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ISM France - Archives 2001-2021

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USA -

Où il est question d’un "Lobby". Un universitaire demande : "On peut parler ?"

Par

Le vacarme au sujet de la puissance occulte du "Lobby israélien" a pris l’ampleur d’une guerre intellectuelle en rase campagne, au cours des dernières semaines. Une chose est sûre : jamais feu d’artifice n’a été plus époustouflant !
Ce débat, qui couvait à petit feu depuis fort longtemps dans les recoins sombres de Paris et de Londres, a fait son entrée dans le consensus américain, au mois de mars, avec la publication d’un article de deux professeurs d’Harvard et de l’Université de Chicago.

La thèse de ces deux universitaires, se souviendront sans doute les lecteurs attentifs, est qu’un "lobby" [ ?] tentaculaire d’organisations et d’individus semblablement formatés a gauchi la politique moyen-orientale des Etats-Unis, nous entraînant dans une guerre contre l’Irak, et a pollué un débat ouvert et honnête sur notre politique et nos intérêts nationaux.

Si puissant est ce lobby, ont écrit ces deux auteurs [il s’agit, bien entendu de Maersheimer et Walt, ndt], que leur propre article n’a pas pu être publié dans leur propre pays et qu’ils ont dû se résoudre à se voir publier dans une revue britannique. (lire le rapport de John Mearsheimer et Stephen Walt)


Depuis lors, il a été cité et défendu absolument partout : depuis Mother Jones jusqu’au New York Times ; il a été débattu devant une salle comble à New York, Cooper Union lui a rendu hommage et il vient d’être republié par la prestigieuse revue trimestrielle Middle East Policy.

Il a aussi valu un prestigieux contrat d’édition aux deux universitaires, John Mearsheimer et Stephen Walt.

Quelle meilleure preuve de la capacité du Lobby à étouffer la moindre dissension ?…


Les activistes pro-israéliens ont répliqué de la belle manière. Piqués au vif par les insinuations antisémites inhérentes à l’affirmation qu’ils chercheraient à étouffer le débat, ils ont mouillé la chemise pour empêcher ceux qui nourriraient de telles lubies de s’exprimer en public.

Ainsi, rien qu’au cours des deux semaines écoulées, des protestations juives ont contribué à faire annuler les conférences d’un écrivain australien à l’Ambassade de France à New York, ainsi que d’un historien de l’Université de New York au Consulat de Pologne et à la Faculté Catholique dans le quartier du Bronx. voilà qui aurait dû mettre un terme à ces rumeurs au sujet de juifs cherchant à étouffer des débats… [Auto-ironie typiquement sioniste : c’est leur totale impunité qui les porte à sourire, ndt]


L’historien de l’Université de New York Tony Judt est désormais une cause célèbre, à lui seul. En effet, lui, qui était l’un des deux conférencier à prendre partie pour Mearsheimer, le mois passé, à la Cooper Union, était déjà traîné dans la boue dans les cercles pro-israéliens, essentiellement en raison de son essai publié en 2003 dans la New York Review of Books, dans lequel il soutenait qu’Israël était un "anachronisme" probablement appelé à finir en Etat binational judéo-arabe.

Une rapide recherche effectuée avec son patronyme, sur le ouèbe, permet de pêcher des thèmes tels : "Tony Judt : son jihad contre Israël"…

Dernièrement, il est devenu une tête de turc évoquée dans tous les dîners en ville ; il est attaqué à l’instar d’un ennemi par l’Anti-Defamation League, l’American Jewish Committee et encore bien d’autres organisations…


"Finalement, je trouve toute cette histoire déprimante", nous a dit Judt, voici quelques jours.
"L’antisémitisme est quelque chose de bien réel, et c’est quelque chose de grave. J’ai écrit à ce sujet, et cela me préoccupe réellement. Alors, me voir en train d’attaquer l’Anti-Defamation League d’accuser implicitement des gens d’antisémitisme, voilà qui semble… comment dire… comme le monde à l’envers…"

Sa plainte contre l’Anti-Defamation League a pour origine l’affaire du Consulat de Pologne. Des articles de presse suggèrent que l’Anti-Defamation League [ADL] et l’American Jewish Committee auraient joué un rôle dans l’annulation de sa conf.

Judt affirme que l’ADL a fait exactement ce que Mearsheimer et Walt affirment qu’elle s’ingénie à faire, à savoir museler toute opposition.

Sur son site ouèbe, l’ADL rétorque que la plainte de Judt n’est qu’une manifestation parmi d’autres des idées conspiratrices de Judt à propos de groupes pro-israéliens et de "contrôle juif" sur la politique étrangère des Etats-Unis…

En l’occurrence, ils ont tort tous les deux. Le rôle de l’ADL dans le flop du consulat ne se limita pas à téléphoner pour demander de quoi il serait question dans cette conférence, comme l’affirment à la fois l’ADL et le consulat [Pouvait-on d’ailleurs s’attendre que l’une, ou l’autre, dise la vérité ? JB]. Informée qu’une salle avait été finalement louée à quelqu’un d’autre [au consulat], la Ligue a dit merci, puis elle s’est retirée.

Le consul général a alors interrogé Google au sujet de Judt, il a découvert la raison de toute cette agitation, retirant la conclusion que l’historien controversé n’était pas quelqu’un avec qui le consulat de Pologne à New York avait vraiment besoin d’être associé, étant donné les susceptibilités polaques au sujet des susceptibilités juives…


Par ailleurs, l’indignation de l’ADL au sujet des "idées conspirationnistes" de Judt est largement déplacée.
La seule fois où il ait publiquement évoqué des conspirations ou un "contrôle juif" sur la politique américaine, ce fut dans un article publié en 2005 par The Nation, dans lequel il condamnait tout de go des notions telles que l’"antisémitisme".


Sa réputation d’anti-israélien est presque entièrement fondée sur cet unique essai de 2003 : "Israël : The Alternative".
Il y écrivait que l’ampleur des colonies israéliennes en Cisjordanie avait rendu l’ancienne idée d’un partage de la Palestine entre un Etat juif et un Etat arabe pratiquement irréalisable.
Démanteler les colonies et séparer les deux peuples, voilà qui, à ses yeux, n’était plus concevable.
La seule alternative restante était entre l’expulsion massive des Palestiniens ou un Etat unique, sur l’ensemble du territoire d’Israël [ ! sic, ndt], qui serait inévitablement un Etat binational. Il ne se faisait pas, par là, l’avocat d’un Etat binational, dit aujourd’hui Judt. Il s’agissait d’un simple constat.


Aurait-il écrit la même chose, aujourd’hui, après avoir assisté au retrait israélien de la bande de Gaza ?

"J’aurais peut-être changé quelques détails", a-t-il répondu. "Beaucoup de mes amis persistent à croire qu’une solution à deux Etats est possible. Je suis plus pessimiste, j’imagine…"

Il n’aurait pas renoncé à la qualification d’"anachronisme", cependant. "En tant qu’historien, je reste persuadé que des états-nations basés sur l’appartenance ethnique sont un anachronisme". Mais, s’empresse-t-il de préciser, "vous pouvez être un anachronisme, tout en ayant parfaitement le droit d’exister."

Judt pense-t-il que l’existence d’Israël est immorale ?

"Grâce à Dieu, non", dit-il. "Bien sûr que non ; loin de moi cette idée !"

Ce Judt est un type complexe. Né à Londres en 1948, il a été secrétaire national des Jeunesses sionistes travaillistes, le Dror, et il a passé le plus clair de son adolescence dans un kibboutz. Il a écrit des sommes sur l’antisémitisme européen. Il a été quelque temps membre du jury attribuant le prix littéraire juif Koret.

Au fil des ans, toutefois, il est devenu de plus en plus désenchanté par ce qu’il appelle "la mauvaise conduite" d’Israël en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Il dit ne plus se sentir proche d’Israël, que naguère.

Jusqu’à un certain point, à vrai dire. "Je ne puis prétendre qu’Israël m’indiffère", dit-il. "J’ai des parents, là-bas. Je connaissais très bien ce pays. J’ai presque le sentiment que c’est mon propre pays, qui se conduirait mal. Je suis plus attaché à Israël qu’à aucun autre pays."

Qu’allait-il donc faire, en ce cas, dans cette galère, sur l’estrade, à la Cooper Union, à défendre Mearsheimer ? Là, Judt commence à paraître dans ses petits souliers ; il choisit ses mots avec grand soin. "Je ne me vois pas en train de le [le = Mearsheimer, ndt] défendre, en ce qui me concerne", murmure-t-il.

Les contempteurs de Mearsheimer observent qu’il a une façon bien à lui de semer la zizanie entre des groupes de lobbying pro-israélien et des institutions aussi prestigieuses que le New York Times, qui se trouve admettre le droit à l’existence d’Israël et qui se trouve, par-dessus le marché, avoir l’air juif [et la chanson… ndt]. Judt n’en disconvient pas.
"J’ai considéré qu’il était crucial de mettre un minimum d’espace entre moi-même et son article [= l’article de Mearsheimer, ndt]", dit-il. "Mais le point crucial, c’est que cela permet de maintenir ouvert le débat."


Judt argue que l’antisémitisme ne devrait en aucun cas être la première objection soulevée dans un débat de cette nature, si tant est qu’il puisse s’agir de la dernière.

"Une fois que vous avez soulevé la question de l’"antisémitisme", inutile de poursuivre la discussion : il ne saurait y être question d’autre chose que du sacro-saint "antisémitisme"", a-t-il dit.

"Je ne suis pas inquiet pour les juifs dans ce pays. Nous ne sommes pas dans l’Allemagne de 1933. Ce qui m’inquiète, en revanche, c’est l’impossibilité d’avoir un débat courtois, ici, aux Etats-Unis."


Le débat que Judt désire tellement voir s’ouvrir sur la place publique – c’est peut-être bien là l’unique point sur lequel Mearsheimer et Walt n’ont peut-être pas tort – a trait au rôle convenable pour l’Amérique dans le conflit israélo-palestinien. Israël est une des substances irritantes dans notre relation avec le monde musulman.

Israël n’est pas la totalité du problème, mais il en constitue une généreuse portion. Faire baisser la température dans le conflit israélo-palestinien contribuerait grandement à réduire le conflit international croissant entre l’Occident et le monde musulman.

L’Amérique pourrait faire une grande différence, si elle daignait cornaquer plus énergiquement Israël vers ces fameuses "concessions douloureuses" qui sont la clé de toute solution.

Israël et ses thuriféraires, naturellement, veulent quant à eux qu’on laisse Jérusalem [Les sionistes voient dans la ville de Jérusalem illégalement occupée par l’entité sioniste la "capitale" d’un "Etat" qu’ils appellent "Israël"; c’est la raison pour laquelle ils désignent par la métonymie "Jérusalem" le régime sioniste basé à Tel Aviv - ndt] entièrement libre de prendre ses décisions par elle-même.


Ce qui amène Judt au Lobby. "Après tout", explique-t-il ; "Il y a des tas de lobbies qui recourent à toutes sortes de tactiques pour influencer la politique : le lobby pétrolier, le lobby de la chimie… La seule chose qui distingue le lobby pro-israélien des autres lobbies, c’est qu’il se donne, entre autres missions, celle de faire taire toutes les critiques formulées à son endroit."


Et c’est en ceci que Tony Judt, en dépit de toutes ses objurgations, s’approche très très près des théories du complot.

A l’instar de bien des contempteurs d’Israël, il a été stupéfait et révulsé par le tsunami de méls haineux et de protestations qu’il rencontre depuis son infâme essai de 2003. Il ne se résout pas à y voir un déversement spontané de rage de ses coreligionnaires juifs en colère.
Alors, en guise de dérivatif, il s’est auto-persuadé que cela était orchestré par de puissantes organisations juives.


Mais ce n’est pas le cas. C’est vraiment la base qui lui gueule dessus.
Les textes anti-Judt affichés sur Internet ne proviennent nullement de l’Anti-Defamation League ; ce sont bel et bien des textes écrits par des bloggers et des militants.

En effet, les juifs américains sont des milliers, et sans doute des millions, à trembler chaque jour pour le sort d’Israël et du peuple juif. Dès qu’ils perçoivent une menace – ou la silhouette, même, d’une menace –, ils se mettent à hurler…


Et pourtant, cela, Judt le savait : il en avait parlé, avec une sympathie non dissimulée, dans son article publié en 2003 dans la New York Review of Books. Mais comme tant d’autres que lui, qui sont dégoûtés par les activistes juifs, il semble aujourd’hui meurtri, et trop épuisé pour faire encore un quelconque distinguo.

Il y a un besoin important, et même urgent, d’ouvrir un débat au sujet d’Israël, de l’Amérique et du Nouveau Moyen-Orient plutôt inquiétant. Ce n’est certes pas là un débat facile à nouer. Mais il est loin d’être évident que Judt et les compagnons de route qu’il s’est choisis rendent cette nécessaire discussion plus aisée…

Nouveau long silence, au téléphone.

"P’têt ben qu’non", finit par concéder Judt, gentiment.



Commentaire de Jeff Blankfort

"Et c’est en ceci que Tony Judt, en dépit de toutes ses objurgations, s’approche très très près des théories du complot. A l’instar de bien des contempteurs d’Israël, il a été stupéfait et révulsé par le tsunami de méls haineux et de protestations qu’il rencontre depuis son infâme essai de 2003. Il ne se résout pas à y voir un déversement spontané de rage de ses coreligionnaires juifs en colère. Alors, en guise de dérivatif, il s’est auto-persuadé que cela était orchestré par de puissantes organisations juives."

"Mais ce n’est pas le cas. C’est vraiment la base qui lui gueule dessus. Les textes anti-Judt affichés sur Internet ne proviennent nullement de l’Anti-Defamation League ; ce sont bel et bien des textes écrits par des bloggers et des militants.

En effet, les juifs américains sont des milliers, et sans doute des millions, à trembler chaque jour pour le sort d’Israël et du peuple juif. Dès qu’ils perçoivent une menace – ou la silhouette, même, d’une menace –, ils se mettent à hurler."

Ce que Goldberg dit, dans cet article, c’est que la culpabilité des juifs américains pour ce qu’Israël a fait [et continue à faire… ndt] aux Palestiniens et aux Libanais, et pour ce que le lobby a fait subir à la vie politique américaine, va bien au-delà du lobby [organisé] lui-même.

Or, ce même Goldberg a écrit le livre intitulé "Jewish Power", en 1996, et il sait pertinemment que c’est bel et bien le lobby qui organise ces campagnes de méls et de coups de téléphones haineux…


A lire, l'article de Tony Judt : "Le pays qui ne devrait pas grandir"

Traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique (www.tlaxcala.es). Cette traduction est en Copyleft : elle est libre de reproduction, à condition d'en respecter l'intégrité et d'en mentionner sources et auteurs.

Source : http://www.forward.com

Traduction : Marcel Charbonnier

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