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Palestine - 27 août 2008
Par Jill Shaw
Jill Shaw est américaine, elle vit à San Francisco où elle est enquêtrice criminelle. Elle était récemment en Palestine, où elle a participé pendant deux semaines à la campagne d'été de reconstruction de maisons de l'ICAHD.
L'immeuble de trois étages à Beit Hanina, banlieue palestinienne à quelques kilomètres de Jérusalem Est, était à l'évidence cossu. Alors que notre autobus d'internationaux remontait la petite rue qui mène à la maison de Abu Majed Eisha vers minuit le 27 juillet, je remarquais plusieurs BMW garées le long du trottoir. Lorsque nous sommes descendus du car, plusieurs Palestiniens d'âge moyen en costume nous ont accueillis, nous demandant si nous venions pour la démolition de la maison. D'après ce que j'avais appris de mon bref séjour en Cisjordanie, Palestine, je savais déjà que cela n'allait pas être une démolition de maison "ordinaire".
Les unités spéciales Yamam envahissent la maison (photo Jill Shaw)
Mais qu'est-ce, exactement, une démolition de maison "ordinaire" en Israël et dans les Territoires Palestiniens Occupés ?
Selon Jeff Halper, le fondateur du Comité Israélien Contre les Démolitions de Maisons (ICAHD), les démolitions de maisons sont une des armes principales d'Israël dans son occupation de la Palestine. Tristement, ce phénomène extraordinaire et dévastateur n'est pas du tout inhabituel pour les Palestiniens.
L'ICAHD, groupe israélien dont la mission première est de résister à la politique israélienne de démolitions de maisons, déclare qu'Israël a détruit 18.000 demeures palestiniennes depuis 1967. De plus, 22.000 autres maisons, à Jérusalem Est, ont reçu des ordres de démolition. Et ce chiffre ne tient pas compte des milliers de maisons sous ordre de démolition dans le reste de la Cisjordanie .
La raison de la destruction ? Tout simplement les maisons n'ont pas de permis. Et sans permis, votre maison est illégale, et donc soumise à démolition. C'est une logique bureaucratique qui donne à la pratique d'Israël de passer au bulldozer les maisons palestiniennes un parfum de légitimité, puisque, après tout, seules les maisons "illégales" sont démolies.
Regardons d'un peu plus près, cependant, et il apparaît vite évident qu'il est pratiquement impossible pour les Palestiniens d'obtenir des permis de construire et ainsi, de fait, toute nouvelle croissance immobilière est illégale.
Pendant mes deux semaines de participation au programme d'été de reconstruction de l'ICAHD, j'ai entendu la même histoire, répétée un nombre incalculable de fois par les habitants palestiniens d'Anata, un autre quartier de Jérusalem Est. Anata m'a rappelée des photos d'Afghanistan, marquées par des tas de gravats et des maisons à moitié démolies. Entourés de ce décor, les Palestiniens parlent de milliers de dollars dépensés en quelques années pour les demandes de permis de construire auprès des autorités israéliennes, pour se les voir systématiquement refusées.
Les raisons du refus vont de l'illogique au totalement absurde : des permis ont été refusés parce que la terre était classée en zone agricole, bien qu'elle soit un vrai désert.
Dans d'autres cas, les permis ont été refusés parce que la terre était située sur un versant pentu de colline inapproprié, bien que la plupart des terres, à Jérusalem Est comme à Jérusalem Ouest, soient sur des terres en pente. Le surnom de "ville sur la colline" vous dit-il quelque chose ?
Finalement, la plupart des Palestiniens construisent, ou dans le cas d'Abu Eishah, agrandissent leurs maisons sans permis. C'est pourquoi 22.000 familles de Jérusalem Est se couchent le soir en sachant qu'elles peuvent être réveillées le lendemain matin pour trouver les soldats et les bulldozers israéliens devant leur porte.
D'après Salim Shawamreh, dont la maison à Anata a été démolie et reconstruite quatre fois, la police arrive habituellement avant ou à l'aube, alors que la famille est toujours endormie. Selon la localisation de la maison, la police et quelquefois l'armée encerclent la maison et crient à la famille de sortir.
Si la famille résiste, la police fait sortir la famille par la force, et les bulldozers commencent leur travail. Quelquefois, les familles sont autorisées à enlever rapidement quelques-uns de leurs biens, et quelquefois non.
Lorsque notre groupe de 18 internationaux, venant de pays aussi lointains que la Norvège et la Finlande, l'Amérique, le Portugal et l'Espagne, est arrivé sur le site à Beit Hanina, nous avons appris que c'était le foyer de cinq familles. Une grande famille habitait les deux premiers niveaux, alors que les deux étages supérieurs comprenaient chacun deux appartements.
Les habitants de l'immeuble nous ont dit que les deux premiers niveaux avaient un permis, mais pas les deux autres. Abu Eisha a essayé sans succès d'obtenir un permis pour agrandir. Lorsque les démarches ont échoué, il a fait ce que font la plupart des Palestiniens – il a construit quand même. Au lieu d'une amende, Abu Eisha a reçu un ordre de démolition, contre lequel il a passé ces deux dernières années à se battre en justice.
Le 27 juillet au matin, Abu Eisha a aussi perdu cette bataille lorsque le tribunal a finalement prononcé un ordre de démolition définitif.
Les nouvelles vont vite. A peine notre groupe était arrivé qu'environ 80 amis et voisins d'Abu Eisha s'étaient rassemblés dans la maison, fumant, buvant du thé et partageant des récits de souffrances et d'insultes à vivre sous la loi israélienne. Après avoir discuté de ce que nous ferions si la police arrivait, certains d'entre nous sont partis dormir, espérant se réveiller à l'heure normale d'un matin ordinaire.
Au lieu de cela, l'alerte a été donnée à 3h30 du matin. Un voisin habitant en bas de la rue principale avait vu la police se diriger vers la maison. Des cris ont retenti au premier étage pour réveiller ceux qui dormaient, et un groupe important a couru en bas de la petite rue qui mène à la rue principale. Des hommes se sont précipités et ont renversé les grosses bennes à ordures municipales de chaque côté de la rue qui mène à la maison d'Abu Eisha, pendant que d'autres fonçaient pour garer leurs voitures en zigzag. On ne peut que se demander si ces tentatives de bloquer leur approche n'a pas aiguisé la furie avec laquelle les Israéliens ont donné l'assaut à la maison.
Bientôt, les cris ont repris. La police municipale et des frontières avaient été vues descendant la rue principale. Tout le monde s'est replié dans la maison. Quelques minutes après, les unités spéciales Yamam, l'équivalent israélien des brigades de choc SWAT (1), donnaient l'assaut à la maison.
Les Yamam étaient entièrement revêtus de combinaisons, les visages peints en noir, armés de M-16 américains et accompagnés de chiens d'attaque. La seule résistance offerte par les Palestiniens contre cette attaque fut quelques chœurs de "Dieu est grand". Les deux premiers niveaux de l'immeuble furent rapidement vidés, beaucoup de Palestiniens et d'activistes ont été frappés à coup de bâton ou de poing, ou pire, frappés dans le dos pendant qu'ils couraient.
Les familles et les militants qui se trouvaient dans les appartements supérieurs ont raconté avoir été traités de la même manière, et n'ont pas eu le temps de rassembler ou de récupérer le moindre effet personnel.
Une fois dehors, dans la bousculade, les Palestiniens se sont éloignés de la maison et sont descendus vers la rue principale, où la police continuait à affluer vers la maison. La rue principale était encombrée de dizaines de voitures de police, quelques ambulances et bulldozers.
Tandis que des Palestiniens et des internationaux de l'ICAHD, de l'ISM et du groupe Faculté pour la paix israélo-palestinienne (Faculty for Israëli-Palestinian Peace – FFIPP) (2) continuaient à envahir la rue, la police israélienne a bouclé le quartier, repoussant violemment ceux qui ne reculaient pas assez vite. J'ai vu un policier particulièrement brutal se précipiter sur une Norvégienne et lui donner, en plein visage, un coup de poing qui l'a jetée par terre.
Une fois que le choc initial d'être attaqués et jetés à la rue en pleine nuit se soit dissipé, le drame muet de l'attente a commencé. La police s'est mise en ligne devant la rue menant à la maison, probablement pour bloquer les résidents et les propriétaires qui s'enflammeraient à la vue de l'explosion de leurs maisons. Pendant que les policiers étaient en ligne, discutant, riant, se passant des bouteilles d'eau, la centaine de Palestiniens dans la rue pleurait, se consolait les uns les autres, et surtout attendait. Quelques-uns ont répondu aux questions des quelques journalistes présents sur les lieux, dont un reporter de Reuters et un de Palestine Media. La seule chose que personne n'a faite, c'est se lancer dans quelque violence que ce soit. Lorsqu'un jeune homme a commencé à se diriger vers la police, sa ceinture à la main, donnant l'impression qu'il allait soit lancer une pierre soit frapper un des policiers, plusieurs de ses aînés se sont rués sur lui, l'ont pris dans leurs bras et l'ont éloigné de la police. Tous les hommes avaient les larmes aux yeux.
A l'appel de la prière, avant l'aube, les hommes se sont alignés et ont commencé à prier, exactement en face de la ligne de la police. Les deux rangées, l'une composée de jeunes israéliens et israéliennes en tenue de combat, les fusils aux côtés, et l'autre, pour la plupart des Palestiniens d'âge moyen en civil, n'auraient pas pu se regarder de chaque côté d'un gouffre plus large, bien qu'elles ne soient séparées que de quelques 50 mètres. La plupart des hommes avaient les yeux mouillés de larmes, et j'ai vu un homme à qui un policier avait donné un coup de pied, trébucher, tomber à genoux et se relever.
A la fin des prières, l'attente a recommencé. Quelques bulldozers se sont approchés, des policiers sont arrivés à cheval et une jeep des Nations Unies est venue et est repartie. Le rabbin Arik Ascherman, directeur exécutif de Rabbins pour les Droits de l'Homme, a réussi à passer le barrage routier et est arrivé avec des copies du permis de construire d'Abu Eisha. Il a montré les copies à plusieurs policiers indifférents, puis nous a rejoints pour attendre. L'attente a duré la moitié de la journée. Les 300 à 400 policiers se tenaient en ligne, blaguant et riant, faisant de temps en temps mouvement pour faire reculer la foule, la plupart du temps regardant droit devant eux. Les Palestiniens grouillaient, s'étreignaient, pleuraient et quelquefois criaient après les Israéliens.
Nous, ceux de l'ICAHD, avons quitté les lieux vers 9h du matin, mais on nous a dit dans la soirée que la maison avait bien été démolie. A cause de sa dimension, les Israéliens y ont placé des explosifs et l'ont faite sauter plutôt que de la détruire au bulldozer. Le lendemain, je suis allée voir ce qui avait été le foyer de cinq familles palestiniennes, et j'ai découvert la belle bâtisse que j'avais visitée seulement deux nuits auparavant écroulée en un affreux tas de gravats. Les voisins et les anciens habitants étaient là eux aussi, faisant face à cette nouvelle réalité. Quelques arbres le long de l'ancienne terrasse étaient toujours debout à côté des décombres. Les plates-bandes de fleurs qui bordaient la maison étaient toujours là elles aussi, encadrant la pancarte installée par la municipalité, sur laquelle était inscrit : "Attention, immeuble dangereux, entrée interdite", avec le dessin d'un homme debout devant une maison instable qui semble pouvoir lui tomber dessus.
Ignorant la pancarte, j'ai escaladé les gravats pour appréhender complètement la destruction. J'ai vu un manuel de biologie avec un schéma sur le développement du fœtus, l'ensemble canapé assorti rouge et blanc de la mère célibataire qui venait juste d'aménager, une cuisinière intacte et d'autres objets de la vie de tous les jours.
J'ai vu aussi un drapeau du Fatah flottant en haut de tiges métalliques sortant en spirales d'une des colonnes de ciment écroulées. Alors que je bougeais pour prendre une photo, cinq policiers israéliens, que j'ai tous reconnu de la veille, sont à nouveau arrivés, toujours en combinaison d'intervention et armés. Tandis que je dégringolais des décombres, deux des policiers ont escaladé le pilier en ciment et enlevé le drapeau. Les Palestiniens n'ont pu que hocher de la tête.
Alors que j'assistais à la scène, la même question, depuis la veille, me revenait sans cesse à l'esprit : "Comment tout ceci peut-il assurer la sécurité d'Israël ?" La réponse est simple, ça ne la garantit pas.
Mais les démolitions des maisons, comme beaucoup des aspects de la politique israélienne dans les Territoires Palestiniens Occupés, a plus à voir avec le projet d'Israël de prise de possession de terres qu'avec sa sécurité. Comment des politiques qui humilient, frustrent, enferment et brutalisent les Palestiniens, et conduisent à la réduction des options et au sentiment de désespoir qui s'en suit, peuvent-elles garantir la sécurité d'Israël et de son peuple ? Bien qu'Israël invoque systématiquement la "sécurité" comme raison attrape-tout qui justifie ses décisions, il est difficile de voir la logique de cet argument dans des cas comme la démolition de la maison d'Abu Eisha.
Cependant, en regardant d'un autre point de vue, la démolition fait terriblement sens. Chaque Palestinien que j'ai rencontré à Jérusalem parle de l'indéniable vérité telle qu'il en fait l'expérience : Israël rend la vie des Palestiniens impossible, des points de vue économique et émotionnel, de façon à les expulser de la zone. Ceci est particulièrement vrai pour les Palestiniens qui restent dans la Jérusalem convoitée et peut expliquer pourquoi 22.000 maisons de Jérusalem Est sont menacées d'ordres de démolition. C'est pourquoi Jeff Halper croit que les démolitions de maisons sont une des principales armes d'Israël dans son arsenal d'occupation. Démolir la maison, démolir la famille, démolir l'esprit, et peut-être, mais seulement peut-être, le peuple suivra.
(1) Special Weapons And Tactics : aux États-Unis, le SWAT est l’unité de police spécialisée dans les opérations paramilitaires qui, dans les grandes villes, est entraînée à accomplir des missions dangereuses.
(2) Faculty For Israëli-Palestinian Peace (FFIPP) est un réseau d’universitaires et d’étudiants israéliens, palestiniens, nord-américains et européens engagés en faveur du dialogue au Proche-Orient. FFIPP-France est affiliée au réseau FFIPP-International.
Source : Electronic Intifada
Traduction : MR pour ISM
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