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Palestine - 6 juillet 2004
Par Samah Jabr
Samah Jabr est palestinienne, médecin et résidente à Jérusalem occupée et depuis moins d'un an, suit une formation en psychiatrie dans la région parisienne. Fille d'un professeur d'université et d'une directrice de collège, elle est chroniqueuse pour le Palestine Report en 1999-2000, sa rubrique s'intitulait " Fingerprints " ("Empreintes digitales"). Depuis le début de l'Intifada, elle contribue régulièrement au Washington Report on Middle East Affairs et au Palestine Times of London. Lauréate du Media Monitor's Network pour sa contribution sur l'Intifada, un certain nombre de ses articles ont été publiés dans le International Herald Tribune, le Philadelphia Inquirer, Haaretz, Australian Options, The New Internationalists et autres publications internationales. Elle a donné plusieurs séries de conférences à l'étranger pour faire partager la vision palestinienne de ce conflit dont l'Université Fordham et au St. Peter's College à New York, à Helsinki et dans plusieurs universités, mosquées et églises en Afrique du Sud.
Nous autres, humains, oublions souvent notre voix intérieure. Trop souvent, nous sommes incapables d’amplifier les admonitions que nous chuchotent nos consciences afin que d’autres que nous puissent les entendre, eux aussi. De fait, nous profitons rarement de l’opportunité qui nous est offerte de libérer nos âmes, ce faisant, tandis que notre être physique reste captif, à la merci de l’oppression, du pouvoir, de la tentation, de la peur ou de la haine.
En fermant notre cœur et nos oreilles à cette voix intérieure, et les uns aux autres, nous nous dénions à nous-mêmes des qualités humaines aussi essentielles que la beauté, la gentillesse, la vérité et la bonté.
Pour moi, cela n’a pas été facile, de rencontrer Dani, un Israélien entre deux âges, qui s’est présenté comme un ancien soldat. Il était parmi un groupe d’Israéliens et de Palestiniens, rassemblés dans le village œcuménique « hollandais » de Nes Ammim, coincé entre Al-Mazra’a, un village palestinien, et les villes israéliennes de Naharia et de Carmiel, dans le nord de la Galilée. Nous étions réunis pour parler du genre de vie que nous menions, musulmans, chrétiens et juifs, dans cette situation de grave conflit politique.
Dani me montra du doigt, s’écriant : « Samah me dit quelque chose… J’ai servi au checkpoint de Bethléem, il y a quelques mois, et je la reconnais : c’est là-bas que je l’ai vue… » Puis il ajouté : « Je viens ici rencontrer les Palestiniens, sur un pied d’égalité. »
Les mots de Dani m’ont laissée froide. Militante contre l’occupation, je ne suis pas d’accord avec ces Israéliens de gauche dont les principes sionistes présupposent l’exploitation d’une autre population et qui se gardent bien de condamner, comme devraient les y contraindre les principes éthiques et moraux, les forces israéliennes d’occupation, lesquelles ont déterminé et influencé dans une grande mesure l’existence et la manière d’être de Dani.
Bien que nos regards se soient souvent croisés, tandis que nous nous servions, à table, ou lors de conférences auxquelles nous avons assisté ensemble, ou encore en nous baladant à l’ombre des arbres, dans les rues du village de Nes Ammin, j’ai évité Dani comme je l’aurais fait s’il avait gardé sa tenue militaire.
Alors que notre week-end de rencontre touchait à sa fin, tout le groupe joua au « jeu de l’aquarium ». C’est un jeu dans lequel deux personne se rencontrent et échangent des idées et des sentiments, devant tous les autres participants. La discussion au sujet d’une solution pacifique m’a amenée au centre du groupe. Avant que je puisse exposer ma vision de la paix, toutefois, je me suis retrouvée appariée à Dani. Cet homme, grand et massif, chauve, vint s’asseoir sur la chaise placée en face de moi. Il m’a regardée dans les yeux, puis il m’a dit de sa voix assurée et virile : « J’ai été soldat de « Tsahal », j’ai servi dans les territoires palestiniens et j’ai tiré sur des Palestiniens… J’en ai peut-être tué quelques-uns… Que pensez-vous de moi ? »
J’ai l’habitude qu’on me demande ce que je pense, comment je vois l’avenir, comment j’explique telle ou telle chose. Mais je ne m’attendais vraiment pas à ce qu’on me demande mon avis après une révélation aussi douloureuse et aussi grave que celle de Dani. Je ne sus pas, sur le coup, s’il me lançait un défi ou s’il me proposait la réconciliation. Tout ce qui me vint à l’esprit, ce furent les images, se répétant à l’infini comme dans deux miroirs, de la mort froide et de l’humiliation amère, évoquées chez moi par la simple mention de l’armée israélienne.
« Ce que je ressens envers vous, c’est de la colère », finis-je par répondre, en m’efforçant de donner la réponse la plus brève possible.
« Je comprends votre colère », dit Dani, puis il exprima son regret d’avoir servi dans l’armée israélienne et son dégoût pour les pratiques de cette armée. Il dit qu’il était hanté par la culpabilité et qu’il dormait très mal à cause des souvenirs de l’époque où il faisait son service à Gaza et en Cisjordanie . Il évoqua des actes horrifiants, qu’il avait perpétrés, avec d’autres soldats, contre des Palestiniens, puis d’une prise de conscience soudaine qui l’incitait à des rencontres comme la nôtre, dans l’espoir de pouvoir se réconcilier avec lui-même et avec autrui.
Je me rappelle m’être adressée aux étudiants politiquement conservateurs et ultrasionistes d’une yéshiva du quartier Washington Heights, à New York, et avoir entendu l’interview d’un soldat israélo-sud-africain qui avait participé aux crimes de guerre perpétrés à Jénine en avril dernier, et qui les défendait, allant jusqu’à s’en vanter. Cette interview avait été diffusée par la télévision nationale sud-africaine. L’une comme l’autre, ces expériences avaient été pour moi plus faciles à supporter que la confession émouvante de Dani.
Voilà qu’un Israélien jusqu’à la moelle des os, un homme mûr, né dans la colonie conservatrice de Gush Etzion, et éduqué à haïr et à déshumaniser les Palestiniens, était en train de nous parler de sa propre transformation psychologique.
Bien que ma colère contre lui et ma haine pour ce qu’il avait fait n’eussent en rien diminué, je fus stupéfaite par sa capacité à laisser parler son moi intérieur – la meilleure partie de lui-même.
Courageusement, Dani a parlé de ses fautes, malgré les risques qu’il encourait. Ces risques, c’était notamment celui d’une réaction violente de la part de certains Palestiniens et l’embarras évident de certains Israéliens face à une dénonciation aussi décidée et scandaleuse de leurs pratiques d’occupants. Cet embarras fut encore plus mis à nu lorsque Dani, l’ancien soldat israélien, conclut en disant que, s’il était né « dans l’autre peuple », il ferait exactement ce que les Palestiniens sont en train de faire, aujourd’hui.
Quand enfin quelqu’un d’autre vint s’asseoir à la place de Dani, la question classique du pardon fut soulevée. « Samah, maintenant que vous avez entendu ce que Dani avait à dire, pardonnez-vous aux Israéliens ce qu’ils ont fait, et êtes-vous prête à vivre en paix avec eux ? »
« C’est trop tôt, pour parler de pardon, alors que l’occupation est en ce moment en train de nous opprimer, tous autant que nous sommes », ai-je répondu. « Si je suis un jour capable de pardonner, je pardonnerai ce que j’ai souffert, moi, personnellement – je ne pourrai jamais offrir mon pardon sur le dos d’autres Palestiniens que moi-même. »
Un pasteur luthérien, un Allemand, me sourit et me dit : « Samah, c’est fou, ce que tu peux être juive, à de certains moments ! »
Quand fut venu le moment du départ, Dani me dit que les autres participants juifs israéliens, qui s’étaient présentés comme plus libéraux que lui-même, lui en voulaient à cause de ce qu’il avait avoué. Il me tendit sa carte de visite, et il me dit qu’il était psychiatre et écrivain. Comme mes parents, il est père de cinq filles et d’un garçon. J’étais étonné qu’il n’ait pas dit cela au tout début. Chez lui, j’ai apprécié le fait qu’à la différence de bien des « colombes » israéliens, il n’a pas caché son engagement dans l’armée derrière une profession de foi et un style humanistes, en faisant semblant d’être un ami sûr et de toujours.
Bientôt, la rencontre à Nes Ammim toucha à son terme, et nous retournâmes tous à nos existences réelles, et profondément inégales. En retournant vers mon existence difficile, faite de lutte pour un avenir (quel avenir ?), en tant que Palestinienne, dans mon pays occupé, je sais que je ne ressentirai jamais moins de colère et de haine pour ce que Dani a fait, et pour ce qui continue à être fait à mon peuple. Mais je connais les sentiments de rejet et d’ostracisme dont Dani doit être en train de faire la dure expérience – cet isolement courageux et non moins douloureux, tellement familier à tous ceux qui parlent à cœur ouvert et qui disent la vérité, plutôt que ce qui aura le don de faire plaisir aux autres et de les rassurer. Dans ce sens-là, oui : Dani et moi, nous nous sommes mis d’accord, sans le vouloir, sur un principe moral, et nous pourrions être des partenaires égaux, sur cette base-là.
Réconcilier les parties en conflit de son être propre et atteindre à la paix intérieure : tel est le premier pas sur le long chemin de la réalisation de la paix et de la réconciliation à une échelle beaucoup plus extérieure à nous-mêmes et beaucoup plus collective.
Dani me donne de l’espoir. Quant à moi, tout ce que je peux lui offrir en retour, en ce moment précis de l’histoire de mon peuple, c’est précisément cette prise de conscience.
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Samah Jabr
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