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Moyen Orient - 5 septembre 2009
Par Youssef Girard
Propriétaire terrien de la région d'Alep, Ihsan al-Djabri avait occupé diverses charges administratives dans l'Empire Ottoman avant de devenir le secrétaire de Mehmed V puis de Mehmed VI. La guerre 1914-1918 s'achevant, il s'était engagé dans le mouvement arabe ce qui lui avait permis d'occuper la fonction de premier chambellan au moment du Royaume Arabe de Fayçal. La prise de Damas par les Français, en juillet 1920, le poussa l'exil. Poursuivant son engagement, il participa au Congrès syro-palestinien à Genève en 1921 et devint, pendant six ans, membre de sa délégation permanente auprès de la Société des Nations. En 1930, il fonda avec Chekib Arslan la revue La Nation Arabe qui parut jusqu’en 1938.
La Nation Arabe fut l’une des grandes revues intellectuelles du mouvement de résistance arabe durant l’entre-deux-guerres. La revue avait pour but de servir « les intérêts des pays arabes et ceux de l'Orient ». Le réveil de la nation arabe et la lutte contre la domination occidentale était, pour Chekib Arslan et Ihsan al-Djabri, l’objet central de la revue qui appelait à l’unité arabe et à la solidarité islamique. La revue eut une importance considérable dans la précision des questions idéologiques au sein des mouvements nationalistes des pays arabo-islamiques. La Nation Arabe acquis une influence déterminante auprès les militants nationalistes arabes de l’époque, notamment auprès des étudiants et des travailleurs immigrés Maghrébins vivant en France.
Dans son article, paru dans le numéro de juillet-août-septembre 1932 de La Nation Arabe, Ihsan al-Djabri pose la distinction entre le nationalisme arabe et le nationalisme occidental ce qui avait une importance particulière au moment où le fascisme régnait en Italie et le nazisme devenait une force politique dominante en Allemagne. Cette séparation entre le nationalisme Arabe et le nationalisme occidental reposait sur l’indistinction de l’islam et du nationalisme arabe. Comme Chekib Arslan, Ihsan al-Djabri considérait que les deux notions étaient intrinsèquement liées et que l’islam était la sève du nationalisme arabe. La Nation Arabe professait un nationalisme arabe fondé sur l’islam comme l’exprimait Chekib Arslan : « Je suis musulman avant d’être arabe parce que l’islam est la religion de l’humanisme. L’humanisme prime sur le particularisme. Si le nationalisme est une échelle vers cette religion, je suis le premier à sacrifier ma plume, ma langue, mes biens et mon sang pour mon arabisme qui n’a jamais cessé de combattre l’injustice et la tyrannie ; combat qui est l’une des caractéristiques de l’Islam ».
Ihsan al-Djabri condamnait le nationalisme occidental car il était, selon lui, mû par la « volonté de puissance » des peuples occidentaux, ce qui lui donnait un caractère expansionniste et oppressif. Ce caractère oppressif était manifeste dans les rapports entretenus entre les peuples occidentaux et les peuples des Trois Continents. L’islam, selon Ihsan al-Djabri, avait réussi à faire fraterniser différents peuples et à créer ce qu’il appelait « une sorte de patriotisme religieux » dépassant les identités nationales particulières. Mais confronté à l’impérialisme de l’Occident, les peuples d’Orient connaissaient l’émergence du nationalisme conjugué à un mouvement de réforme de l’islam. Ce nationalisme, d’après Ihsan al-Djabri, était en tout point différent du nationalisme occidental car il n’était pas expansionniste et oppressif mais résistant et libérateur puisqu’il visait à résister à la colonisation occidentale et à libérer les peuples d’Orient. Le nationalisme des peuples d’Orient était avant tout une réaction à l’impérialisme occidental. Ce caractère fondamentalement anti-impérialiste du nationalisme des peuples d’Orient expliquait, selon Ihsan al-Djabri, l’hostilité extrêmement vive qu’il suscitait en Occident. Pour lui, c’était « l’avidité et l’ambition de l’impérialisme et du capitalisme qui empêchent de voir la lumière de la justice et de la vérité ».
Loin d’être l’avis d’un individu isolé, cette conception du nationalisme arabe était largement partagée par nombre de nationalistes tant au Maghreb qu’au Machrek. Dans leurs réflexions, les nationalistes Algériens s’attachèrent toujours à expliquer le caractère libérateur de leur nationalisme et leur opposition au nationalisme expansionniste et oppressif de l’Occident. De même, l’importance du lien entre l’islam et le nationalisme resta au centre de l’idéologie du mouvement national algérien, de l’Etoile Nord Africaine au FLN en passant par le PPA-MTLD. Au Machrek, Gamal Abdel-Nasser développa l’idée d’un nationalisme arabe libérateur et anti-impérialiste dans la continuité des idées définies par Chekib Arslan et Ihsan al-Djabri. Dans Philosophie de la révolution, il définit la politique de l’Egypte selon trois cercles d’appartenance : la nation arabe, l’Afrique et la civilisation islamique. Le nassérisme conjuguait unité arabe, fraternité islamique et solidarité des Trois Continents. Ces deux exemples illustrent la postérité des idées développées par Chekib Arslan et Ihsan al-Djabri dans La Nation Arabe.
Enfin, datant de 1932, l’article d’Ihsan al-Djabri emploie des formulations qui ne sont plus utilisées aujourd’hui : « Mahomet » pour le Prophète Mohammed, « mahométans » pour musulmans, l’« islamisme » pour l’islam, ou encore « Hindous » pour Indiens. Ces formulations, que nous considérons aujourd’hui comme impropres, doivent être remises dans le contexte de rédaction de l’article.
Youssef Girard
NATIONALISME ARABE - NATIONALISME OCCIDENTAL
On sait que le mot nationalisme exprime littéralement la préférence déterminée pour ce qui est propre à la nation à laquelle on appartient et surtout la condamnation des doctrines et des institutions dont le fondement n’est pas la tradition nationale. Il est souvent synonyme du mot conservatisme. Selon le milieu, le tempérament et le caractère de divers peuples, le nationalisme se présente sous multiples formes et exprime un sens étendu comprenant les diverses activités nationales. Ceux qui l’ont étudié dans les différents pays de l’Europe savent combien sont variées ses manifestations. En effet, le nationalisme occidental garde jusqu’à présent un caractère primitif, dominé par l’instinct combatif du moyen âge. Il est tourmenté par la cupidité du gain et du désir de domination. Il est assoiffé de gloire et grandeur au préjudice des autres.
Cette ambition est plus ou moins tempérée par les nouveaux facteurs de la civilisation, mais elle reste le principal élément dans la conduite de la société européenne. Nous croyons que tout en perdant de son activité et de son caractère moyenâgeux, le nationalisme en Europe conserve surtout dans le domaine étranger, une profonde empreinte de barbarie, héritage ancestral des époques passées.
Le nationalisme, certes, est aussi vieux que l’homme ; il l’a accompagné à travers les siècles. Il l’a suivi dans toutes les étapes des ses formations nationales. Il s’est développé dans les clans, les tribus et au fur et à mesure que les mœurs et les us se différenciaient et se contrecarraient, les langues s’éloignaient du langage primitif et les besoins se multipliaient et s’opposaient, le nationalisme prenait un caractère commun dans chaque peuple. On n’avait pas de but précis mais le souci de ne pas dépendre des Etats voisins formait les préoccupations des peuples. Il n’y avait pas alors des partis au sens strict du mot, mais ce sont les rois et les dirigeants qu’ils approchaient d’eux qui remplissaient le rôle de préparer l’attaque ou la défense. En Chine, en Egypte et chez tous les autres peuples de l’antiquité, la population proprement dite ne comptait pas. Elle était une masse d’esclaves sauvagement instinctifs et férocement impulsifs, aucun sentiment national n’existait chez elle, mais plus tard le sentiment national prit vaguement naissance en évoluant sensiblement. La Grèce en a montré des exemples fort intéressants à ce point. Cette évolution continua, le sentiment national commença à s’infiltrer dans les couches profondes des masses de la société. Rome avait atteint un degré supérieur de perfectionnement de la conscience nationale. On sait que la qualité de citoyen de Rome est devenue alors un honneur qu’on décernait aux élites distinguées des autres peuples.
Mais, avec l’invasion des barbares, le nationalisme a disparu pour s’incorporer dans la volonté absolue des monarques, des nouveaux peuples dominateurs qui eux-mêmes étaient soumis à une existence si éphémère qu’ils n’avaient même pas le temps de prendre conscience d’eux-mêmes. Ils étaient condamnés à se fondre les uns dans les autres comme les affluents d’un fleuve pour n’en conserver plus tard que le nom. Les nations se constituaient à nouveau sous de nouvelles formes et prenaient existence d’elles-mêmes, mais cette fois le cachet commun de nationalisme disparaissait petit à petit sous les flots de la fraternité chrétienne. L’avènement de cette religion menaçait de désagréger complètement et anéantir chez les peuples tous les sentiments de nationalisme si les propagateurs de la nouvelle doctrine ne faisaient preuve d’une omnipotence despotique et ne se permettaient pas les interventions les plus inopportunes dans la vie intérieure et extérieure des nations, procédé qui contrecarrait ouvertement les intérêts des princes régnants.
En effet, l’Eglise prétendant canaliser et orienter toutes les initiatives, faisait preuve d’un esprit inquisitorial non seulement au point de vue religieux mais aussi au point de vue social et politique. Cette manière d’agir ne se conciliait pas avec l’évolution de la science qui prenait un essor de plus en plus étendu et jetait la lumière sur les obscurités scolastiques du moyen âge. Hélas, le salut et la paix, qu’on attendait des principes égalitaires de la religion chrétienne, ont cédé la place au nationalisme des nations qui reprenaient leur existence et leur constitution indépendante sous les mêmes facteurs de lutte et de conquête.
Les peuples habitant l’Asie et l’Afrique ont suivi les mêmes étapes que ceux de l’Occident. Les vieilles civilisations de la Chine, de l’Egypte, de la Syrie, Babylone et la Phénicie, etc., après des luttes interminables à travers les siècles ont fini par former des sociétés régulières et des agglomérations civilisées conduites par le sentiment national qui se manifestait tantôt sous l’empire de la nécessité de la défense, tantôt par l’attrait du gain et du pillage. La préoccupation dominante de tous ces peuples était uniquement la défense et l’attaque. La conquête était le principal but des hommes illustres de l’antiquité. Cet état d’esprit a continué jusqu’à l’avènement de la religion de Mahomet. C’est alors qu’un nouveau changement commença à s’opérer dans la structure même des peuples entiers aussitôt conquis par les porteurs de l’étendard de cette religion. On se trouvait devant le miraculeux spectacles de voir des peuples entiers aussitôt conquis par les porteurs de l’étendard de cette religion, renoncer spontanément à toutes leurs traditions nationales qui les distinguaient des autres sociétés pour se fondre dans une forme de nation unique qui est l’islamisme en adoptant toutes ses prescriptions morales et sociales.
Plus que la religion chrétienne qui a paru, pour un certain temps, triompher des sentiments nationaux, la religion du prophète Mahomet a pu transformer les us et les coutumes et s’implanter dans les diverses sociétés humaines comme seul idéal pour lequel il était permis de lutter et de combattre. Elle a réussi à conduire les masses vers un but moral et les discipliner dans le cade d’une seule doctrine basée sur la fraternité et la justice. Cette pénétration dans les consciences était tellement forte qu’au bout de deux siècles toute existence nationale avait presque disparu des différentes sociétés et des divers peuples aussi grands et majestueux que les Perses, aussi anarchiques que les Turcs, et aussi divisés que les Hindous. Une sorte de patriotisme religieux a remplacé le sentiment jalousement national. Si les vertus, la haute morale et la rigide prescription disciplinaire se sont relâchés plus tard à la suite des invasions Tartares qui ont anéanti tous les trésors de livres, toutes les ressources de la science et de la civilisation musulmane, une seule chose est restée, c’est le relâchement du nationalisme et l’établissement de la fraternité, individuelle sinon commune, entre les peuples musulmans. Malgré la décadence dans laquelle ceux-ci étaient plongés, ils se considèrent jusqu’à présent comme une seule nation. Turcs, Kurdes, Afghans, Perses, etc., appartenaient à tous les Etats musulmans. Un Mahométan dans tous les pays confessant cette religion, ne se considère pas comme plus étranger que les propres habitants du pays où il se trouve.
Ainsi nous avons vu que pendant toute la durée du moyen âge, les guerres qui se livraient en Orient, n’étaient pas précisément entre peuples mais entre deux agglomérations où figuraient dans chacun tous les éléments nationaux qui se trouvent dans l’autre. A la suite de la disparition des Etats arabes d’Omméiades, Abbassides, Fatimides qui avaient plus ou moins un nationalisme arabe prononcé, tous les Etats formés sur leurs ruines, comme les Selsoides, Atabeks, et le gouvernement ottoman qui a vécu jusqu’à nos jours, n’avaient aucun cachet de nationalisme racial. Ils étaient purement et simplement des puissances musulmanes séparées les unes des autres non point par les facteurs de langue et de race de leur population, mais par les visées personnelles de leurs chefs révoltés les uns contre les autres ou par des considérations strictement religieuses.
On ne peut pas nier que nous assistons aujourd’hui à la renaissance du nationalisme dans les diverses nations de l’Orient. Nous constatons que depuis un demi-siècle un mouvement irrésistible se dessine parmi les intellectuels de chaque peuple pour créer une idée nationale. Les préceptes et les principes de la religion musulmane dégénérés par les injustes et ignorantes interprétations des fanatiques religieux faisaient complètement relâcher le sublime idéal de cette religion. Les peuples nageaient dans une anarchie religieuse et politique indescriptible. Cet état de chose déplorable favorisait la renaissance de réforme religieuse et nationale à la fois, qui tendait à détruire les chaînes de l’asservissement, de la réaction religieuse et en même temps le joug de l’étranger qui profitait du chaos pour dominer. Nous assistons ainsi à la régénération du nationalisme et en même temps à une ferme volonté de réforme religieuse.
Il n’est pas difficile de conclure par ces explications que la renaissance du nationalisme en Orient n’avait pour facteur que la volonté de marcher vers le progrès et la paix en ouvrant le chemin de la liberté. Elle ne ressemble nullement aux conditions qui ont présidé et accompagné le nationalisme occidental. Le nationalisme oriental n’est comparable ni dans sa forme ni dans son fond à celui de l’Occident qui en général est d’un caractère offensif, tandis que le nationalisme oriental, comme nous l’avons dit plus haut, n’a aucunement des visées conquérantes. Il ne vise que le recouvrement de la liberté des peuples qui souffrent sous la domination étrangère. On peut même dire que le nationalisme occidental qui a envahi les peuples d’Asie et d’Afrique sous prétexte de les civiliser en les exploitant de la façon la plus inhumaine et la plus scandaleuse fut lui-même le créateur du nationalisme en Orient qui enfin a cru devoir opposer une résistance contre les appétits déchaînés. La naissance du nationalisme en Orient n’est pas seulement une conséquence naturelle des actes barbares commis par le nationalisme de l’Occident, mais une nécessité inévitable pour assurer l’équilibre entre l’Orient et l’Occident. Il est donc indispensable pour l’établissement de la paix elle-même.
Par conséquent le nationalisme oriental n’a pas de préférence déterminée pour ce qui est propre à la nation à laquelle on appartient. Il ne condamne pas non plus les doctrines nouvelles et les institutions du progrès. Il est foncièrement libéral, il ne connaît d’ennemi que la domination étrangère et le conservatisme fanatique et moyenâgeux. Il se propose de briser les chaînes qui pèsent sur lui de l’asservissement de l’Occident en réformant les fondements de son existence nationale. C’est précisément pour cette raison que le nationalisme de l’Occident considère comme un danger imminent le nationalisme en Orient. Il le juge comme un crime don il faut châtier les auteurs. Il le voit comme une calamité qu’il importe de combattre. Il appelle ses adeptes extrémistes, il l’accuse de fomenter des désordres et des révolutions. Il ne voit pas la légitimité de ses intentions, l’évidence de sa loyauté et la logique de ses revendications. Il est aveuglé par ses intérêts. C’est l’avidité et l’ambition de l’impérialisme et du capitalisme qui empêche de voir la lumière de la justice et de la vérité. Voilà le secret de la sortie de la presse surtout français contre les tentatives de libération de l’Orient opprimé. Les mesures violentes que les deux puissances anglaise et française appliquent pour étouffer le nationalisme légitime et bienfaisant qui vient de se réveiller en Orient finiront par précipiter le nationalisme occidental dans le gouffre du communisme soviétique. C’est la moindre des conséquences que l’Europe et particulièrement la France arriveront à la suite de persistance à asservir et à oppresser les peuples.
Ihsan al-Djabri
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