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France / Algérie - 18 juin 2012
Par Youssef Girard
« Parcourez la terre et regardez ce qu’il est advenu de ceux qui ont vécu avant ». Sourate 30 – Verset 46
Contrairement à l’Etoile Nord Africaine (1), l’Association des ouléma musulmans algériens (jam‘iyyat al-oulama al-mouslimin al-jaza’iriyyin) est très peu citée comme référence, notamment par les différentes associations musulmanes de l’hexagone. Pourtant, l’Association des ouléma fut certainement la première organisation islamique à avoir une réelle implantation en France. Créée à Alger le 5 mai 1931 par le cheikh Abdelhamid Ben Badis, l’Association des ouléma s’est pourtant rapidement développée au sein de l’immigration maghrébine en France.
Association des ouléma musulmans algériens (jam‘iyyat al-oulama al-mouslimin al-jaza’iriyyin)
Au milieu des années trente, le cheikh Abdelhamid Ben Badis délégua le cheikh Foudil el-Ourthilani pour transmettre les idéaux de l’islah aux immigrés maghrébins. Ce dernier créa à Paris le Nadi Tahdhib (Cercle d’Education) et ouvrit une vingtaine de cercles dans les principales villes de province. Chaque cercle de l’Association des ouléma possédait une salle de prière, une salle de conférence et un espace « détente » où les travailleurs immigrés pouvaient se rencontrer et échanger. Au sein des cercles, des cours d’alphabétisation en arabe et en français étaient dispensés.
La dynamique culturelle et religieuse impulsée par l’Association des ouléma en France ne se réduisait pas uniquement à l’immigration algérienne. Elle englobait tous ceux qui étaient désireux d’œuvrer en faveur de l’islam et de la culture arabo-islamique. Des étudiants originaires du Machrek, du Maroc ou de Tunisie aidèrent les islahistes algériens dans leurs actions éducatives (2).
Après la parenthèse de la guerre 1939-1945, l’Association des ouléma reprit son activité en France auprès des travailleurs immigrés musulmans. Avec l’aide du musulman malgache d’origine indienne, Mahmoud Abdelghafour, l’Association des ouléma continua son patient travail d’éducation afin que les immigrés maghrébins ne soient pas coupés de leurs racines spirituelles et culturelles.
Malgré cette expérience pionnière, l’activité de l’Association des ouléma algériens est encore trop peu connue au sein de la communauté musulmane vivant en France. Deux raisons principales nous semblent à l’origine de cette occultation :
1– La documentation en France et en langue française sur l’Association des ouléma reste relativement réduite et difficile d’accès pour le grand public. Les travaux fondamentaux d’Ali Merad, publiés à la fin des années soixante et au début des années soixante dix, sont peu accessibles en dehors de certaines bibliothèques (3). Les thèses de Mohammed El Korso sur l’Association des ouléma en Oranie, de Fatima Zohra Guechi sur la presse arabophone en Algérie ou d’Ahmed Nadir sur le mouvement réformiste algérien et la formation de l’idéologie nationale, n’ont pas été largement diffusées malgré leur apport indéniable à la connaissance historique. Enfin, les écrits en langue arabe des cadres de l’Association des ouléma n’ont toujours pas été traduits en langue française (4). Cette absence de littérature disponible pour les lecteurs francophones a rendu difficile la transmission de l’héritage culturel et religieux de l’Association des ouléma musulmans algériens.
2– Aucune organisation et aucun courant de pensée dans le paysage islamique français ne se réclame véritablement de l’héritage de l’Association des ouléma musulmans algériens. Or, c’est là une condition indispensable pour transmettre le patrimoine d’un mouvement quel qu’il soit. Les associations et les courants de pensée musulmans ayant une certaine influence au sein de la communauté musulmane en France se revendiquent, le plus souvent, du mouvement des Frères Musulmans, d’un salafisme hérité de Mohammed Ibn Abdelwahab, du mouvement Tabligh ou de diverses confréries soufies. Aucun de ces mouvements ne se réclamant particulièrement de l’Association des ouléma, ils n’en assument point son héritage historique et culturel.
Pourtant, l’expérience historique de l’Association des ouléma musulmans algériens est porteuse d’enseignements pour les musulmans vivant dans l’hexagone. L’Association des ouléma a déployé son activité dans une Algérie sous domination coloniale, considérée comme trois départements français, et au sein de l’immigration algérienne. Les islahistes algériens furent confrontés au même cadre juridique, celui de la laïcité française, que les associations et les acteurs du paysage islamique français actuel. Cette similitude du cadre juridique « laïc » devrait particulièrement attirer l’attention sur l’expérience historique d’un mouvement dont plusieurs orientations pourraient inspirer un programme culturel et religieux.
De l’expérience historique de l’Association des ouléma, nous retiendrons trois grandes orientations qui étaient au cœur de l’action de l’islah algérien. Ces trois grandes orientations qui pourraient constituer des pistes de réflexion pour les associations et les acteurs de l’islam en France, sont : la revendication de la séparation du culte et de l’Etat ; l’éducation populaire arabo-islamique ; le refus de l’assimilation et la défense de la personnalité culturelle arabo-islamique.
I– La revendication de la séparation du culte et de l’Etat
Avant 1905 et la loi de séparation des cultes et de l’Etat, en Algérie, l’Etat français avait accaparé les biens habous (5) et rattaché le culte musulman au ministère de la Guerre. L’Etat colonial français nommait et salariait les imams, les muftis et les autres dignitaires du culte musulman. L’Etat colonial intervenait directement dans le contenu des prêches des imams officiels ; contrôlait strictement le pèlerinage à la Mecque ; surveillait étroitement les petites zaouïas qui n’étaient pas passées sous son contrôle ; et vérifiait les donations dont bénéficiaient les confréries soufies.
Dans l’Algérie sous domination coloniale, la loi de 1905 instaurant la séparation des cultes et de l’Etat ne fut pas appliquée à la seule religion musulmane qui restait sous la tutelle de la France. Pourtant, la loi de 1905, rendue applicable à l’islam par un décret de septembre 1907, aurait dû conduire à mettre fin à cet « état d’exception » dans lequel était placée la religion musulmane. La « direction des affaires indigènes », rebaptisée par la suite « direction des affaires musulmanes », du Gouvernement général d’Alger mit systématiquement en échec toutes tentatives d’appliquer le droit commun à la religion musulmane. L’islam faisait figure d’exception au sein de la République coloniale, ce qui conduisit à lui refuser l’application de la loi de séparation des cultes et de l’Etat (6).
Ce contrôle du culte musulman par l’administration coloniale avait pour but de contrer toutes mobilisations nationalistes s’appuyant sur l’islam. La non-application de la loi de séparation des cultes et de l’Etat à la religion musulmane participait de l’asservissement colonial imposé aux Algériens.
Face à cela, l’une des principales revendications de l’Association des ouléma musulmans algériens et du cheikh Ben Badis fut l’application de la loi de séparation du culte et de l’Etat à la religion musulmane. L’Association des ouléma avait compris qu’en faisant appliquer cette loi, les musulmans algériens pourraient reprendre le contrôle de leur religion et de leurs lieux de culte, ce qui empêcherait l’intervention de l’Etat français dans la gestion du culte musulman. L’application intégrale de la loi de 1905 était une libération du culte musulman de l’emprise du système colonial oppressif. C’est dans cette perspective de libération de la tutelle coloniale que l’Association des ouléma réclama l’application de la loi de 1905.
Le 15 août 1944, l’Association des ouléma musulmans algériens adressa aux autorités coloniales un Mémoire résumant ses revendications. Le Mémoire rappelait l’historique de l’organisation du culte musulman depuis les débuts de l’occupation française en 1830 puis sous le règne de la IIIème République à partir de 1870. L’Association des ouléma réclamait l’application intégrale du principe de séparation du culte musulman et de l’administration coloniale française :
« 1- Cette séparation doit être réalisée d’une manière qui soustrait entièrement et définitivement à la tutelle et au contrôle de l’Administration tout ce qui se rapporte au culte musulman. En sorte que l’Administration n’ait plus à s’immiscer d’une manière apparente au culte dans aucune question, ni aucune affaire religieuse, quelles que soient la nature et l’importance de ces questions et de ces affaires.
2- La remise entre les mains de la communauté musulmane, seule qualifiée pour en connaître, de toutes ces affaires et de toutes ces questions, sans exception ni réserve, avec reconnaissance claire, absolue et sans équivoque du droit de cette communauté sur tout ce qui se rapporte à sa religion » (7).
Après la guerre 1939-1945, cette revendication de l’application de la loi de 1905 à l’islam, qui était principalement portée par l’Association des ouléma, fut l’une des grandes revendications du mouvement national algérien dans ses trois grandes composantes : l’UDMA de tendance nationaliste « modérée » ; le PPA-MTLD d’orientation nationaliste révolutionnaire ; et l’Association des ouléma musulmans algériens de tendance islahiste. Cependant, cette revendication de l’application de la loi de 1905 au culte musulman n’était qu’un pan de l’action de l’Association des ouléma dans son entreprise de revivification de l’identité arabo-islamique de l’Algérie bafouée par le colonialisme français.
II– L’éducation populaire arabo-islamique
Dans cette entreprise de revivification, deux lieux avaient une position centrale : le nadi (cercle culturel) et la médersa.
Le nadi était un espace dans lequel se discutaient les questions culturelles, sociales, religieuses ou politiques. Les premiers nawadi (8) furent créés avant la fondation de l’Association des ouléma musulmans algériens, mais les cadres islahistes s’investirent dans ces structures afin d’y exposer leurs idées. Les nawadi offraient une tribune que les islahistes surent utiliser avec talent. Un nadi dynamique était l’expression de l’implantation de l’islah dans une localité. Les nawadi islahistes se distinguaient par l’emploi de la langue arabe classique et des références culturelles islamiques. Cela permettait à l’Association des ouléma de diffuser la culture arabo-islamique dans l’ensemble du corps social algérien. Cependant, le nadi n’avait pas une place aussi importante que la médersa dans le dispositif éducatif islahiste.
La médersa fut l’élément central de l’action éducative de l’Association des ouléma musulmans algériens. Selon Mohammed El Korso, « plus que tout autre chose, la médersa est l’institution qui caractérise le mieux l’œuvre de » l’Association des ouléma : « c’est l’institution symbolique, mais c’est surtout un signe d’engagement » (9). La médersa était le point d’encrage des islahistes dans chaque ville d’Algérie. Elle était le marqueur local de leur implantation et du rayonnement de la pensée du cheikh Abdelhamid Ben Badis. La médersa, plus que la mosquée qui était contrôlée par l’administration coloniale, caractérisait la présence et l’action de l’Association des ouléma musulmans algériens.
Dans un article intitulé « Ce qui résulterait dans une cinquantaine d’années de la diffusion ou de l’abandon de l’enseignement libre », le cheikh Ben Badis expliquait l’importance de l’action éducative dans une Algérie colonisée en butte à une politique de dépersonnalisation : « l’enseignement public y étant essentiellement un enseignement français, la communauté musulmane se doit d’organiser elle-même un enseignement arabe moderne ; pour lutter – concurremment avec l’école française – contre l’ignorance et pour hâter la renaissance de la culture arabo-islamique en Algérie » (10).
Les membres ou les sympathisants de l’Association des ouléma musulmans algériens étaient appelés à créer des médersas dans chaque localité qui devait, selon cheikh Ben Badis, « subvenir intégralement aux frais de fonctionnement de son école musulmane libre» (11). L’historien Mohammed El Korso expliquait : « La médersa d’un point de vue communautaire, et telle qu’elle a été décrite par Ben Badis, n’est pas un bien privé. Elle est la propriété de la communauté musulmane algérienne puisque c’est elle-même qui décide (ou pas) de sa création. […] Une fois construite, son fonctionnement, son personnel seront à la charge de ceux qui l’ont vu s’élever. […] C’est à la communauté algérienne de prendre en charge ce qui est devenu son bien » (12).
Si la médersa était la propriété de l’ensemble de la communauté musulmane algérienne, elle devait enseigner la langue de référence de cette communauté, c’est-à-dire la langue arabe. L’enseignement de la langue arabe était au centre du projet éducatif de l’Association des ouléma musulmans algériens. L’apprentissage de la langue arabe était perçu comme une double obligation : religieuse et patriotique. Il fallait apprendre l’arabe pour avoir accès directement aux textes sacrés et pour préserver l’identité nationale algérienne menacée par la politique coloniale de dépersonnalisation. Par son programme d’enseignement, l’Association des ouléma parvint à établir un lien entre la formation de la langue arabe et la formation religieuse proprement dite.
Journal ech-Chihab
Afin de poursuivre leur œuvre éducative, les islahistes algériens fondèrent différents journaux et revues tels qu’ech-Chihab ou el-Bassaïr. Ces organes de presse, qui étaient largement diffusés dans toute l’Algérie, traitaient de toutes les questions, aussi bien religieuses que littéraires, historiques, politiques ou sociales. Dans les colonnes de ces journaux et de ces revues, l’entreprise d’éducation prenait l’allure d’une lutte idéologique pour la défense de l’arabisme et de l’islam. Les textes insistaient sur la nécessité d’une renaissance des études arabo-islamiques. Ils soulignaient les liens entre l’islam et la langue arabe. Celle-ci était un facteur essentiel de libération spirituelle et de rapprochement entre le peuple algérien et l’ensemble du monde arabo-islamique alors que les autorités coloniales s’efforçaient de couper l’Algérie de sa sphère civilisationnelle originelle. Dans les faits, la défense de la culture et de l’identité arabo-islamique débouchait sur un arabo-islamisme politique. Les orientations idéologiques et culturelles de la presse islahiste constituaient une résistance à la colonisation par l’affirmation de la personnalité arabo-islamique de l’Algérie.
III– Le refus de l’assimilation et la défense de la personnalité culturelle arabo-islamique
La défense de la personnalité arabo-islamique du peuple algérien était au centre de toute l’action des membres de l’Association des ouléma qui craignaient, au moment de la constitution de leur mouvement, de voir la culture arabo-islamique disparaître d’Algérie. En un siècle de colonisation, le peuple algérien s’était vu confisquer ses biens habous, détruire nombre de ses mosquées, mettre sous tutelle ses institutions religieuses ou encore fermer ses centres d’éducation islamique. Tout ceci faisait craindre un ethnocide, c’est-à-dire une destruction de la culture arabo-islamique d’Algérie comme celle-ci avait été éradiquée d’Andalousie après la chute de Grenade en 1492 et l’expulsion définitive des Morisques d’Espagne en 1609 (13).
En février 1930, dans la revue ech-Chihab, le cheikh Abdelhamid Ben Badis affirmait : « Quelles que soient les suites qu’aura notre appel, nous aurons fait notre devoir. Nous sommes au bord de l’abîme. Si notre communauté ne se ressaisit pas d’urgence, il n’en restera plus, dans une cinquantaine d’années, qu’un souvenir» (14).
La politique de dépersonnalisation et d’assimilation menée par l’Etat colonial français était perçue comme la principale menace pesant sur l’identité et la culture du peuple algérien. Les islahistes craignaient notamment que la jeunesse algérienne éduquée dans le système scolaire français se détache de son identité arabo-islamique pour adopter celle de la puissance coloniale dominante. Cette logique assimilationniste avait déjà été mise en avant par Ibn Khaldoun, en son temps, lorsqu’il affirmait que « le vaincu adopte […] les usages du vainqueur et s’assimile à lui » (15). La francisation de l’élite colonisée menaçait l’existence du peuple algérien en tant qu’entité singulière avec son identité spécifique. La dépersonnalisation et la francisation risquaient de provoquer la disparition de l’ensemble des caractères sociaux et culturels du peuple algérien.
En mars 1930, dans la revue ech-Chihab, alors que le problème de la naturalisation des Algériens était une question de plus en plus prégnante, Ahmed Tawfik el-Madani dénonça le danger que ce problème faisait courir à l’identité arabo-islamique de l’Algérie dans un article intitulé « Nous sommes entre la vie et la mort » : « La première de ces voies celle de la naturalisation, c’est-à-dire l’abandon de la nationalité, de la langue, le rejet de l’histoire et des traditions (musulmanes) et l’adoption de la nationalité de la race dominante, avec tout ce que cela implique de changements de langue, de mœurs, de mentalité. Les partisans de cette voie mènent une propagande active et résolue. Ils écrivent, font les discours, organisent des colloques, publient des journaux et revues, en français naturellement. Ils s’efforcent d’influencer les éléments musulmans formés à l’école française et imprégnés d’idées françaises » (16).
Certains de ces éléments formés à l’école française réclamaient l’assimilation pure et simple du peuple algérien à la France. Par ce processus, les acculturés francophiles espéraient obtenir les droits politiques inhérents au statut de citoyen français. Contre les assimilationnistes, en avril 1936, dans la revue ech-Chihab, cheikh Ben Badis répondit à Ferhat Abbas qui niait l’existence de la nation algérienne, en affirmant : « Nous aussi nous avons cherché dans l’histoire et dans le présent, nous avons constaté que la nation algérienne musulmane s’est formée et existe comme se sont formées les nations de la terre encore existantes. Cette nation a son histoire illustrée des plus hauts faits : elle a son unité religieuse et linguistique, elle a sa culture, ses traditions et ses caractéristiques bonnes ou mauvaises, comme c’est le cas de toute nation sur la terre. Nous disons ensuite que cette nation algérienne musulmane n’est pas la France, ne peut pas être la France et ne veut pas être la France. Il est impossible qu’elle soit la France même si elle veut l’assimilation ; elle a un territoire bien déterminé qui est l’Algérie avec ses limites actuelles […]. Ce peuple musulman algérien n’est pas la France, il ne peut pas être la France, il ne veut pas être la France, il ne veut pas l’être et, même s’il le voulait, il ne le pourrait pas, car c’est un peuple très éloigné de la France, par sa langue, ses mœurs, son origine et sa religion. Il ne veut pas s’assimiler » (17).
L’Association des ouléma musulmans algériens défendait l’identité arabo-islamique du peuple algérien face aux idéologues assimilationnistes qui souhaitaient sa francisation. Le journal de l’Association des ouléma mettait en avant al-ourouba, l’arabité, qui exprimait l’ancrage civilisationnel de l’Algérie dans le monde arabo-islamique. En mai 1936, ech-Chihab affirmait : « Nous entendons sa voix [la voix de l’arabisme] si tendre chanter dans nos oreilles et nous lui ouvrons le chemin de nos cœurs et du tréfonds de nos âmes… Oui, l’arabisme est vivant en nous et nous vivons en lui, et il sera ainsi aussi longtemps que dureront les cieux et la terre. Le voici aujourd’hui qui, dans la péninsule, son berceau et son unique refuge, apparaît souriant et rayonnant ; il a secoué la poussière de son long sommeil ; il se prépare à reprendre sa vitalité suspendue depuis des siècles » (18).
Partant d’une action religieuse et culturelle, l’Association des ouléma musulmans algériens aboutissait à l’adoption d’une défense politique de l’arabo-islamisme qui était l’un des socles idéologiques du nationalisme algérien. En janvier 1938, le cheikh Abdelhamid Ben Badis, dans les colonnes d’ech-Chihab, précisait sa conception du nationalisme algérien qui était fondée sur l’idée de « solidarité islamique » mise en avant par Jamal ed-Din al-Afghani : « Nous avons le sentiment qu’en travaillant pour notre patrie de céans, nous travaillons également pour nos patries voisines, la Tunisie et le Maroc, qui forment avec l’Algérie une même nation où la langue et les traditions sont communes et où les populations ont la même croyance, la même formation spirituelle, la même histoire et les mêmes intérêts. Après ces deux provinces viennent la Nation arabe, la Nation musulmane et enfin l’Humanité toute entière » (19).
Etudier et se revendiquer de l’héritage de l’Association des ouléma musulmans algériens seraient certainement d’un grand apport pour les associations et les courants de pensée musulmans existants en France. L’Association des ouléma a été confrontée à des problèmes qui se posent encore à l’heure actuelle aux musulmans vivant dans l’hexagone. Malgré les luttes de libération nationale, l’Etat postcolonial français n’a pas renoncé à ses perspectives assimilationnistes visant à dissoudre toute identité décrétée illégitime. Désormais ce sont les minorités ethniques et culturelles vivant dans l’hexagone qui subissent ces politiques oppressives destructrices de leurs identités. De ce fait, l’expérience historique de l’Association des ouléma pourrait servir de référence aux musulmans vivant en France.
Les trois axes que nous avons déterminés, peuvent servir de base de réflexion aux associations musulmanes dans leurs actions et leurs revendications futures : à l’heure où l’Etat postcolonial français s’immisce de plus en plus dans la gestion du culte musulman (CFCM, formation des imams…), les musulmans devraient réclamer la stricte séparation du culte et de l’Etat afin que la gestion du culte musulman revienne uniquement aux adeptes de cette religion qui sont les seuls légitimes pour décider des modalités de cette gestion ; afin de préserver et de transmettre la culture arabo-islamique au plus grand nombre, ils devraient mener une action éducative en créant les structures les mieux à même de répondre à leurs besoins (20) ; enfin, il est nécessaire de défendre la personnalité culturelle arabo-islamique contre toutes les politiques de dépersonnalisation mises en œuvre par l’Etat postcolonial et ses structures satellites. Ces trois axes nous semblent pouvoir garantir une réelle autonomie de la communauté musulmane en France tant au niveau religieux que culturel.
Notes de lecture :
(1) Cf. Notre article : « Leçons de l’expérience historique de l’Etoile Nord Africaine », URL : http://www.ism-france.org/analyses/Lecons-de-l-experience-historique-de-l-Etoile-Nord-Africaine-article-14831
(2) Sur l’activité de l’association des ouléma en France Cf. Sellam Sadek, La France et ses musulmans : Un siècle de politique musulmane (1895-2005), Paris, Fayard, 2006. Plus généralement par son apport de connaissances, le livre de Sadek Sellam est un ouvrage incontournable pour qui veut avoir une approche historique de l’islam en France.
(3) Cf. Merad Ali, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale, Paris, Ed. Mouton, 1967 – Ibn Badis, commentateur du Coran, Paris, Geuthner, 1971. Le premier ouvrage a été réédité en Algérie en 1999 mais il est malheureusement difficilement trouvable dans les librairies françaises.
(4) Notons la parution en Algérie d’un recueil de textes du Cheikh Ben Badis traduit en français. Cf. Ben Badis Abdelhamid, Textes choisis, Alger, Ed. ANEP, 2006
(5) Legs pieux.
(6) Sur le problème de l’application de la loi de séparation des cultes et de l’Etat à l’islam cf. Sellam Sadek, La France et ses musulmans : Un siècle de politique musulmane (1895-2005), op. cit., pages 163-170
(7) Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome II, 1939-1951, Paris, Ed. Paris-Méditerranée, 2003, page 620
(8) Pluriel de nadi.
(9) El Korso Mohammed, « Structures islahistes et dynamique culturelle dans le mouvement national algérien 1931-1954 », in. Carlier Omar et Colonna Fanny, Lettrés, intellectuels et militants en Algérie 1880-1950, Alger, OPU, page 58
(10) op. cit., page 59
(11) op. cit., page 60
(12) op. cit., page 62
(13) Cf. De Zayas Rodrigo, Les Morisques et le racisme d'État, Paris, Ed. La Différence, 1992
(14) El Korso Mohammed, « Structures islahistes et dynamique culturelle dans le mouvement national algérien 1931-1954 », art. cit., page 62
(15) Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle, al-Muqaddima, Paris, Sindbab, page 227
(16) Merad Ali, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et sociale, Alger, Ed. El Hikma, 1999, page 346. L’écrivain francophone Malek Haddad écrivait à propos de l’enseignement français en Algérie : « Qu’on le veuille ou non, et quelle que soit sa vocation originellement libérale et respectueuse des valeurs d’autrui, il se trouve que le corps enseignant, même lorsqu’il en limitait les dégâts, faisait partie du dispositif colonial et contribuait par là même, en symbiose avec les autres administrations, à l’entreprise concertée de décoloration et de désoriginalisation qui est la raison d’être de ce phénomène colonial. » in. Les zéros tournent en rond, Paris, Ed. Maspéro, 1961
(17) Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome I, 1919-1939, op. cit., page 396
(18) op. cit.
(19) op. cit., page 538
(20) Notons que plusieurs initiatives allant dans ce sens ont été mises en place en France ces dernières années avec la constitution d’instituts de formation islamiques comme l’IESH, l’IFESI ou encore le Centre Shatibi.
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