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France -

Lutte des classes et dissidences raciales (1/2)

Par

‎« Nous devons retrouver notre originalité intellectuelle et reconquérir notre indépendance dans le domaine des idées comme dans le domaine économique et politique. » Malek Bennabi

Si les contradictions sociales furent au centre de l’histoire de toutes les sociétés, les groupes sociaux s’opposèrent rarement en défendant explicitement des positions de « classe ». Les oppresseurs et les opprimés s’affrontèrent de toute éternité, comme l’expose la métaphore de l’affrontement entre Abel et Caïn (1). Leurs oppositions furent constantes mais les positions de chacun étaient déterminées de manière multidimensionnelle. Les oppositions sociales se couplaient à d’autres formes d’antagonismes qui renforçaient les rivalités entre groupes sociaux.

Lutte des classes et dissidences raciales (1/2)

Affiche de l'Exposition coloniale, en 1931, illustrant "la mission civilisatrice" de la France sur "ses 60 millions d'Indigènes"
Chercher à formuler une analyse à partir des contradictions sociales réelles signifie que nous sommes partie prenante dans ces contradictions et que nous adoptons volontairement et explicitement le point de vue d’une des parties et singulièrement, dans cette étude, celui des vaincus et des exploités. Ce point de vue doit être pris comme origine de la connaissance car, dans leur refus de la domination et de l’exploitation, les dominés ont toujours formulé des représentations du monde remettant en cause celles qui furent produites par les dominants. Ces représentations du monde sont pertinentes car les dominés, en parlant à partir de leur situation sociale spécifique, vivent et perçoivent les rapports de domination qui sont niés ou minorés par les dominants.

Dans cette perspective, les oppositions entre groupes sociaux prirent souvent la forme de luttes entre une « orthodoxie » religieuse, représentant l’ordre des dominants, et des « hérésies », marquant la dissidence des dominés. Les « orthodoxies » et les « hérésies » se définissaient en fonction des groupes sociaux qui les portaient et des rapports de force existants entre eux. Des taborites de Bohême aux paysans de Thomas Müntzer, le christianisme connut de multiples mouvements « hérétiques » contestataires d’un ordre social inique. Dans le monde islamique, divers mouvements exprimèrent les idéaux des dominés et des vaincus à différentes périodes de l’histoire musulmane. Au VIIème siècle, l’Imam Ali expliquait déjà qu’« un pauvre n’a faim qu’à cause du superflu qui fait la jouissance d’un riche » alors qu’à la même époque Abou Dharr al-Ghifari affirmait : « Je m’étonne ! Comment celui qui ne trouve pas de quoi se nourrir ne sort pas en brandissant son épée ! ».

Au XIXème siècle, le socialisme, idéologie du prolétariat industriel occidental, formula l’opposition entre groupes sociaux en termes de lutte des classes dans une perception essentiellement bipolaire. Cette idéologie fut principalement formulée par Karl Marx et Friedrich Engels. Dans leur optique, le monde était divisé entre d’un côté les prolétaires et de l’autre les capitalistes et tous les autres groupes sociaux étaient voués à se dissoudre dans ces deux entités (2). Les paysans, les artisans ou les petits-bourgeois devaient se prolétariser alors que les propriétaires fonciers avaient vocation à être absorbés par la classe capitaliste. Dans ce processus de bipolarisation, seul un groupe constitué de pauvres urbains vivant de revenus variables que Marx appela avec une pointe de mépris lumpenprolétariat – littéralement « prolétariat en haillons » c’est-à-dire une classe vivant en dessous du prolétariat industriel occidental -, n’entrait pas dans cette grille de lecture de la polarisation de la société en deux classes antagonistes.

Marx et Engels face au lumpenprolétariat et aux peuples dominés

Marx dépeignait le lumpenprolétariat comme une « pépinière de voleurs et de criminels de toute espèce, vivant des déchets de la société » (3). A l’instar de l’auteur du Capital, la bourgeoisie considérait elle aussi ce groupe social comme une « classe dangereuse » porteuse de nombreux maux sociaux et politiques. Marx décrivait le lumpenprolétariat comme la surpopulation relative produite par le capitalisme qui entretenait par sa simple présence la concurrence entre les ouvriers. En conséquence, le lumpenprolétariat n’était, ni plus ni moins, que l’« armée de réserve du capital ».

En raison de cette hostilité, Marx n’a pas véritablement porté d’attention à la composition raciale du lumpenprolétariat qui n’était pas indéterminée. Le recrutement des membres du lumpenprolétariat se faisait selon un schéma ethnoculturel précis puisqu’il se composait essentiellement d’émigrants chassés par la misère, originaires des zones rurales des nations industrielles ou de nations périphériques pourvoyeuses de main-d’œuvre. Certes, Marx et Engels avaient remarqué l’importance des immigrés irlandais dans le lumpenprolétariat d’Angleterre mais ils n’en n’avaient pas mesuré l’importance théorique et stratégique dans la dynamique révolutionnaire. L’auteur du Capital écrivait que « les immigrants irlandais menacent le salaire et la situation matérielle et morale de la classe ouvrière anglaise. Le résultat, c’est que tous les centres industriels et commerciaux anglais ont maintenant une classe ouvrière scindée en deux. L’ouvrier anglais hait l’ouvrier irlandais comme un concurrent qui déprime les salaires et le standard de vie. Il ressent pour lui des antipathies nationales et religieuses. […] L’ouvrier anglais se sent membre d’une nation dominatrice et devient de ce fait l’instrument de ses aristocrates et capitalistes contre l’Irlande et consolide leur emprise sur lui-même » (4).

La vision dépréciative du lumpenprolétariat irlandais de Marx avait été certainement influencée par Engels qui portait sur lui à la fois le regard dominant du prolétariat anglais sur une classe sociale vivant au-dessous de lui-même et de l’impérialisme sur un peuple dominé : « Les pires quartiers de toutes les grandes villes sont peuplés d'Irlandais; partout où un quartier se signale particulièrement par sa saleté et son délabrement, on peut s'attendre à apercevoir en majorité ces visages celtiques qui, au premier coup d’œil se distinguent des physionomies saxonnes des indigènes. […] Ils ont importé en outre l'alcoolisme et la saleté. […] Le caractère méridional, frivole de l'Irlandais, sa grossièreté qui le place à un niveau à peine supérieur à celui du sauvage, son mépris de tous les plaisirs plus humains, qu'il est incapable de goûter en raison même de sa grossièreté, sa saleté et sa pauvreté, autant de raisons qui favorisent l'alcoolisme ». Il ajoutait : « C'est contre un concurrent de ce genre que doit lutter le travailleur anglais, contre un concurrent occupant le barreau de l'échelle le plus bas qui puisse exister dans un pays civilisé et qui, précisément pour cette raison, se contente d'un salaire inférieur à celui de n'importe quel autre travailleur ». Engels concluait : « On ne s'étonnera pas que dans l'existence de toute la classe ouvrière, dans ses mœurs, son niveau intellectuel et moral, ses caractères généraux, se retrouve une bonne part de ce qui fait le fond de la nature de l'Irlandais, et l'on concevra que la situation révoltante des travailleurs anglais, résultat de l'industrie moderne et de ses conséquences immédiates, ait pu être encore avilie » (5). 

Cette prise en compte de l’origine et de la composition du lumpenprolétariat aurait pu poser de nouvelles perspectives théoriques et politiques. Déterminés par les rapports sociaux à l’œuvre dans la société au sein de laquelle ils vivaient, Marx et Engels ne pouvaient pas renverser leur problématique des rapports entre le lumpenprolétariat immigré et le prolétariat national pour se poser la question de savoir si ce dernier n’était pas utilisé contre les migrants fuyant la misère qui se retrouvaient sans emploi et qui tombaient dans le lumpenprolétariat. Dans sa situation sociale, le prolétariat n’avait-il pas un intérêt relatif à défendre un ordre social le plaçant au-dessus du lumpenprolétariat ? Cette question aurait obligé Marx et Engels à repenser l’ensemble de leur théorie et singulièrement la place du lumpenprolétariat dans le processus révolutionnaire en prenant en compte les facteurs ethnoculturels qu’ils ne percevaient pas véritablement ou qu’ils dépréciaient.

Cette façon d’aborder la question du lumpenprolétariat dans les pays capitalistes occidentaux eut sa contrepartie sur la scène internationale. Le regard que portaient Marx et Engels sur les nations non-occidentales, était marqué par l’idéologie occidentalocentriste (6) hégémonique dans le monde européen du XIXème siècle. Leur perception du colonialisme était profondément marquée par cette idéologie occidentalocentriste. En janvier 1848, Friedrich Engels écrivait à propos de la conquête de l’Algérie par les armées françaises : « C'est très heureux que ce chef arabe [Abd el-Kader] ait été capturé. La lutte des bédouins était sans espoir et bien que la manière brutale avec laquelle les soldats comme Bugeaud ont mené la guerre soit très blâmable, la conquête de l'Algérie est un fait important et heureux pour le progrès de la civilisation […]. Et la conquête de l'Algérie a déjà obligé les beys de Tunis et Tripoli et même l'empereur du Maroc à prendre la route de la civilisation. […] le bourgeois moderne avec sa civilisation, son industrie, son ordre, ses « lumières » relatives, est préférable au seigneur féodal ou au voleur maraudeur, et à la société barbare à laquelle ils appartiennent » (7). A la même époque, dans différents articles, Engels prit parti en faveur des États-Unis dans la guerre qui les opposaient au Mexique en 1847 car cela marquait l’expansion de la « civilisation capitaliste avancée » (8).

De même, en 1853, Marx développait l’idée qu’en détruisant l’Asie, l’Angleterre y rendait possible une véritable révolution sociale. Certes Marx critiquait la violence de la conquête britannique mais « la question » n’était pas «  » car elle résidait dans le fait que l’Angleterre était un « instrument inconscient de l’histoire » devant conduire à la « révolution ». Il expliquait que l’Angleterre avait « une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondations matérielles de la société occidentale en Asie » (9). 

Cette posture se retrouvait dans l’attitude que Marx et Engels développèrent vis-à-vis des peuples dominés en Occident même si elle était plus nuancée que celle développée vis-à-vis de l’Inde ou de l’Algérie. En 1882, Engels affirmait qu’une indépendance complète de l’Irlande était, « en aucun cas, désirable, compte tenu de la situation géographique » (10) de l’île.

Leur vision de lumpenprolétariat et des peuples dominés dépendait largement de l’idéologie dominante en Occident. Malgré cela, la question demeurait de savoir comment des « penseurs d’opposition », comme Marx et Engels, pouvaient se rallier aux idées dominantes tant sur la question du lumpenprolétariat, défini comme une « classe dangereuse », que sur celles des peuples dominés et colonisés ?

Cela pouvait s’expliquer, en partie, par une vision unilinéaire de l’histoire déterminée par la « mythologie du progrès ». Pour Marx et Engels, le développement, l’extension et la généralisation de la civilisation capitaliste occidentale était une étape nécessaire pour permettre de poser les bases matérielles d’un passage à un « socialisme universel » occidentalocentriste. En tant qu’étape, il fallait accepter le capitalisme car il permettait la création et la généralisation du prolétariat comme classe révolutionnaire devant renverser la civilisation capitaliste car celle-ci portait en elle ses propres contradictions. Si la « mythologie du progrès » servait à asseoir la domination du mouvement socialiste occidental au nom de l’idée qu’il incarnait l'aboutissement de la tendance inéluctable du développement historique, elle postulait aussi que le « salut » de l’humanité pouvait uniquement naître de la civilisation capitaliste occidentale. Marx et Engels légitimaient le capitalisme occidental en tant qu’étape nécessaire du développement historique. En Inde ou en Algérie, l’Angleterre et la France devenaient les « agents inconscients » d’un développement historique devant nécessairement passer par l’étape capitaliste; étape elle-même portée par la colonisation qui finalement jouait un rôle « positif ». La « mythologie du progrès » transformait l’oppression coloniale en problématique de second ordre car nécessaire à l’« évolution » de l’humanité (11).

Proposant une autre explication des positions défendues par Marx et Engels, Edward Saïd répondait en mettant en avant la position hégémonique dans laquelle se trouvait les idées occidentalocentristes dans le monde européen de l’époque : « Ces idées [les idées occidentalocentristes] sont pratiquement incontestées depuis la Renaissance, et, même s’il est déplaisant pour nous de constater que des catégories sociales longtemps considérées comme progressistes étaient sur l’empire uniformément rétrogrades, nous ne devons pas craindre de le dire. Les écrivains et les artistes avancés, la classe ouvrière et les femmes – catégories marginales en Occident – ont manifesté une ferveur impérialiste dont l’intensité et l’enthousiasme délirant se sont accrus quand la rivalité des puissances s’est faite plus brutale et leur entreprise de domination plus absurde (parfois, elle n’était même pas rentable). L’eurocentrisme a pénétré jusqu’au cœur du mouvement ouvrier, du féminisme, de l’avant-garde artistique, n’épargnant aucune de leurs personnalités marquantes » (12).

Toutefois, si la réponse à cette question doit être mise en relation avec la foi en la « mythologie du progrès » ou avec l’hégémonie culturelle de l’idéologie occidentalocentriste en Occident, elle doit aussi être mise en rapport avec les intérêts de la classe – le prolétariat occidental - dont Marx et Engels se voulaient les théoriciens. Car si pour les socialistes du XIXème siècle le prolétariat apparaissait comme la classe opprimée par excellence, il pouvait aussi être perçu comme une classe opprimante, ou au moins comme constituant une fraction dominée à l’intérieur du bloc historique dominant, par les membres du lumpenprolétariat et des peuples dominés. Le prolétariat était mieux payé et, socialement, plus stable que le lumpenprolétariat et par conséquent il n’avait pas vocation à jouer un rôle positif dans son émancipation.

Au niveau international, l’opposition de classes prenait une configuration particulière dans le cadre de la lutte entre des nations impérialistes et des nations dominées ou entre des nations opprimantes et des nations opprimées. Dans cette opposition centre – périphérie, le prolétariat des pays impérialistes occidentaux apparaissait comme partie prenante de la domination des nations des Trois Continents. La classe ouvrière des pays impérialistes bénéficiait de la redistribution, sous forme de « droits sociaux », de la plus-value prélevée sur les peuples des Trois Continents. Cette redistribution d’une partie de la plus-value prélevée permettait aux capitalistes occidentaux d’assurer une « paix sociale » relative dans leur pays, en concédant certains avantages au prolétariat occidental. Par ce processus de « corruption » du prolétariat occidental se créait ce que Lénine appelait une « aristocratie ouvrière », dont les membres étaient « entièrement petits-bourgeois par leur mode de vie, par leurs salaires, par toute leur conception du monde » (13).

Les intuitions de Lénine et les contradictions de l’Internationale Communiste

Issu d’une nation colonialiste, la Russie, elle-même objet de luttes entre intérêts impérialistes concurrents, Lénine était plus à même de comprendre les contradictions inhérentes à la position sociale du prolétariat occidental – classe exploitée par les capitalistes occidentaux bénéficiant d’avantages relatifs par rapport au lumpenprolétariat et aux peuples dominés des Trois Continents. Ainsi, le révolutionnaire russe accordait plus d’importance que Marx et Engels, aux contradictions internes aux groupes sociaux dominés des sociétés capitalistes occidentales.

Lénine remarquait l’importance de l’immigration, et donc des hiérarchies raciales, dans la structure de classe des sociétés capitalistes occidentales : « Parmi les caractéristiques de l’impérialisme […], il faut mentionner la diminution de l’émigration en provenance des pays impérialistes et l’accroissement de l’immigration, vers ces pays, d’ouvriers venus des pays plus arriérés, où les salaires sont plus bas » (14). Prenant des exemples concrets, il ajoutait : « En France, les travailleurs de l’industrie minière sont « en grande partie » des étrangers : Polonais, Italiens, Espagnols. Aux États-Unis, les immigrants de l’Europe orientale et méridionale occupent les emplois les plus mal payés, tandis que les ouvriers américains fournissent la proportion la plus forte de contremaîtres et d’ouvriers exécutant les travaux les mieux rétribués ». Lénine concluait son propos en affirmant : « l’impérialisme tend à créer, également parmi les ouvriers, des catégories privilégiées et à les détacher de la grande masse du prolétariat » (15).

Si Lénine dressait le constat de l’importance de l’immigration, et donc des minorités ethnoculturelles, dans la structure sociale des sociétés capitalistes occidentales, il ne proposait pas une refondation théorique et stratégique du mouvement ouvrier européen capable de prendre en compte ces réalités sociales. Les ouvriers les plus exploités étaient identifiés comme des immigrés et les nationaux comme l’« aristocratie ouvrière » mais cela ne l’amenait pas à poser la question des rapports entre lutte des classes et réalité des structures de domination raciale.

Au niveau international, cette question ne fut posée qu’à l’issue de la guerre 1914-1918, alors que les peuples colonisés et dominés, véritables lumpenprolétariat à l’échelle mondiale, reprenaient l’initiative historique en liaison, et en confrontation, avec une solidarité prolétarienne qui, jusque là, feignait d’ignorer le problème de la libération nationale des peuples des Trois Continents. Les débats se développèrent au sein de l’Internationale Communiste où deux camps s’opposèrent nettement : celui des marxistes occidentaux et celui des marxistes des pays colonisés ou dépendants. Les premiers, sous prétexte de faire tomber les barrières nationales, raciales et géographiques, essayaient d'effacer la ligne de démarcation conflictuelle entre les nations opprimées et les nations impérialistes au profit d’une conception d’une lutte des classes déterritorialisée. A propos de cette opposition, Anouar Abdel-Malek parlait d’une « véritable lutte idéologique » entre « les marxistes européocentriques et les marxistes nationalitaires (« nationalistes ») des pays sous-développés » (16).

Alors que certains marxistes occidentaux niaient ou minoraient l’importance des luttes de libération des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique du Sud contre l'impérialisme occidental, les représentants des peuples du Sud cherchèrent à faire valoir leurs points de vue. Les débats permirent de faire adopter par l’Internationale Communiste, lors de son deuxième Congrès de juillet 1920, certaines orientations prenant en compte la question de l’indépendance des nations des Trois Continents. Le préambule aux statuts de l’Internationale Communiste proclamait qu’il fallait « rompre pour tout jamais avec la tradition de la IIème Internationale pour laquelle n'existaient en fait que les peuples de race blanche » (17). La huitième des vingt et une Conditions d'admission des Partis dans l'Internationale Communiste postulait que « dans la question des colonies et des nationalités opprimées, les Partis des pays dont la bourgeoisie possède des colonies ou opprime des nations » devaient « dévoiler impitoyablement les prouesses de « ses » impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies, d'exiger l'expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur des travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées et d'entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux » (18).

Exposées dans les Thèses et additions sur les questions nationales et coloniales (19), les nouvelles orientations validaient les concepts de nations opprimées et de nations impérialistes et la nécessité pour le mouvement communiste de collaborer avec les mouvements « nationaux-révolutionnaires » des pays du Sud. L’Internationale Communiste reconnaissait l’importance des luttes de libération nationale des peuples dominés dans la lutte des classes à l’échelle internationale. Malgré ces évolutions, nombre de représentants des pays du Sud pensaient que les dirigeants communistes occidentaux ne répondaient pas aux attentes des peuples des Trois Continents. Dans une perspective de libération nationale, l’Indonésien Tan Malakka appelait l’Internationale Communiste à s’unir au mouvement de renouveau islamique anti-impérialiste (20). L’Indien Manabendra Nath Roy faisait dépendre la révolution en Occident de la libération des peuples du Sud car la « paix sociale » en Europe dépendait économiquement de la plus-value que les classes dirigeantes du « vieux continent » extorquaient à leurs colonies pour la redistribuer sous forme de prestations sociales aux classes laborieuses européennes. Pour Roy, tant que perdurerait cette redistribution, le processus révolutionnaire se trouverait bloqué en Europe. Ces thèses mettant les peuples des Trois Continents au cœur du processus révolutionnaire mondial n’étant pas prise en compte par le Kominterm, Manabendra Nath Roy et Tan Malakka quittèrent le mouvement communiste après avoir cherché à faire valoir en son sein leurs stratégies accordant la primauté aux luttes de libération nationale des peuples colonisés et dépendants.

Même solidaires des peuples du Sud, les marxistes occidentaux restaient profondément marqués par des conceptions occidentalocentristes du monde. La révolution prolétarienne devait transformer le mode de production capitaliste en mode de production socialiste, sans véritablement remettre en cause l’hégémonie occidentale - les peuples des Trois Continents devant se fondre dans le modèle soviétique. Les mots d’ordre de libération nationale ne signifiaient pas le recouvrement de leur identité, de leur personnalité historique spécifique, mais un alignement sur un modèle occidental alternatif – le modèle communiste soviétique. La dynamique de renaissance nationale-culturelle, inhérente aux mouvements de libération des peuples dominés, n’était pas véritablement prise en compte car les marxistes occidentaux niaient, minoraient ou jugeaient négativement certains éléments des résistances propres aux sociétés colonisées. Dans ce cadre, les peuples des Trois Continents ne pouvaient pas reconquérir leur capacité d’initiative historique. Ils devaient éluder les éléments leur permettant de mener une révolution spécifique déterminée par des objectifs propres à leur condition de peuples dominés et colonisés possédant une identité singulière.

En Union Soviétique, l’élimination de Sultan Galiev et le maintient des peuples non-russes sous domination russe au sein de l’Empire soviétique montraient toutes les ambivalences du mouvement communiste dans les relations entretenues entre marxistes occidentaux et peuples non-occidentaux. Pour les révolutionnaires russes, la libération nationale des peuples colonisés restait avant tout une valeur d’exportation servant à déstabiliser les nations occidentales adverses mais ne devait en aucun cas remettre en cause l’hégémonie russe sur les territoires conquis par les Tsars. En 1916, Lénine, après avoir affirmé que « la reconnaissance du droit de libre séparation » était « absolument obligatoire » (21), n’avait-il pas affirmé à propos de la libération nationale des peuples non-russes de l’Empire des Tsars que « le droit au divorce n’implique pas l’obligation de divorcer » (22) ? Comme l’écrivait Kostas Papaioannou, « la révolution russe a été aussi une révolution essentiellement nationale pour les différentes ethnies et nations que le tsarisme gardait enfermées dans sa « prison des peuples » » (23). En novembre 1917 alors que les peuples d’Asie Centrale et du Caucase s’étaient défaits ou étaient en voie de se défaire du joug russe, Lénine avait proclamé le droit à l’autodétermination et à la sécession des peuples vivant sous domination russe. Dès 1920-1921 ce droit était devenu un « chiffon de papier », pour reprendre l’expression du leader bolchevik. Dressant le bilan de cette politique, Kostas Papaioannou affirmait que « le nouveau pouvoir [communiste] s’est appliqué à reconstituer l’ancien empire colonial du tsarisme » (24).

En dehors de l’Union Soviétique, la question des rapports entre le mouvement ouvrier occidental et les peuples des Trois Continents fut posée avec une acuité particulière en France où le développement de l’immigration maghrébine après la guerre 1914-1918 créait un lien concret entre la question coloniale et celle du lumpenprolétariat puisque les immigrés maghrébins colonisés étaient majoritairement des sous-prolétaires de par leur statut social et racial. Avec la fondation de l'Étoile Nord Africaine au milieu des années 1920 à Paris, la question des relations entre lutte des classes et dissidences raciales se posa sur un plan à la fois pratique et théorique dans les relations entretenues par l’organisation nationaliste révolutionnaire maghrébine avec le Parti Communiste Français.

A suivre, partie 2/2


Notes de lecture :

(1) Abel l’éleveur représentant la liberté et Caïn le cultivateur la propriété privée, l’oppression. Leur affrontement peut symboliser l’opposition immémoriale entre la liberté et l’oppression.
(2) Georg Lukacs qualifie cette construction de Marx d’« abstraction méthodologique » car le théoricien révolutionnaire opposait capitaliste et prolétaire comme point de départ de son étude dans le Capital. Sur ce problème méthodologique cf. Lukacs Georg, « Qu’est ce que le marxisme orthodoxe ? », in. Histoire et conscience de classe, Paris, Ed. de Minuit, 2007, pages 17-45.
(3) Marx Karl, Les luttes de classes en France, Paris, Ed. Sociales, 1970, page 48.
(4) Papaioannou Kostas, Marx et les marxistes, Paris, Ed. Gallimard, 2001, pages 237-238.
(5) Engels Friedrich, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, 1845, Marxists.org
(6) Nous parlons d’occidentalocentrisme plutôt que d’européo-centrisme, suivant en cela Anouar Abdel-Malek qui affirmait : « L’Occident - l’Occident non la seule Europe – est toujours, et pour longtemps restera, le pôle de l’accumulation convergente des principaux moyens et instruments de l’hégémonie en tous domaines, de l’énergie nucléaire à l’idéologie ». in. La dialectique sociale, Ed Seuil, Paris, 1972, page 31.
(7) Engels Friedrich, Northern Star, 22 janvier 1848.
(8) Abdel-Malek Anouar, La dialectique sociale, op. cit., page 295.
(9) Saïd Edward, L’orientalisme, L’orient créé par l’Occident, Paris, Ed. Seuil, page 179.
(10) Marx Karl, Engels Friedrich, Sur le Colonialisme, Moscou, Ed. Langues Etrangères, page 260.
(11) Sur la notion de « progrès » Cf. Lasch Christopher, Le seul et vrai paradis, Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Paris, Ed. Flammarion, 2006 – Wallerstein Immanuel, Le capitalisme historique, Paris, Ed. La Découverte, 2002, pages 95-103.
(12) Saïd Edward, Culture et impérialisme, Paris, Ed. Fayard, 2000, pages 316-317.
(13) Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme, Moscou, Ed. du Progrès, 1969, page 12.
(14) Ibid., page 137.
(15) Ibid., page 138.
(16) Abdel-Malek Anouar, La dialectique sociale, op. cit., page 36
(17) « Statut de l’Internationale Communiste », Juillet 1920, Marxists.org
(18) « Conditions d'admission des Partis dans l'Internationale Communiste », Juillet 1920, Marxists.org
(19) « Thèses et additions sur les questions nationales et coloniales », Juillet 1920, Marxists.org
(20) Tan Malakka, « Intervention au IVe congrès de l'Internationale Communiste », novembre 1922, Marxists.org
(21) Papaioannou Kostas, Marx et les marxistes, op. cit., page 343.
(22) Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », 1916 ; in Œuvres, Moscou-Paris, Ed. du Progrès, Vol. XXII.
(23) Papaioannou Kostas, Marx et les marxistes, op. cit., page 342.
(24) Ibid.


Lutte des classes et dissidences raciales (2/2)

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