté religieuse = Exclusivisme religieux’.


La continuité de la prospérité d’Israël requiert une « libéralisation du marché » qui augmente la pauvreté de manière dramatique et consolide la richesse de l’élite [7-8]. C’est l’équation :

‘Prospérité = Pauvreté’.


L’engagement d’Israël à maintenir l’état de droit et une politique économique raisonnable (qui promet de le faire admettre à l’OCDE l’an prochain…) trouve son reflet dans sa progression ininterrompu dans les palmarès internationaux de la corruption, dans une série interminable de scandales politiques extrêmement graves, et dans un crime organisé florissant [9-11]. C’est l’équation :

‘Légalité = Illégalité’.


Pour Israël, la paix requiert que ses partenaires aux négociations acceptent des termes qui ne correspondent pas aux standards de paix minimaux de leur propre peuple. Que ces termes soient ou non satisfaits, la formule à retenir est :

‘Paix = Guerre incessante’.


Les perspectives de paix sont renforcées quand les partenaires collaborent afin de bannir, d’emprisonner et d’isoler leurs propres citoyens qui s’opposent aux diktats israéliens. Ces actions sont également censées traduire "l’engagement démocratique" des partenaires [12-14]. C’est l’équation :

‘Obtention de la paix = Démocratie = Oligarchie inconstitutionnelle, punitions collectives et guerre civile = Illégitimité et échec probable de tout accord obtenu entre Israël et ses partenaires = Poursuite d’une guerre (de conquête territoriale) interminable’.


L’acceptation, par l’opinion publique, de ces inversions de sens crée ce que McMurtry appelle une "occupation des consciences" qui rend très difficile, pour le citoyen, ainsi "occupé", de comprendre quel est son propre sort, pour ne pas parler de celui d’autrui.

Toutefois, de la même manière que ce qui fait les délices de l’un est poison pour l’autre, les contorsions idéologiques qui désemparent et désarment l’opinion publique renforcent, simultanément, les puissants, en leur fournissant une narration auto-justificatrice instantanée.
Même si l’on ne saurait exagérer le cynisme des leaders contemporains, cette "mentalité fanatique" a pour fonction d’être un narcotique à l’attraction irrésistible pour ceux qui aspirent à acquérir le pouvoir de donner les ordres et de lâcher les bombes.

Un des corollaires implicites de cet état d’esprit, c’est le fait que le cynisme est une réalité : les fins justifient toujours les moyens, pour peu que les moyens puissent être largement maintenus hors de la vue du public et si les fins sont présentées comme indispensables et inattaquables : la liberté, la démocratie, la ‘croissance’, l’état de droit, etc.

Le versant négatif de l’équation est en permanence "plus que" contrebalancé par son pendant positif.

Les puissants sont les agents oints des "meilleures espérances" du monde.

Afin de promouvoir les intérêts de ce dernier (et les leurs propres, bien entendu), ils doivent faire absolument tout ce que "le marché" est susceptible "d’encaisser". Il ne s’agit pas seulement de ce que les puissants veulent que nous croyions.
Non, tout au moins, dans une certaine mesure, il s’agit de ce à quoi la plupart d’entre eux ont besoin de croire, afin d’être en mesure de faire ce qu’ils font.

McMurtry avance que la mentalité fanatique est "fermée" et "auto-référencée".
Vu de l’intérieur de la tromperie, il serait logique de conclure que le fait d’accentuer le côté négatif de l’équation pourrait en renforcer le côté positif.
Plus de déni de la liberté des autres égale plus de liberté pour nous et aussi (tout bien réfléchi…) pour tous les autres gens "bien" (normaux, comme nous…) de par le vaste monde…

On entend dire qu’"une plus grande disposition à recourir à la force armée protègera mieux notre démocratie et nos démocraties chez nous", et cela ne nous fait même pas tiquer.

Mais si cet état d’esprit continue à s’enfermer dans sa circularité, il ne pourra que s’éloigner de plus en plus du principe de réalité. De plus, étant tautologique, chroniquement sur-ambitieux et seul puissant, il ne pourra que chercher à se surpasser.

Si une telle disposition d’esprit persiste à suivre sa logique inversée, elle pourrait rapidement se livrer à une auto-escalade aux résultats désastreux.

Quoi, ensuite ?

Au lieu de simplement "protéger" nos libertés en inventant de toutes pièces, en torturant et en massacrant des "terroristes" en Irak, pourquoi ne deviendrions-nous pas ‘proactifs’, et pourquoi ne supprimerions-nous pas une "source maligne de terrorisme" menaçant les libertés de tout un chacun ?

Bombarder Téhéran – "menace existentielle" supposée pour un Israël bardé de bombes nucléaires – cela n’apporterait-il pas davantage de liberté et de prospérité à nous tous ?

Les idéologies créent l’espace psychique autoritaire dans lequel l’impensable peut devenir possible. Fut un temps, peu de gens auraient imaginé que les démocraties de l’Occident chrétien auraient soutenu un mur de béton partageant par le milieu la petite ville de Bethléem, ni que les Etats-Unis auraient financé des décennies durant la sanglante épuration ethnique en Terre Sainte.

Et pourtant, l’idéologie d’Israël (conçue, dans une certaine mesure, afin de séduire les puissances occidentales) a fourni le cadre de justification qui a rendu ces horreurs possibles.

Aux Etats-Unis, nous sommes confrontés à une menace pesant sur notre santé mentale nationale comparable au danger physique qui pèse sur le peuple palestinien appauvri et encagé – cette menace, c’est la destruction de ce que nous n’avons pas encore détruit. Notre ennemi commun, c’est une idéologie irrationnelle inversant les valeurs fondamentales et légitimant des crimes contre l’humanité. Pour nous, la lutte pour vaincre cette menace commence dans nos esprits.


Notes

1. John McMurtry, Value Wars: The Global Market Versus the Life Economy (London and Sterling Va.: Pluto Press, 2002), 277 pages.

2. Prison within a Prison, Gideon Levy, MIFTAH, 8/27/2007

3. GDP per capita of Arab Israëlis third of that of Jews, YNetNews, 1/18/2007

4. IRIN reports on the devastation caused to Bedouins by the Israëli forces in the Negev Ma'an News Agency, 6/27/2007

5. Mr. Lieberman Comes to Washington, Will Youmans, CounterPunch, 12/8/2006

6. Only Orthodox conversions accepted in Israël, Boim stresses, YNetNews, 5/23/2007

7. NII report: 100,000 newly poor, half of them children, Ha'aretz, 9/1/2006

8. Netanyahu: Cut taxes for rich to help poor, Dalia Tal, Globes Online, 6/26/2007

9. A supreme effort is required, Ze'ev Segal, Ha'aretz, 5/27/2007

10. Poll: 85% of public believe the leadership is corrupt, Ha'aretz, 1/11/2007

11. Dichter: Police trying to block mafia's bottle recycling takeover, Ha'aretz, 1/9/2007

12. Hamas members arrested by the Palestinian Authority, Ma'an News Agency, 8/22/2007

13. U.S.-Backed Campaign Against Hamas Expands to Charities, Adam Entous, MIFTAH, 8/22/2007

14. Abbas urges Socialist leaders to help isolate Hamas
By Aude Marcovitch, Middle East Online, 6/29/2007

Source : http://www.counterpunch.org/

Traduction : de l’étazunien par Marcel Charbonnier