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Occident - 10 février 2011
Par Youssef Girard
En lutte contre ce qu'il nomme les « multiculturalismes », en vérité l'expression des culturelles non-occidentales, Slavoj Zizek a cru avoir trouvé dans les révolutions à l'œuvre dans le monde arabe une incarnation de ses thèses occidentalocentristes. Évidemment, nul besoin pour lui d'étudier précisément les dynamiques en cours puisque la « doxa » énoncée depuis Londres, Paris ou New York doit s'imposer au reste du monde. Lui qui se plaît à citer Mao a dû oublier la célèbre maxime du Grand timonier affirmant : « Sans enquête, pas de droit à la parole ».
Alors qu'il fait semblant de critiquer « l'hypocrisie de l’Occident », dont il est un pur produit, Zizek déclare dès la première phrase de son article paru dans Libération (1) qu'il est « frappé » par l'absence du « fondamentalisme musulman » dans les révolutions tunisienne et égyptienne. La vérité, c'est que Zizek a construit toute sa réflexion sur un vœu pieux : un monde arabe déculturé sans islam, sans musulmans et sans identité spécifique. Ce monde arabe « lactifié », blanchi et occidentalisé, fantasmé par Slavoj Zizek serait uniquement mu par un désir de se noyer dans un « universalisme décharné », sous lequel se dissimule l'imposition des valeurs occidentales. Ne comprenant rien au monde arabe, mais, acculé à se prononcer sur la révolution égyptienne qui s'impose au monde entier, Zizek a repeint un monde arabe à l'image de l'Occident.
Dans cette perspective, Slavoj Zizek fait semblant de s’enflammer pour des « révoltes » qui s’attaqueraient « seulement » à des régimes répressifs, à la corruption et à la pauvreté, en revendiquant uniquement la liberté et l’espoir de meilleures conditions économiques. Lourd de signification, ce « seulement » qui est à la base de toute sa réflexion, montre la volonté de Zizek de préserver les intérêts occidentaux dans le monde arabe sous couvert de pseudo-rhétorique révolutionnaire. Dans le monde arabe, toute révolution a nécessairement un caractère anti-impérialiste du fait des rapports de domination existant au niveau international. Vouloir passer ce fait sous silence n’est qu’une imposture visant à protéger les intérêts occidentaux.
De même, en dehors d'une petite ligne sur la politique de soutien à Moubarak d'« Israël », Zizek passe sous silence la politique coloniale sioniste qui est pourtant un problème central pour l'ensemble du monde arabe. Ainsi, il laisse croire à son public occidental que les révolutions traversant le monde arabe sont « strictement » sociales et démocratiques c'est-à-dire sans contenu anti-colonialiste et anti-sioniste. Tout mouvement populaire dans le monde arabe s'inscrit dans une perspective de libération nationale car la nation arabe vit quotidiennement la colonisation directe en Palestine ou en Irak et les politiques néo-colonialistes sur le reste de son territoire. La crainte agitant actuellement les dirigeants sionistes montre bien que ceux-ci ne se font aucune illusion sur le caractère anti-colonialiste et anti-sioniste des révolutions en cours, aussi bien en Tunisie qu'en Égypte.
La volonté de Slavoj Zizek de mettre au centre des oppositions politiques dans le monde arabe la « gauche » et les « islamistes », s’inscrit évidemment dans ce cadre de défense des intérêts et valeurs de l'Occident. La vérité des trois dernières décennies est que les affrontements entre la « gauche » et les « islamistes » n’a profité qu’à l’Occident et aux régimes croupions qui lui sont soumis. L’Occident et ces régimes ont très bien su jouer, en fonction des rapports de force, les « islamistes » contre la « gauche » ou la « gauche » contre les « islamistes ». Les actuelles révolutions sont, en partie, le fruit des tentatives de dépassement de ces oppositions afin de remettre en cause les pouvoirs en place et les rapports de domination sur la scène internationale. Réactiver ces oppositions comme étant la « contradiction principale » traversant le monde arabe, n’est que la dernière trouvaille occidentale pour phagocyter les révolutions à l'œuvre.
Cette tentative de phagocyter les révolutions arabes, Slavoj Zizek nous la présente hypocritement sous la forme d’« une aide fraternelle de la part de la gauche radicale » occidentale qui serait « indispensable ». Il vrai que les peuples arabes ont attendu l’« aide » de Zizek et de ses amis fraternalistes pour mener à bien leur révolution. Zizek et ses amis se pensent comme les juges et les guides universels de révolutions qu'ils ne feront sans doute jamais dans leur propre pays en raison des risques qu'elles comportent. Ils se considèrent comme les esprits devant diriger les corps des Arabes qui luttent sur le champ de bataille. Cette attitude est révélatrice d’une perception du monde marquée du sceau de la culture occidentale de la suprématie. Il faut être profondément imbu de sa supériorité d’occidental pour se croire autorisé à donner des leçons, depuis une capitale européenne, à des peuples qui se sont soulevés malgré la répression policière et qui sont en train de mener leur révolution.
Durant la Révolution algérienne, Frantz Fanon nous avait déjà mis en garde contre les agissements de ces défenseurs des valeurs blanches qu'ils ont, de leur propre chef, rebaptisé « universelles » : « Dès que le colonisé commence à peser sur ses amarres, à inquiéter le colon, on lui délègue de bonnes âmes qui, dans les "Congrès de la culture", lui exposent la spécificité, les richesses des valeurs occidentales. Mais chaque fois qu'il est question de valeurs occidentales il se produit, chez le colonisé, une sorte de raidissement, de tétanie musculaire. Dans la période de décolonisation, il est fait appel à la raison des colonisés. On leur propose des valeurs sûres, on leur explique abondamment que décoloniser ne doit pas signifier la régression, qu'il faut s'appuyer sur les valeurs expérimentées, solides, cotées. Or il se trouve que lorsqu'un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il sort sa machette ou du moins il s'assure qu'elle est à portée de sa main. La violence avec laquelle s'est affirmée la suprématie des valeurs blanches, l'agressivité qui a imprégné la confrontation victorieuse de ces valeurs avec les modes de vie et de pensée des colonisés font que, par un juste retour des choses, le colonisé ricane quand on évoque devant lui ces valeurs. Dans le contexte colonial, le colon ne s'arrête dans son travail d'éreintement du colonisé que lorsque ce dernier a reconnu à haute et intelligible voix la suprématie des valeurs blanches. Dans la période de décolonisation, la masse colonisée se moque de ces mêmes valeurs, les insultes, les vomit à pleine gorge » (2).
Le paternalisme sans frein de Zizek va jusqu'à nier aux peuples arabes le droit de juger eux-mêmes les tyrans qu'ils ont renversé sans aucune « aide fraternelle ». Dans les fantasmes de Slavoj Zizek, les procès des dictateurs sévissant dans le monde arabe doivent se faire au tribunal international de La Haye. Notre révolutionnaire de salon ignore sûrement que pas un Égyptien, pas un Tunisien, pas un Palestinien et pas un Arabe en général n'accorde la moindre confiance au pseudo-droit international qui a été tant de fois utilisé par l'Occident pour justifier ses exactions dans le monde arabe.
Faites pour divertir un Occident en mal de distractions « révolutionnaires », les bouffonneries fantasmagoriques de Slavoj Zizek n'engagent que cet animateur des cirques mondains. Toutefois, le fait que nombre d'organisations de la gauche « radicale » occidentale se soient empressées de relayer ses fantasmes occidentalocentristes en dit long sur leur identité politique et sur le rôle « fraternel » qu'elles espèrent jouer à l'avenir dans le monde arabe.
(1) Zizek Slavoj, « L’hypocrisie de l’Occident quand les peuples arabes se soulèvent », Libération, 03/02/2011
(2) Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Paris, Ed. Gallimard, 1991, page 74
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