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Bethléem - 11 mai 2008
Par Julien Salingue
Tandis que l’Etat d’Israël a amorcé aujourd’hui les célébrations des 60 ans de sa Déclaration d’indépendance, les Palestiniens ont de leur côté commencé à commémorer les 60 ans de la Nakba. Ce mot arabe désigne la «Catastrophe» que représente pour eux la naissance de l’Etat d’Israël, concrétisation du projet sioniste d’établissement d’un Etat juif en Palestine.
Dans un territoire où les Juifs ne représentaient qu’une minorité de la population, ce projet induisait l’expulsion, hors de frontières du futur Etat d’Israël, du maximum de non-Juifs. Ce qui fut fait entre 1947 et 1949, période durant laquelle plus de 800 000 Palestiniens ont dû fuir leurs terres, qu’ils n’ont jamais pu regagner depuis.
L’Etat juif était né.
Celui qui s’avance sur l’estrade pour prendre la parole a vécu la Nakba. Nous sommes le 8 mai 2008, dans le camp de réfugiés d’Aïda, près de Béthléem, il est un peu plus de 13h30 et la manifestation touche à son terme. L’homme est âgé, il s’approche péniblement de la tribune, prenant appui sur sa canne, soutenu par un adolescent dont il est peut-être le grand-père. Il commence à parler, d’une voix tremblante et presque inaudible.
Dans l’assistance, tout le monde se tait et tend l’oreille. C’est alors que le vieil homme décide de se saisir du micro qui est jusqu'à présent tenu par l'adolescent. Mais pour y parvenir il doit se débarrasser d’un objet qui encombre sa main droite. L'objet change de main et rejoint la canne. Cet objet n’est pas fait de bois mais de métal. C’est une clé.
Quelques dizaines de minutes auparavant une autre clé était l’objet de l’attention de tous les participants à la commémoration de la Nakba. Une clé gigantesque, d’une longueur de 10 mètres, d’une hauteur atteignant 3 mètres et d’un poids de 2 tonnes. Au terme d’un périple de plusieurs kilomètres dans les rues de Béthléem, cette énorme clé venait d’être déposée, sous les applaudissements, au sommet d’un autre édifice monumental conçu à l’occasion du soixantième anniversaire de la Nakba : un portail en bois, baptisé « Portail du Retour », d’une douzaine de mètres de haut, sur lequel les enfants des camps de la région inscriront bientôt les noms des villages desquels leurs grands-parents ont été chassés.
La clé est l’un des symboles de la cause des réfugiés palestiniens. Comme le rappellent en effet ceux qui ont connu la Nakba, ils n’envisageaient pas, à l’époque où ils ont dû fuir leurs foyers, qu’ils ne les reverraient jamais. La plupart ont donc quitté leurs maisons en y laissant l’essentiel de leurs effets personnels et ont fermé la porte à clé, en imaginant qu’ils reviendraient quelques semaines, ou au pire quelques mois plus tard. 60 années se sont écoulées et nombre d’entre eux ont conservé leur clé. Symbole d’une vie meilleure, avant l’exil et les camps, symbole d’une maison et d’une terre qu’ils n’ont jamais oubliées, symbole aussi du fait qu’ils n’ont pas renoncé, bien au contraire, à revenir un jour dans leur pays.
Le défilé qui accompagnait la clé géante dans les rues de Béthléem ne laissait planer aucun doute à ce sujet. 3 générations de réfugiés, les plus jeunes n’étant pas les moins vindicatifs, entendaient en effet rappeler à qui ne voudrait pas l’entendre que leur revendication essentielle n’avait pas changé : le droit au retour. Les banderoles et panneaux brandis dans les cortèges ne souffraient aucune ambiguïté : « Le droit au retour est une ligne rouge politique qui ne peut être franchie » ; « Le retour est un droit inaliénable et non négociable » ; et, sur la clé elle-même, ces quelques mots, en anglais et en arabe : « Ceci n’est pas à vendre ».
Le message est clair, et il a vocation à être entendu par tout le monde, y compris par les dirigeants de l’Autorité palestinienne.
« Ceux qui négocient actuellement avec Israël doivent savoir qu’il n’est pas question que nous abandonnions la revendication du droit au retour », m’affirmait ainsi au départ de la manifestation l’un des organisateurs de l’événement, membre du Fatah. « Ceux qui pensent que nous allons continuer à vivre dans des camps de réfugiés et nous soumettre se trompent. Il n’y aura pas de paix sans droit au retour. Nous reconnaître ce droit c’est tout simplement nous rendre justice, et il ne peut y avoir de paix sans justice. Les conventions internationales et les résolutions de l’ONU le rappellent : les réfugiés palestiniens ont le droit de rentrer chez eux », poursuivait-il, sous le regard approbatif d’un militant du FPLP.
« Leur indépendance, c’est notre Nakba », proclamait une autre banderole, suspendue au point de départ de la manifestation. On est en effet conscient, dans les territoires palestiniens, de l’importance et de l’écho international des célébrations du soixantième anniversaire de la Déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël. On sait que seront présents, entre autres, Georges W. Bush et Nicolas Sarkozy. On espère secrètement que l’intérêt politique et médiatique qui sera porté aux cérémonies qui auront lieu à quelques kilomètres offrira la possibilité aux réfugiés de faire entendre leur voix. Cependant on sait également, à regret, que la population des camps a beaucoup moins à offrir aux dirigeants des grandes puissances que l’Etat d’Israël et que la route est donc encore longue avant le retour à la maison.
Mais les réfugiés palestiniens sont ceux qui ont tout perdu. Ils sont donc ceux qui n’ont plus rien à perdre. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi, lors de la première et de la deuxième Intifada, ce sont eux qui se sont le plus massivement soulevés et qui ont en conséquence le plus souffert de la répression israélienne. C’est ce qui permet aussi de comprendre pourquoi ce sont ceux qui sont les plus enclins à critiquer ouvertement, y compris chez de nombreux membres du Fatah, les renoncements successifs de la direction de l’Autorité palestinienne. C’est ce qui permet enfin de comprendre pourquoi, 60 ans après la Nakba, ils ont encore là, dans les rues de Béthléem et des autres villes palestiniennes, à manifester pour exiger que leur voix soit entendue et leurs revendications satisfaites.
***
60 ans après avoir été expulsé, il est là, debout sur l’estrade. Il tient le micro d’une main tremblante. Il parle. Il dit notamment sa joie de voir les jeunes générations perpétuer la mémoire de la Nakba et reprendre le flambeau de la lutte. Mais de nouveau on ne l’entend plus. Une demi-douzaine d’avions de chasse israéliens passent dans le ciel, crachant de la fumée bleue et blanche dans leur sillage. Un petit avant-goût du grand spectacle qui sera organisé la semaine prochaine. Lorsque les sifflets à l'intention des F16 se taisent, il reprend la parole. Progressivement la colère monte et sa voix tremble de plus en plus. Il dénonce tous ceux qui soutiennent Israël. Il dénonce ceux qui taisent le sort des réfugiés palestiniens. Il dénonce ceux qui veulent leur faire renoncer à leurs droits. Enfin, brandissant la clé de sa maison, il termine en mettant au défi quiconque de lui prouver qu’il n’a pas, là-bas, une terre qui lui appartient et qui lui a été volée.
Son nom ? J’ai choisi de ne pas le dire. Cela n'aurait selon moi pas beaucoup de sens. Le vieil homme du Camp d’Aïda est en effet, comme tous les réfugiés palestiniens, à la recherche d’une identité qu'on refuse de lui rendre, perdue il y a 60 ans, quelque part, là-bas, dans ce qui s’appelle aujourd’hui Israël.
Source : Blog Julien Salingue
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