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ISM France - Archives 2001-2021

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France -

Lutte des classes et dissidences raciales (2/2)

Par

La Gauche française face au lumpenprolétariat maghrébin

Dans ses premières années d’existence, l'Étoile Nord Africaine eut des liens étroits avec le PCF qui, suivant les orientations de l’Internationale Communiste, soutenait les mouvements nationalistes révolutionnaires des peuples colonisés par la France. Cependant, des tensions apparurent rapidement entre les deux organisations. Les communistes français souhaitaient subsumer la lutte des nationalistes maghrébins aux intérêts du prolétariat français et du PCF alors que l'Étoile Nord Africaine voulait préserver son autonomie tant sur le plan de ses fondements politiques, idéologiques et culturels que sur le plan stratégique.

Lutte des classes et dissidences raciales (2/2)

Le 11 décembre 1960, les Algériens organisèrent une manifestation pacifique pour réaffirmer le principe de l'autodétermination du peuple algérien contre la politique du Général De Gaulle visant à maintenir l'Algérie comme étant une partie de la France dans le cadre de l'idée de l'Algérie algérienne d'une part et contre la position des colons français qui cultivaient le rêve de l'Algérie française
Selon Mohammed Harbi, la volonté d’autonomie des militants maghrébins s’affirma sur deux questions fondamentales. Premièrement, ils refusaient d’être considérés uniquement comme des instruments d’un appareil qu’ils ne contrôlaient pas car cela créait, malgré les positions anti-colonialistes affichées, une nouvelle forme de dépendance entre un appareil décisionnaire européen et des militants maghrébins. Deuxièmement, ils n’acceptaient pas le mépris affiché par les communistes français vis-à-vis du Maghreb et de l’islam (25). Cela reflétait les sentiments de supériorité de l’« aristocratie ouvrière » française vis-à-vis de la sous-classe des immigrés maghrébins et ceux de l’impérialisme vis-à-vis des peuples qu’il dominait. Surdéterminé par l’idéologie occidentalocentriste, le mouvement ouvrier occidental s’arrogeait la mission de diriger et d’éduquer les travailleurs colonisés.

Contre les nationalistes révolutionnaires maghrébins, les communistes français affirmaient qu’il y avait parmi eux des membres des classes « dominantes » maghrébines. Ces derniers exploitaient les sentiments nationalistes et religieux de leurs compatriotes pour défendre leurs propres intérêts. Les mots d’ordre du PCF voulaient s’adresser, indistinctement et sans réellement prendre en compte leurs positions sociales différentes, aux prolétaires français et aux immigrés maghrébins colonisés alors que leur situation sociohistorique était nettement distincte. Encourager les Maghrébins à défendre uniquement les positions de « classe » du prolétariat français, en feignant d’ignorer le problème national, apparaissait comme un mécanisme d’oppression aux yeux des militants nationalistes révolutionnaires de l'Étoile Nord Africaine. L’argumentation des communistes français cachait difficilement la volonté des dirigeants du mouvement ouvrier français de maintenir la domination française sur une nation opprimée. En réalité, les positions du PCF médiatisaient en premier lieu l’idéologie de la classe ouvrière française dont les réflexes étaient plus ou moins conditionnés par les idées occidentalocentristes hégémoniques. Elles correspondaient aussi aux intérêts matériels du prolétariat occidental bénéficiant d’avantages sociaux relatifs qui dépendaient, en partie, de la plus-value arrachée par les dirigeants français aux peuples colonisés ; plus-value arrachée qui servait à assurer une forme de pacification des rapports sociaux en France. Afin de se libérer de la domination coloniale et du paternalisme du mouvement ouvrier français, les militants nationalistes maghrébins s’appuyèrent sur leur identité civilisationnelle propre : leurs spécificités culturelles arabo-islamiques.

Après les premiers conflits avec le PCF qui apparurent dés la fin des années 1920, les militants nationalistes maghrébins, comprenant pleinement les mécanismes de domination à l’œuvre, répondirent en cherchant à développer des stratégies indépendantes du mouvement ouvrier français. A la dissolution de l’identité spécifique que représentait l’alignement sur la gauche française, les nationalistes révolutionnaires maghrébins répondaient par la préservation de leur autonomie politique, idéologique et culturelle fondée sur la spécificité arabo-islamique. Voulant préserver son indépendance, l'Étoile Nord Africaine entra en conflit avec la gauche française et fut dissoute par le gouvernement du Front Populaire le 26 janvier 1937. Expliquant cette dissolution, le secrétaire général de l'Étoile Nord Africaine, Amar Imache affirmait qu’en matière coloniale, le Front Populaire « n’est qu’un mot comme les autres ; il a refusé d’accorder des libertés aux Rifains, et il a toléré la conquête de l'Éthiopie. C’est le Front Populaire qui a dissout notre organisation et applique le bâillon. C’est dans l’ordre et la logique, car c’est toujours la bourgeoisie impérialiste qui gouverne, elle s’appelle la gauche ou la droite » (26). Les positions coloniales des Fronts Populaires français et espagnol étaient, sur la question de la libération nationale des peuples colonisés et sur celle du lumpenprolétariat issue de ces peuples, des positions colonialistes et oppressives montrant l’appartenance de l’« aristocratie ouvrière » occidentale au bloc historique colonial.

De par cette appartenance au bloc historique colonial, les ouvriers occidentaux, par le truchement de leurs organes politiques et syndicaux, participaient à l’oppression des peuples colonisés et du prolétariat ethnique vivant au sein des « métropoles ». Cette appartenance au bloc historique colonial se manifesta de la manière la plus brutale par le soutien de la SFIO et du PCF à la répression qui frappa le nord-constantinois en mai 1945 puis par le vote des « pouvoirs spéciaux » généralisant le recours à la torture, par le gouvernement du socialiste Guy Mollet, avec le soutien du PCF, en mars 1956, pour réprimer la Révolution algérienne.

Cette politique favorable à la répression de la Révolution algérienne fut aussi appliquée en France vis-à-vis de l’immigration algérienne. Un mois après les massacres du 17 octobre 1961, Omar Ouhadj, cadre de l’Amicale générale des travailleurs algériens (AGTA), branche syndicale de la fédération de France du FLN, expliquait à un journaliste français : « Nous avons évalué la solidarité des travailleurs et du peuple Français. Nous savons qu’elle n’existe pas en dehors des communiqués, des pétitions et des appels. Nous en prenons acte. Aux syndicats, aux partis, à la gauche politique française d’être mis le nez sur leur pourrissement […]. Voici leurs troupes : ces chauffeurs d’autobus qui ne descendent pas de leur cabine lorsqu’on transforme leur cabine en car de police ; les mêmes qui signalent aux policiers à Neuilly, par des appels phare-code, la présence d’Algériens dans leur autobus ; et des ouvriers de chez Renault qui voient retirer dans l’île Seguin un cadavre d’Algérien de la Seine, et qui regardent, et qui s’éloignent indifférents. Et il y a pire. […] Lorsque, un matin, deux, trois ou cinq Algériens manquent à la chaine, qui va voir un chef de département ? […] Personne ! […] Vous croyez que nous sommes étonnés ? Non. Cette passivité, ce racisme latent, cette indifférence n’est que la concrétisation politique de ce que nous vivons et subissons depuis des années » (27). 

Analysant cette situation conflictuelle au niveau global, Frantz Fanon écrivait en pleine Révolution algérienne : « Au cours des différentes guerres de libération nationale qui se sont succédées pendant ces vingt dernières années, il ne fut pas rare de constater une certaine nuance hostile, voire haineuse de l’ouvrier colonialiste à l’égard du colonisé. C’est que le recul de l’impérialisme et la reconversion des structures sous-développées spécifiques de l’état colonial s’accompagnent dans l’immédiat de crises économiques que les ouvriers du pays colonialiste sont les premiers à ressentir. Les capitalistes « métropolitains » se laissent arracher des avantages sociaux et des augmentations de salaires par leurs ouvriers dans l’exacte mesure où l'État colonialiste leur permet d’exploiter et de razzier les territoires occupés. Au moment critique où les peuples colonisés se jettent dans la lutte et exigent leur indépendance, il s’écoule une période difficile au cours de laquelle, paradoxalement, l’intérêt des ouvriers et des paysans « métropolitains » semble s’opposer à celui des peuples colonisés. Les méfaits de cette aliénation « inattendue » doivent être connus et énergiquement combattus » (28).

En dehors du contexte maghrébin et de la colonisation française, produisant une analyse relativement proche, Ernesto Guevara expliquait : « Il faudrait ici étudier la façon dont, dans les pays impérialistes, les ouvriers perdent leur conscience internationaliste sous l’influence d’une certaine complicité dans l’exploitation des pays dépendants et comment, de ce fait, dans leur propre pays, leur combativité s’en trouve affaiblie » (29).

Allant dans le même sens, l’intellectuel palestinien Mounir Chafiq poussait plus loin l’analyse de cette problématique. Il expliquait qu’en raison des intérêts matériels de leur base sociale, les mouvements ouvriers occidentaux étaient structurellement liés à l’impérialisme occidental. Pour cette raison, l’arrivée de ces mouvements au pouvoir en Occident ne sera pas en mesure de bouleverser les rapports de domination au niveau international car ils continueront à mener une politique impérialiste et colonialiste. De ce fait, si les mouvements ouvriers occidentaux « venaient un jour à gouverner, et changer la situation, ils ne pourront sauvegarder leurs avantages qu’en suivant la politique de leurs prédécesseurs c’est-à-dire « le pillage du tiers-monde », ce qui pousse la classe ouvrière dans ces pays là à suivre le même itinéraire, « celui du capitalisme », celui de la violence et de la domination du monde. Aujourd’hui comme par le passé, tout le prouve. Tout n’est qu’illusion : le prolétariat dans les pays industriels est loin d’être ce que l’on croit, le racisme vis-à-vis des gens de couleur et de tous les peuples du tiers-monde est la face cachée de ce qu’on a appelé la fraternité des prolétariats du monde. […] voyez comment les ouvriers traitent les ouvriers étrangers, avec mépris, et égoïsme en sollicitant leur expulsion. L’arrivée de la classe ouvrière au pouvoir dans ces pays là pourrait changer quelques aspects de la vie économique à l’intérieur mais il est certain que rien ne changera de part le monde » (30).

Les contradictions entre le mouvement ouvrier occidental et les mouvements de libération nationale des pays opprimés – contradictions qui étaient encore plus prégnantes entre le mouvement ouvrier occidental et les sous-prolétaires animant les mouvements nationalistes dans les « métropoles » - ne se soldèrent pas avec la reconquête des indépendances politiques, « formelles », des nations des Trois Continents. Pour les théoriciens de la dépendance, les avantages objectifs des ouvriers des pays du « centre » sur les peuples des pays dépendants ou de la périphérie, qui s’étaient accrus malgré les indépendances politiques, les menèrent à une conscience politique telle qu’ils se désintéressèrent de la solidarité internationale avec les peuples des nations des Trois Continents.

Ces avantages accrus des ouvriers des pays du centre étaient à mettre en rapport avec la « paupérisation absolue » du prolétariat, ou plus exactement du lumpenprolétariat des Trois Continents, à l’échelle mondiale. L’ouvrier du centre, occidental connaît actuellement des conditions sans doute meilleures que celles de son prédécesseur du XIXème siècle. L'évolution de sa situation sociale reste cependant minoritaire à l’échelle de l’économie-monde. Selon Immanuel Wallerstein, « pour la proportion grandissante des forces de travail mondiales qui vivent dans les zones rurales, ou migrent de ces dernières vers des bidonvilles urbains, la situation est bien pire que celle de leurs ancêtres d’il y a cinq cents ans. […] Cette même majorité travaille incontestablement plus, un plus grand nombre d’heures par jour, par an, ou sur la durée d’une vie. Et comme ils le font pour un revenu total inférieur, le taux d’exploitation s’est élevé vertigineusement » (31). Cette différence entre une paupérisation accrue du lumpenprolétariat des Trois Continents et les avantages relatifs des ouvriers occidentaux, qui dépendaient, en partie, de la redistribution de la plus-value accaparée dans les pays dépendants et rétribuée par les dirigeants des centres, est susceptible, au moins en partie, d’expliquer les prises de positions du mouvement ouvrier occidental sur la question des luttes de libération nationale des peuples dominés et des rapports entretenus avec l'immigration coloniale et postcoloniale.

Structures de domination postcoloniale

Cette analyse pourrait être étendue aux relations entre le prolétariat occidental et la sous-classe des travailleurs immigrés puisque la solidarité des premiers avec les seconds ne fut jamais évidente - comme le montre les propos d’Omar Ouhadj. Cette absence de solidarité entre le prolétariat occidental et la sous-classe des travailleurs non-occidentaux, le lumpenprolétariat ethnique, se manifesta particulièrement au cours des « restructurations » des grandes entreprises industrielles, notamment automobiles, en France dans les années 1970-1980. Les licenciements massifs touchaient prioritairement les OS immigrés alors que les contremaîtres et les chefs d’ateliers européens, occupant les postes de direction dans les organisations syndicales, étaient moins victimes des licenciements ou pouvaient être reclassés après l’introduction d’innovations techniques sur les chaînes de montage (32). Les hiérarchies au sein de l’entreprise recoupaient les hiérarchies sociales et raciales globales qui posaient la question de la double oppression, de classe et de race.

Face à la domination structurelle et contre l’hégémonie exercée par le prolétariat français et ses organisations, notamment le PCF et la CGT, la sous-classe ethnique s’auto-organisa et s'autonomisa politiquement, avec la fondation d’organisations comme le Mouvement des Travailleurs Arabes [MTA]. Comme l'Étoile Nord Africaine dans les années 1920, ces organisations, posaient la nécessité de l’auto-organisation pour lutter contre les dominations spécifiques dont étaient victimes les travailleurs immigrés. Cependant, ils n'axaient plus leur combat politique dans le sens de l’indépendance de leurs pays étant donné que ceux-ci étaient désormais indépendants, au moins formellement. L’auto-organisation était pensée dans le cadre des luttes spécifiques de la sous-classe ethnique des immigrés, privés de droits politiques, même si la solidarité internationale, notamment le soutien à la résistance du peuple palestinien et arabe, occupait une place déterminante dans ces mobilisations.

A partir des années 1980, les questions politiques portées par les mouvements nés dans l’immigration prirent une importance particulière dans la vie sociale et politique française, en se posant dans un espace social spécifique, celui des banlieues. Dans cet espace, qui doit être considéré autant dans son sens géographique de périphérie des centres urbains que comme un espace de relégation sociale d’un groupe marginalisé, des millions d’individus vivaient dans des conditions sociales singulières les opposant par leur mode de vie, leurs intérêts matériels et leurs cultures, aux autres groupes sociaux existants. L’oppression vécue et les intérêts communs transformèrent les habitants des banlieues en groupe social spécifique même s’il n’était pas encore un groupe social pour lui-même c’est-à-dire ayant pleinement conscience de sa force sociale. Depuis les années 1980, cette contradiction n’a cessé de se définir plus nettement et de s’approfondir.

Les questions portées par les mouvements nés dans l’immigration prirent une ampleur considérable du fait de l’importance numérique de l’immigration postcoloniale qui a profondément bouleversé la culture, politique et sociale, des classes populaires vivant dans l’hexagone, spécifiquement dans les banlieues où elle est massivement présente. Cela fit émerger de manière de plus en plus prégnante les questions complexes des rapports entre domination de classe et de race et les réflexions sur l'autonomie et l’auto-organisation comme instrument de lutte contre ces dominations. Le principe voulant que l’émancipation d’un groupe social ne puisse être uniquement l’œuvre de l’action menée par ce groupe, prit une dimension nouvelle dans le cadre de ces luttes qui n’étaient pas uniquement et strictement des luttes de classes. La défense de ce principe - chèrement défendu par les mouvements de banlieue non pas par « dogmatisme » mais par nécessité pratique - participa à la formation de l’identité collective de ce groupe social puisque, comme tout groupe, il s’est aussi construit et défini en opposition et en interaction avec les autres groupes sociaux existants.

Marx et Engels écrivaient que « les individus isolés ne forment une classe que pour autant qu’ils doivent mener une lutte commune contre une autre classe » (33) car dans la lutte, la multitude se réunissant se transforme en un groupe social actif clairement défini. Les rapports entre groupes sociaux, leurs oppositions politiques, sont des éléments déterminants de la constitution de la ’assabiyya – l’esprit de corps - des groupes sociaux. La situation sociale d’un groupe ne produit pas immédiatement une conscience politique effective. Les groupes sociaux se constituent et se définissent en interaction les uns avec les autres, dans les luttes les opposant pour le partage du surplus économique et du pouvoir politique et symbolique. Les confrontations répétées avec les organisations de gauche et d’extrême gauche, représentant les intérêts des couches subalternes du groupe ethnoculturel dominant, participèrent à délimiter les frontières politiques de ce groupe social. Celui-ci ne pouvait pas se définir comme une fraction du prolétariat occidental avec lequel il entretenait historiquement des rapports conflictuels du fait des hiérarchies raciales à l’œuvre et du système socio-économique structurant la société qui les sous-tendaient.

Ces rapports conflictuels, et la volonté d’étouffer toute expression politique autonome, ont renforcé l’identité collective et la ’assabiyya du groupe ethnoculturel minoritaire des banlieues qui sont devenues l’un des lieux principaux de remise en cause de l’ordre social en France. Dénonciations des oppressions sociales et raciales, réflexions sur l’autonomie et l'auto-organisation politique ou sur la ségrégation urbaine, les banlieues, contrairement à un discours dominant, ont été des lieux de luttes, de réflexions et d’innovations politiques majeures ces trente dernières années. Dans ces mobilisations, la lutte contre la domination raciale structurelle a joué un rôle central. Le racisme institutionnel étant l’« un des piliers les plus solides du capitalisme historique » (34), la lutte contre la domination raciale structurelle dépassait le cadre spécifique d’une organisation partisane déterminée car l’immigration, en tant que sous classe ethnique, joue depuis longtemps un rôle central dans le fonctionnement des sociétés capitalistes occidentales.

La lutte contre la domination raciale structurelle s’est faite, notamment, par l’affirmation d’identités culturelles propres, même si ces identités ont été définies selon des modalités différentes, en fonction des moments, des lieux ou/et des organisations partisanes. L’arabité, l’africanité, l’islamité ou encore l’identité urbaine s’opposèrent et s’entremêlèrent pour développer une identité spécifique à un groupe ethnoculturel minoritaire dominé et à son espace géographique d’affirmation – la banlieue. Dans cette perspective, la réappropriation culturelle est une étape indispensable permettant d’aboutir à une véritable autonomie politique, idéologique et culturelle.

Un mouvement autonome authentique comporte certaines formes de spécificités car il vise à la différentiation du groupe social qu’il représente en tant que personnalité collective distincte par rapport aux autres groupes. Dans cette perspective, les questions culturelles et identitaires occupent une place centrale dans la fondation et le renforcement de la ’assabiyya du groupe ethnoculturel minoritaire des banlieues. Les divers éléments, développés par différentes structures associatives ou par des groupes plus ou moins informels, mirent en avant des aspects culturels – langues, « traditions » nationales et/ou civilisationnelles, religions, etc. - permettant aux banlieues de s’affirmer comme entité spécifique autonome. Sans cette affirmation, le groupe social se serait fondu dans l’identité hégémonique - souhait ultime des dominants qui veulent dissoudre l’identité des dominés par leur intégration–assimilation. Contre la domination concrète, la spécificité est directement opérationnelle, c’est-à-dire vécue comme une pratique de survie collective, car ressortant de la volonté d’autonomie et de préservation d’une capacité d’initiative historique. Dans cette perspective, l’oppresseur est contesté au nom des identités, des histoires, et des cultures singulières des dominés. Les affirmations identitaires, les dissidences raciales, constituent des éléments de résistance face aux dominations de classe et de race puisqu’elles sont une affirmation spécifique d’un groupe social dominé s’opposant aux autres groupes sociaux dominants.

Ce problème de l’affirmation identitaire part de la domination culturelle quotidiennement vécue : faire face à la domination raciale structurelle et affirmer l’identité islamique, africaine ou/et arabe, non par simple réaction, mais par une action volontaire et libre se basant sur une histoire, une culture et une civilisation spécifique. Cette affirmation est une action volontaire reposant sur une expérience historique propre, celle par exemple de la civilisation arabo-islamique. L’action volontaire ressuscite positivement un Moi spécifique musulman tout en relativisant l’Autre occidental dominant qui voit sa domination démystifiée ne serait-ce que sur le plan symbolique. Par l’affirmation de sa spécificité comme volonté collective, le groupe social exprime sa différence posée comme absolue. L’affirmation identitaire spécifique permet de remettre en cause les prétentions universalistes du dominant occidental.

Pour s’émanciper des dominants, les habitants des banlieues ont dû se distancier, se poser comme des êtres authentiques autres, se définissant à partir d’une histoire singulière, d’un héritage culturel spécifique et d’une volonté sociale propre et autonome. Pour le groupe ethnoculturel minoritaire dominé, localisé en banlieue, il est nécessaire de définir son identité pour garantir son autonomie. Sans référence idéologique et culturelle spécifique, l’autonomie politique ne pourrait être qu’une autonomie formelle puisque les esprits resteraient toujours enchaînés à la culture et à l’idéologie dominante. Comme l’écrivait Ibn Khaldoun, « le vaincu adopte alors tous les usages du vainqueur et s’assimile à lui : c’est de l’imitation (iqtida’) pure et simple » (35). De ce fait, la résistance culturelle du dominé prend une place centrale dans sa lutte.

Toutefois, l’identité ne doit pas être définie de manière abstraite, dans une quête d’une culture originelle « pure », mais en interaction avec les réalités sociales. C’est à partir des réalités populaires qu’il est nécessaire de construire la résistance et l’autonomie politique, idéologique et culturelle des banlieues. L’autonomie implique de développer l’indépendance de l’esprit et de la capacité créatrice devant des tâches nécessitant une approche renouvelée. L’autonomie doit donc nécessairement se construire en liaison avec la notion de spécificité. Cette volonté d’autonomie idéologique et culturelle, basée sur l’affirmation d’une identité spécifique, n’est pas forcément un repli sur soi ; elle peut-être aussi une recherche des autres mais des autres qui ne soient pas dominants.

Au-delà de cette résistance culturelle, la dissidence raciale du sous-prolétariat ethnique, inscrite dans l’espace spécifique des banlieues, joue un rôle essentiel dans la remise en cause de l’ordre social en France. Il est devenu l’un des groupes sociaux les plus activement impliqués dans la lutte contre les oppressions et les exploitations de classe et de race. Jusqu’à maintenant, il a manqué aux banlieues une organisation leur permettant de structurer leur ’assabiyya et de systématiser leur dissidence sur le plan pratique et théorique. Sans organisation, sans ’assabiyya, les luttes s’essoufflent et ne peuvent se structurer et se pérenniser ce qui est indispensable pour faire aboutir des objectifs sociopolitiques collectifs. La ’assabiyya, comme l’expliquait déjà Ibn Khaldoun, « engendre la capacité d’autodéfense, de résister, de se protéger et de faire valoir ses droits » (36).

Un groupe social qui soutient des revendications déterminées et aspire à réaliser un ensemble d’idées, découlant de sa position sociale, a nécessairement besoin d’une organisation politique. L’organisation est dans la main des dominés une arme pour lutter contre les dominants. Elle permet aux dominés de se muer en acteur collectif de leur propre émancipation. En luttant contre les oppressions de classe et de race, en se structurant de manière autonome, l’organisation des banlieues changera l’équilibre politique en transformant ceux qui sont une « classe en soi » en « classe pour soi ». L’idéologie et l’organisation politique partisane sont des éléments déterminants de ce passage de « classe en soi » en « classe pour soi » car elles permettent de structurer un groupe social. L’organisation doit permettre de constituer le groupe social comme un ensemble homogène et cohérent à une échelle nationale. Sans lien national et sans ’assabiyya constituées par une organisation partisane, les banlieues ne pourront s’affirmer comme groupe social « pour soi », autonome, et lutter contre l’oppression et l’exploitation dont elles sont victimes. En l’absence d’organisation nationale, les banlieues sont condamnées de fait à l’impuissance politique, idéologique et culturelle et à la soumission au bloc historique dominant. Selon Ibn Khaldoun, « les soumis, les dociles montrent bien qu’ils en ont perdu toute trace [de ’assabiyya]. Ils n’aiment la soumission que lorsqu’ils sont devenus trop faibles pour se défendre et, à plus forte raison, pour repousser leurs ennemis et faire valoir leurs droits » (37).

Le saut qualitatif qui verra les banlieues se doter d’une organisation autonome d’envergure nationale, augmentera la force politique effective de ce groupe en changeant les rapports de force entre groupes sociaux existants. Cela permettra aux banlieues d’avoir leur propre outil leur permettant d’imposer leur présence organisationnelle idéologique et culturelle dans l’espace public ce qui est indispensable pour faire aboutir leurs revendications. L’organisation qui façonnera la ’assabiyya du groupe, sera aussi le garant de l’indépendance politique, idéologique et culturelle des banlieues, permettant la conquête du pouvoir de décision dans tous les domaines de la vie du groupe ethnoculturel minoritaire dominé. Dans le même temps, l’organisation sera un instrument d’auto-éducation populaire en donnant les moyens pratiques et théoriques d’une remise en cause des rapports de domination concrètement vécus. L’autonomie et l’auto-organisation des banlieues permettront de remettre en cause l’hégémonie des classes dominantes en France.

Constitution d’un nouveau « bloc historique »

Cette volonté d’autonomie et d’auto-organisation ne doit pas être comprise comme un enfermement exclusiviste. Au contraire, la structuration politique des banlieues favorisera les alliances avec des groupes sociaux déjà organisés politiquement car le groupe ethnoculturel minoritaire autonome et auto-organisé ne craindra plus de voir ses luttes récupérées, dissoutes et détournées par des organisations politiques défendant des intérêts différents ou opposés. Une alliance, entre les groupes ethnoculturels dominés et les couches subalternes du groupe ethnoculturel dominant, deviendra plus opérante car reposant sur des fondements politiques clairs, préalablement définis et négociés. Cette alliance sera nécessaire pour construire un nouveau « bloc historique » capable de remettre en cause les hiérarchies sociales et raciales existantes. Cela permettra d’arracher une portion toujours plus importante de l’excédent accaparé par le bloc dominant afin de le redistribuer entre les différentes composantes sociales du nouveau bloc historique ascendant. Dans le même temps, cela permettra de remettre en cause les hiérarchies raciales à l’œuvre et de contester frontalement l’idéologie occidentalocentriste hégémonique depuis la naissance du capitalisme et la mise sous tutelle occidentale des Trois Continents. Dans cette perspective, le nouveau bloc historique ascendant se singularisera par le renouvellement des identités culturelles collectives.

Toutefois, pour cela il est nécessaire que les prolétaires occidentaux et les couches subalternes du groupe ethnoculturel dominant rompent avec tout sentiment d’« honneur ethnique » » qui, selon Max Weber, se développe d’autant plus facilement dans les couches subalternes du groupe ethnoculturel dominant puisqu’il est leur unique outil de domination face aux groupes ethnoculturels minoritaires dominés (38). Pour le bloc dominant, l’utilisation des sentiments racistes et chauvins des couches subalternes du groupe ethnoculturel dominant et l’organisation d’une politique répressive contre le groupe ethnoculturel minoritaire dominé, lui permettra de préserver l’ordre social dont il est le premier bénéficiaire.

Forme renouvelée de l’idéologie occidentalocentriste hégémonique, l’islamophobie, nouvelle figure acceptable et légitime du discours raciste, constituera, très certainement, l’outil principal permettant la préservation de la domination du bloc historique au pouvoir. Les multiples mises à l’index de l’islam et des musulmans sont la manifestation de la mise en œuvre de cette politique raciste et chauvine visant à défendre les intérêts des dominants en détournant la contestation de l’ordre social par la désignation d’un « bouc émissaire » islamique. La participation active de certains membres du mouvement ouvrier occidental - communistes, trotskistes ou anarchistes - à cette politique raciste et chauvine, montre que l’idéologie occidentalocentriste demeure dominante en son sein malgré la contestation dont elle a été l’objet au cours de ces dernières décennies. Malgré les décolonisations, la gauche française demeure majoritairement une gauche coloniale. Ainsi, comme durant la période coloniale, une fraction importante du mouvement ouvrier occidental se solidarisa avec les dominants au nom de la défense de l’hégémonie occidentale. La participation de certains membres du mouvement ouvrier occidental aux différentes campagnes islamophobes montre, aussi, les craintes que suscitent au sein des couches subalternes du groupe ethnoculturel dominant, les expressions politiques, idéologiques et culturelles des groupes ethnoculturels minoritaires dominés. Une partie des couches subalternes du groupe ethnoculturel dominant craint de voir ses avantages, économiques et culturels relatifs être remis en cause par les groupes ethnoculturels minoritaires dominés ascendants. Cette politique raciste et chauvine, associée à des concessions mineures faites aux couches subalternes du groupe ethnoculturel dominant, permettra au bloc historique au pouvoir de préserver et de renforcer son hégémonie.

Contre ce statu quo pérennisant les hiérarchies sociales et raciales, les dirigeants des couches subalternes du groupe ethnoculturel dominant peuvent faire le choix d’une remise en cause de l’ordre social mais pour cela il est nécessaire qu’elles reconnaissent le rôle sociohistorique central du groupe ethnoculturel minoritaire des banlieues dans la constitution du nouveau bloc historique. Cela passe notamment par une refondation de sa culture largement occidentalocentriste et par la prise en compte des expressions idéologiques et culturelles du groupe ethnoculturel minoritaire dominé. Cela ouvrirait de nouvelles perspectives en permettant de débarrasser l’idéologie du mouvement ouvrier occidental de son occidentalocentrisme atavique et ainsi d’établir un nouveau dialogue avec les peuples des Trois Continents. Cette évolution politique est indispensable car sans la reconnaissance du rôle sociohistorique du groupe ethnoculturel minoritaire dominé et de son espace d’affirmation, les banlieues, les hiérarchies et les oppressions sociales et raciales se pérenniseront et se renforceront avec le coût humain que cela entraîne.


Notes de lecture :

(25) Harbi Mohammed, Le FLN mirage et réalité, des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Paris, Ed. Jeune Afrique, 1980, page 18.
(26) Kaddache Mahfoud, Histoire du nationalisme algérien, tome I, 1919-1939, Paris, Ed. Paris-Méditerranée, 2003, page 449.
(27) Cau Jean, « Un miroir pour les Français », L’Express, 16 novembre 1961.
(28) Fanon Frantz, « La guerre d’Algérie et la libération de l’homme », El Moudjahid, n° 31, 1ier novembre 1958, in. Pour une révolution africaine, Écrits politiques, Paris, Ed. La Découverte, 2001, pages 167-168.
(29) Guevara Ernesto Che, « Le socialisme et l’homme à Cuba », mars 1965, in Textes politiques, Paris, Ed. La Découverte, 2001, page 281.
(30) Chafik Mounir, L’Islam en lutte pour la civilisation, Paris, al-Bouraq, 1992, pages 49-50.
(31) Wallerstein Immanuel, Le capitalisme historique, op. cit., page 99.
(32) Cf. notamment les grèves de Talbot-Poissy, fin décembre 1983 / début janvier 1984, où s’opposèrent les OS immigrés grévistes aux ouvriers européens de la maitrise non-grévistes.
(33) Marx Karl, Engels Friedrich, L’idéologie allemande, Paris, Ed. Social, 1968, page 93.
(34) Wallerstein Immanuel, Le capitalisme historique, op. cit., page 76.
(35) Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle, al-Muqaddima, Paris, Sindbab, 1997, page 227.
(36) Ibid., page 219.
(37) Ibid., page 218.
(38) Weber Max, Economie et société. L’organisation et la puissance dans leur rapport à l’économie, Tome II, Paris, Ed. Pocket, 1995, page 133.


Lutte des classes et dissidences raciales (1/2)

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