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USA - 12 novembre 2007
Par Azmi Bishara
L’intellectuel palestinien Azmi Bishara est un ancien membre du parlement israélien, la Knesset
Un général du Pentagone qui reprendrait de l’active, ne serait-ce que vingt ans après son départ à la retraite, serait très très surpris. Voici deux décennies de cela, son pays venait d’émerger, victorieux, sur l’ordre communiste international, après quelque quarante années et des poussières de guerre politique, culturelle, économique et informationnelle, qui se manifesta par l’éruption d’innombrables conflits régionaux, de révolutions et de coups d’état dans diverses régions du globe, et dans lesquels son organisation avait investi toutes son énergie et toutes ses ressources.
Ainsi, il allait connaître ses années dorées, confiant que l’Amérique était plus sure et plus confiante, puisqu’elle avait désormais vaincu ce que Ronald Reagan avait qualifié d’"Empire du Mal"…
Sa confiance aurait encore été renforcée par el fait que le dernier projet de loi sur l’acquisition de nouveaux armements que le président eût soumis au vote du Congrès s’élevait à un demi trillion de dollars en dollars d’aujourd’hui, à l’effet d’entraîner l’économie soviétique en haillons dans une nouvelle course aux armements.
Imaginez la surprise de notre général américain à la retraite, vingt ans après que son gouvernement en eut fini avec cet ennemi de la liberté et de l’"American way of life", en voyant que son président, aujourd’hui, en 2008, a demandé au Congrès d’approuver un budget militaire, durant cette ère de paix, équivalent, en dollars actuels, au total du budget de 1987, c’est-à-dire quelque chose d’approchant les 505 milliards de dollars…
Le budget militaire des Etats-Unis équivaut à l’ensemble des budgets militaires de tout le reste du monde, et il représente le quintuple de l’ensemble des budgets militaires des pays que les Etats-Unis ont identifiés comme ses ennemis potentiels (d’après un article de Richard Betts, directeur du Saltzman Institute of War and Peace Studies, qui a été publiée dans le Chicago Sun Times du 28 octobre).
Certes, un sceptique peut arguer que cette comparaison est injuste, car elle ne prend pas en compte le besoin de coûts exceptionnels afin de couvrir les guerres en cours en Irak et en Afghanistan. Je répondrai à ce sceptique que, premièrement, l’Irak et l’Afghanistan ne sont en rien des "exceptions".
Tout octogénaire américain aurait bien du mal à se souvenir d’un moment où son pays n’aurait été ni en guerre, ni en train d’en préparer une nouvelle !
Contrairement aux cent cinquante premières années de l’histoire des Etats-Unis, les quatre-vingt dernières ne sont qu’une litanie interminable de passage d’un conflit à l’autre ou d’une intervention militaire à la suivante, au cours de ce qu’on peut qualifier de déploiement de l’émergence de l’Empire américain tel que nous le voyons aujourd’hui.
Ensuite, les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan sont financées par des budgets supplémentaires votés hors le budget fédéral. Si vous ajoutez les 142 milliards de dollars injectés dans ces guerres au budget militaire de 2008, vous arrivez à 650 milliards de dollars, soit 25 % de plus que le budget militaire américain pour l’année 1968, au plus fort de la Guerre froide et de la course aux armements, et à une époque où les Etats-Unis étaient engagés dans la plus féroce des interventions militaires de toute leur histoire, la guerre au Vietnam.
A l’évidence, le budget de la défense américain est déterminé par d’autres motifs que le seul besoin de financer l’armée et les guerres du moment.
Un des déterminants, puissants, est la recherche-développement scientifique et technologique, en particulier dans les secteurs transférables entre les industries militaires et les industries civiles, et sans tenir compte des commandes en sous-traitance, sans lesquelles la plupart des grandes firmes américaines seraient incapables de se tenir hors de l’eau dans la lutte capitaliste pour la survie.
Sans égard pour l’existence ni pour la nature des menaces perçues à la sécurité nationale des Etats-Unis, le budget militaire et le complexe de la recherche/production technologique constituent la base de l’économie impériale. Il crée des emplois, permet le développement d’industries civiles, et de manière générale injecte de la vie dans l’ensemble du mécanisme.
Autrement dit, contrairement aux allégations des tenants de l’économie de marché, selon lesquels ce développement industriel, scientifique et technologique fonctionnerait par lui-même, sans l’intervention de l’Etat, l’Etat, en réalité, met tout son poids sur l’infrastructure de la recherche, du développement et de la production.
C’est même, là, un des facteurs qui ont conféré aux Etats-Unis un avantage sur les autres pays, dans nombre de domaines.
Le budget militaire américain ne se contente pas de financer des recherches sur des boucliers anti-missiles balistiques, ou contre les syndromes de choc psychologiques relatifs au champ de bataille, pour ne pas parler du développement de la propagande d’Etat et de la machine médiatique.
Avec le développement des technologies du commandement par internet, la recherche sophistiquée en matière de cybernétique a reçu une telle part des dépenses relatives à la défense que les villes américaines se livrent entre elles une concurrence acharnée afin d’être retenues comme base pour des centres de recherche et des QG destinés à protéger les ordinateurs et les réseaux de donnée appartenant à des agences gouvernementales, à des banques, voire même au Pentagone contre des virus et des hackers [il s’agit de spécialistes, capables de déchiffrer des codes secrets et de s’introduire sur des sites ultraconfidentiels afin de les espionner, de les "mettre sur écoute", de les endommager ou de les détruire, ndt], qui sont en passe, dit on, de devenir les prochaines armes de destruction massive à la disposition du "terrorisme mondialisé" contre l’Occident.
Comme c’est le cas avec tous les sauts technologiques majeurs, les conséquences de l’investissement dans la recherche et le développement des techniques cybernétiques ne manqueront pas d’apporter à la fois des bénéfices et de grands périls aux générations futures.
Ce qui nous préoccupe, en la matière, c’est le fait que cette dynamique économique risque de jouer un rôle essentiel (sinon d’y précipiter activement les Etats-Unis) dans des conflits armés, par l’intermédiaire des lobbies qui représentent les membres constitutifs du complexe militaro-scientifico-industriel, au minimum en exacerbant des tensions internationales, en magnifiant des menaces et, de manière générale, en contribuant à créer un climat propice à une activité plus profitable du point de vue capitalistique.
A l’instar de l’establishment sioniste politico-médiatique, l’establishment américain politico-militaire, lui aussi, dispose de ses propres représentants : journalistes, organisations et lobbyistes, à Washington.
Je mettrais ma main à couper qu’il y a, quelque part, une loi non écrite, qui leur dit d’exagérer la puissance de l’ennemi et d’alimenter les tensions et, quand les choses commencent à sembler partir en eau de boudin et échapper à tout contrôle, de présenter les événements sous les traits de quelque conspiration.
Quoi qu’il en soit, je ne doute pas un seul instant que les déclarations faites par Bush sur la capacité future de l’Iran à se doter de la bombe nucléaire, et les observations de Rice selon qui l’Iran représente aujourd’hui le plus grave danger pour la sécurité nationale américaine, feront le maximum pour satisfaire un establishment militaro-économique américain avide d’allocations budgétaires gargantuesques.
Le tout nous conduit à un autre monde, à l’autre face du progrès : une escalade est en cours, pour des raisons qui se la jouent "rationnelles", au sens qu’elles semblent présenter des arguments logiques pour déployer des allocations militaires, ou, éventuellement, pour prendre le contrôle des principales réserves pétrolières mondiales, ou encore, éventuellement, pour servir les intérêts d’Israël. De fait, toutefois, ces rationalisations exploitent des idées et des images stéréotypes qui sont tout ce qu’on voudra, sauf rationnelles.
Ces stéréotypes peuvent éventuellement déjà exister sous une forme latente, mais ils sont magnifiés et canalisés de manière concertée par la presse, la politicaillerie populiste, les films hollywoodiens et les autres médias, jusqu’à former une culture dominante.
C’est dans cette mobilisation subliminale de tous les instants de l’opinion publique que réside l’autre mobile du progrès technologique.
Reste qu’on ne peut faire autrement que remarquer les quantités de mensonges délibérés ou de mythes non-intentionnellement entretenus au sujet des pays et des peuples pris pour cibles par ces campagnes.
Ce sont des mensonges et des mythes qui seront mis au service des tensions en cours d’escalade, tout en maintenant un œil sur un recours possible à la force armée, en particulier contre ces pays qui résistent à l’hégémonie impérialiste et qui s’efforcent de s’auto-promouvoir en puissances, au sein de leur propre sphères géographiques.
Sans égard pour notre propre opinion au sujet de ces pays, il y a assurément quelque chose de pervers à répéter comme des perroquets, comme nous le faisons, les stéréotypes et les allégations produits par la machine à propagande américaine.
Après tout, pourquoi quiconque, dans le Tiers Monde, devrait-il accepter l’idée que les Etats-Unis devraient être nécessairement le camp doté du pouvoir de déterminer qui peu ou qui ne peut pas posséder l’énergie nucléaire, ou encore qui peut ou qui ne peut pas représenter une menace, au cas où il la détiendrait ?
Les Etats-Unis sont le seul pays à avoir utilisé des armes nucléaires depuis l’invention de cette technologie ; ensuite, cette technologie, ils l’ont utilisée contre des villes très peuplées ; enfin, cela s’est produit à une époque où ils étaient absolument les seuls à détenir cette technologie.
Même après que d’autres pays eurent rejoint le club nucléaire, cette instance est demeurée le seul moment, dans l’Histoire, où des armes nucléaires ont été utilisées.
Aucun pays socialiste n’en a jamais utilisé, pas même à la veille de l’effondrement de cette forme d’ordre mondial. De même, aucun pays islamique, ne l’a utilisé. Ni l’Inde. Ni aucun autre pays. Seuls, les Etats-Unis peuvent orner leur (lamentable) front de ce laurier (d’infamie).
Mais, en lieu et place d’inquiétude devant son audace à se proclamer le juge unique en matière de prolifération nucléaire et en lieu et place de l’horreur que devrait susciter le monopole détenu par Israël, dans cette région du monde, en matière tant de nucléaire civil que d’armes nucléaires, nous assistons au sarcasme dirigé contre la tentative "naïve" de Mohamed Al-Baradeï d’affirmer l’autorité de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique, dont les Etats-Unis furent un père fondateur.
Le lauréat du Prix Nobel de la Paix, que l’Occident avait pourtant virtuellement salué comme un héros, croit que l’AIEA devrait être l’instance déterminant de quelle manière inspecter des technologies nucléaires, dès lors qu’un accord est obtenu avec l’Iran, et de quelle manière se comporter, au cas où cet accord ne serait pas conclu. Voilà pourtant qui semble parfaitement raisonnable !
Mais les commentateurs politiques et les médias ont immédiatement suivi les caprices primesautiers générés par l’arrogance de la puissance américaine.
Il est choquant de constater que le discours politique américain a été adopté de manière totalement acritique.
Et politique, ce discours l’est, assurément ; ce qui signifie qu’il ne s’agit absolument pas d’un discours neutre et que ce discours vise à conduire aux conclusions que les Etats-Unis veulent voir retirer par absolument tout le monde !
Quiconque admet le précédent consistant à qualifier une institution gouvernementale d’un pays d’organisation terroriste, sans que ce qualificatif ait jamais été appliqué à une quelconque agence gouvernementale étrangère dans le monde entier, y compris à certaines officines israéliennes, connues pour leur longue histoire de planification et de mise en pratique du terrorisme, encourra le risque de se voir catégoriser dans le système inquisitorial américain, dont les critères n’ont rien à voir avec les standards de l’objectivité, et tout à voir, en revanche, avec la formulation, par Washington, des prétextes lui permettant de faire exactement ce qu’il veut. Les arguments de Washington convainquent fort peu de gens, à l’extérieur des Etats-Unis.
Mais peut leur en chaut, dès lors qu’ils disposent de la puissance leur permettant de faire que leurs définitions soient les bonnes. Ils ont presque intervenu au Darfour militairement, sur la base de leur qualification (ainsi que celle du lobby sioniste) de la violence horrible qui se produit là-bas entre des tribus pastorales et nomades – un conflit que tous les gouvernements soudanais successifs ont exploités de différentes manières à travers leurs alliances versatiles – de "génocide arabe perpétré contre des Africains" !
Les opposants à la politique des Etats-Unis n’aboutiront à rien en essayant de convaincre ceux-ci des erreurs que comportent leurs définitions. Leur seule chance de succès réside dans leur capacité à les persuader qu’en mettant leurs propre définitions (erronées) en œuvre dans un lieu donné, ils mettront nécessairement leurs propres intérêts en danger ailleurs.
Mais c’est là quelque chose qui ne saurait être accompli lors d’une conférence sur le terrorisme et les définitions y afférentes. Mettre en garde contre la culmination d’une politique de confrontation et ses guerres et mobilisations psychologiques annexes, cela requiert une lutte soutenue.
Cela implique aussi un certain type de conscience. Il y a une différence entre le fait de prendre position contre la guerre en Iran, tout en critiquant en même temps la politique iranienne, et celui de prendre une position contre la guerre en Iran, tout en blâmant Ahmadinejad de susciter l’agression américaine.
Cette deuxième position n’est, en réalité, qu’une manière élégamment tournée de soutenir la guerre américaine.
Et cela s’harmonise à la perfection avec la position américaine, qui, tout du moins officiellement, n’est pas une guerre quel qu’en soit le prix, mais bien plutôt : si l’Iran n’obtempère pas à certaines conditions, alors l’Iran doit être tenu pour responsable des conséquences de ce refus d’obtempérer.
Rares sont les pays à emprunter la voie de la guerre sans énoncer des justifications plus ou moins probantes. Même Israël ne le fait pas (c’est dire !) La différence, dans le cas présent, c’est que certaines personnes, dans cette partie du monde, entonnent en chœur les prétextes américains pour partir en guerre contre l’Iran.
J’imagine qu’il s’agit là, pour partie, de l’écho du fait que la position américaine trouve ses origines dans une argumentation bizarre. Cette argumentation tient que l’Amérique est un pays dément et que son président a tourné la boule, et que par conséquent les autres gouvernements feraient bien de faire tout simplement ce qu’il dit de faire, sinon leurs dirigeants seront tenus pour responsables des catastrophes qui pourraient s’abattre sur leurs pays.
On attend, soudain, de tous ces gouvernements, dans le monde, qui normalement sont accusés d’être irrationnels, qu’ils soient plus rationnels que l’unique superpuissance mondiale et que l’homme qui la dirige.
Mais si la politique étrangère américaine est réellement aussi irrationnelle que ça, cela doit être assurément une raison suffisante pour s’y opposer, car le seul service que peut rendre l’argument mentionné plus haut, c’est de contribuer à encourager ce qui n’est qu’une forme de chantage.
S’opposer à la guerre, je l’ai dit plus haut, cela requiert une action soutenue. Le temps n’est plus aux arguties futiles, mais à la constitution d’une coalition ou d’un mouvement pro-paix et anti-guerre, qui a pris forme ailleurs dans le monde, mais pas encore dans notre région du monde [le Moyen-Orient].
Source : http://www.amin.org/
Traduction : Marcel Charbonnier
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Azmi Bishara
12 novembre 2007