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25 février 2005
Par Michael Neumann
Michael Neumann est professeur de philosophie à l’Université Trent, dans l’Ontario, Canada. Ses opinions ne sont pas représentatives de celles de son université. Son livre What's Left: Radical Politics and the Radical Psyche vient d’être republié par Broadview Press. Il a contribué à l’essai « What is Anti-Semitism » [Qu’est-ce que l’antisémitisme ?] ainsi qu’à l’ouvrage édité par CounterPunch : The Politics of Anti-Semitism. On peut le joindre à son adresse courriel : mneumann@trentu.ca
Dans la période à venir, nous allons sans doute assister à la répétition d’un certain pattern en Palestine. Diverses avancées vers la paix et négociations vont se poursuivre.
Israël va faire des gestes de bonne volonté. Mahmoud Abbas apportera des réponses gratifiantes, et entrera en conflit avec des groupes divers, dits activistes ou encore extrémistes.
Enfin, mais nullement moins important, il y aura des attaques palestiniennes contre des Israéliens : des soldats, des colons, voire même des civils, en Israël proprement dit.
A l’extrême droite, la réaction à ces événements se caractérisera par une indignation extrême et par des débordements. Les Israéliens modérément à droite, les racistes chaleureux et les musulmans de service chouchous de l’Occident parleront avec une douleur pleine de compassion de la mentalité retorse des "Arabes".
Plus près du « centre » et en allant un petit peu vers la gauche, nous entendrons beaucoup parler de « haine » et « des fanatiques » en train de casser la baraque des Bons Palestiniens.
Puis nous arrivons à la gauche du spectre politique : c’est là où l’analyse se difracte en diverses directions. Là, on nous dit que les Israéliens sont tout simplement aussi mauvais que les autres, non sans embarras, car on fera tout pour énoncer clairement l’implication évidente que les Palestiniens, en ce cas, doivent être eux-mêmes « mauvais ».
Nous aurons droit à quelques psychologismes au sujet des mentalités des peuples marginalisés, ghettoïsés, opprimés. Nous entendrons des explications sur la manière dont le fanatisme du Hamas trouve son homologue dans le fanatisme chrétien de l’Occident.
Nous entendrons opposer beaucoup de réfutations peu convaincantes à l’aveu de mauvaise interprétation. Ainsi par exemple, le «problème , ce ne serait pas la violence palestinienne, mais le fait que les Etats-Unis fournissent des bulldozers blindés et d’autres armes à Israël.
Nous entendrons un tas d’excuses justifiant les attaques, pour la bonne raison que des excuses sembleront appropriées à la situation.
Mais, dans tout ceci, un message sous-jacent sera véhiculé par des auteurs de toutes obédiences politiques, parfois peu intelligemment, la plupart du temps au moyen de sous-entendus et de préjugés, mais aussi parfois tout de go, à haute et intelligible voix, en particulier lorsque des gringalets «amis» des Palestiniens offriront généreusement de partager avec nous leurs audacieuses visions stratégiques, glanées sur les campus bucoliques des universités américaines.
Le message sera le suivant : soit les Palestiniens sont fous, soit ils sont idiots.
Plus vous passerez de la droite à la gauche, plus «les Palestiniens» seront vilipendés – oh, pas tous les Palestiniens : non, simplement ceux qui sont favorables aux attentats.
En continuant dans la même direction, vous entendrez tout d’abord que «les Palestiniens» seraient de vils antisémites poussés par la haine, puis que la plupart d’entre eux sont des gens charmants, mais qu’il y a ces fanatiques, enfin que ces connards de Palestiniens recommencent leurs conneries.
Et les gens vont demander : «Pourquoi ? Pourquoi ?»
Les réponses contraindront le fondamentalisme islamique à de profondes ruminations, avec un petit peu de Franz Fanon pour épicer le plat.
Autre théorie possible sur les raisons qu’auraient les Palestiniens de continuer à procéder à des attaques : les Palestiniens sont rationnels. Le fait que ces attaques soient une réponse logique ne signifie ni qu’elles soient justifiées, ni qu’elles soient efficaces ; cela signifie simplement qu’une personne dotée de raison peut être amenée, à l’analyse des alternatives offertes aux Palestiniens, à le penser.
Les attaques palestiniennes peuvent être une réponse erronée, pour toutes sortes de considérations stratégiques que je n’ai pas la prétention de connaître : personne ne saurait affirmer connaître l’effet sur leur sort final d’une stratégie palestinienne quelle qu’en soit la nature.
Mais parmi toutes les stratégies incertaines que les Palestiniens pourraient adopter, la continuation des attaques n’est certainement pas la plus stupide ni la plus suicidaire, et elle ne saurait par conséquent être écartée au motif de fanatisme.
Même si des fanatiques «sont derrière» ces attaques, les Palestiniens ordinaires et rationnels auraient de bonnes raisons, quand bien même elles ne seraient pas décisives, d’adopter une telle stratégie.
Pour comprendre la rationalité inhérente à la réponse palestinienne, il n’est pas inutile de comparer la Palestine à l’Algérie du début des années 1960. Dans ce pays, aussi, la population indigène combattait une puissance occupante et des «colons» bien implantés.
Les Français ayant fini par comprendre qu’ils ne pourraient pas éliminer les révolutionnaires indépendantistes algériens, il y eut des négociations, qui durèrent pas mal de temps.
Les colons tentèrent par tous les moyens de saper ces négociations au moyen d’une campagne de terreur ; les Algériens ne les ont pas imités.
Pour quelles raisons la situation dans les territoires (palestiniens) occupés est-elle différente ?
La différence – cruciale – tient à ce qu’en Algérie, tout au moins du point de vue des révolutionnaires, la situation était statique. Les colons n’étendaient pas leurs activités de colonisation. En Israël, non seulement ils les étendent, mais ils les étendent au-delà de leurs besoins d’espace « vital » !
Comme l’indique le mouvement pacifiste israélien Gush Shalom, «Bien qu’il y ait quelque 3 700 maisons inoccupées dans les colonies juives de la bande de Gaza et de Cisjordanie , ce sont pas moins de 6 130 maisons supplémentaires qui sont aujourd’hui en chantier.
Dans la plus grande colonie de Cisjordanie , Maale Adumim, 47 % des unités d’habitation n’ont toujours pas trouvé acquéreur, et ce chiffre culmine 97 % dans la colonie de Givat Ze’ev, au nord de Jérusalem».
La journaliste israélienne Amira Hass nous informe du fait que la dépossession des Palestiniens continue, en application d’une véritable politique gouvernementale.
"A partir de juillet 2005", explique-t-elle, "les Palestiniens habitant à Jérusalem Est, titulaires de cartes d’identité israéliennes, ne seront plus autorisés à se rendre à Ramallah.
C’est (en effet) à cette époque que le mur sera achevé, ainsi que le point de passage de Kalandia, du type Erez, situé dans la profondeur du territoire palestinien. Seuls ceux d’entre eux qui obtiendront une autorisation (israélienne) de pénétrer en territoire palestinien (et l’expérience a montré à quel point c’est difficile) pourront franchir ce point de contrôle.
J’ai demandé au bureau du cabinet du Premier ministre et à l’armée israélienne si cette mesure ne risquait pas d’entrer en contradiction avec deux développements récents :
a) la permission accordée aux résidents palestiniens de Jérusalem Est d’aller voter aux élections destinées à la désignation du chef de l’Autorité palestinienne et,
b) la possibilité d’un retour du calme et de la reprise des négociations sur le statut définitif.
Je n’ai pas reçu de réponse…
Ce silence assourdissant, tout comme les bulldozers et les militaires qui empêchent d’ores et déjà les Palestiniens hyérosolomitains de se rendre à Ramallah, nous indiquent qu’Israël poursuit son plan : Jérusalem Est sera séparée de Ramallah et, bien entendu, de Bethléem."
Le tracé du mur israélien « de séparation », qui devait initialement suivre la frontière de 1967 [la « ligne verte », ndt], serpente désormais en Cisjordanie , et pas seulement autour de Jérusalem, faisant de l’accaparement des terres par les colons un fait accompli lourdement imposé sur le terrain.
En Palestine, de ce fait, la situation – le « statu quo » - est loin d’être statique. Les Palestiniens qui poursuivent leurs attaques n’essaient nullement de « casser » tout ce qui pourrait ressembler, de près ou de loin, à un quelconque processus de paix : ils tentent de contrer un processus d’incrustation (des colons) qui travaille constamment contre eux, et sur lequel le processus de paix – il l’a amplement démontré – n’a absolument aucun effet.
Les gestes de bonne volonté d’Israël – aussi sincères soient-ils – concernent tous les aspects possibles et imaginables du problème, sauf le principal : l’incrustation.
Des checkpoints sont supprimés ou allégés, des troupes sont retirées, des prisonniers sont élargis.
Certaines colonies sont évacuées. Mais l’activité de colonisation se poursuit au même rythme, grosso modo, qu’avant et les colonies continuent à s’agrandir, comme en compensation : on assiste à un véritable phénomène de vases communicants.
Ceci se traduit, jusqu’ici, par des souffrances toujours accrues pour les Palestiniens : moins de terres arables, moins de revenus, des conditions de déplacement plus difficiles, des services sanitaires en constante dégradation, la malnutrition et l’implantation de populations hostiles, protégées par l’armée israélienne et arc-boutées à chasser les Palestiniens des derniers pieds carrés de terres qui leur restaient.
Quant à l’avenir ?
C’est simple : les colonies s’inscrivent dans une politique israélienne, qui ne date pas d’hier, consistant à créer des faits accomplis servant à étendre un Etat juif absolument unique en son genre, aux dépens de l’autre population de cette région.
Ce fut la raison pour laquelle les premiers sionistes se sont acharnés à encourager une immigration juive illimitée en Palestine et pour laquelle, en 1948, Ben Gourion transféra d’énormes superficies de terres d’Etat au Fonds National Juif.
C’est aussi pourquoi en 1967 les colonies ont été encouragées.
De nos jours, ce processus est tombé dans une large mesure aux mains de juifs fanatiques, venus essentiellement des Etats-Unis, qui s’acharnent à « rédimer » la Palestine et à « reconstruire » un empire juif, lequel n’a d’ailleurs jamais existé historiquement - c’est aujourd’hui une quasi certitude.
De ceci, il découle que tout ce qui nous est présenté comme une pause dans le conflit n’est en réalité qu’une situation dans laquelle les Palestiniens sont contraints de rester assis sur leurs mains, tandis que l’incrustation mortelle des colons continue au même rythme qu’auparavant.
Et à quelle fin ? Sans doute pour s’enthousiasmer sur le genre de processus de paix qui a échoué tellement de fois déjà, dépourvu non seulement de garanties, mais même de la moindre assurance qu’il y aura un gel de la colonisation…
Tandis que les Palestiniens doivent se contenter d’un château en Espagne toujours plus réduit, les colons se voient accorder l’autorisation de s’accaparer autant de territoires qu’ils le peuvent, impunément. Même là où les colonies ne peuvent plus s’étendre, ils déploieront des efforts acharnés afin de s’enterrer eux-mêmes si profondément que les enclaves israéliennes en Cisjordanie , qui empêchent la création d’un Etat palestinien viable, deviendront irréversibles.
Sans attaques (palestiniennes), et avec des négociations en cours, le mouvement colon aura beaucoup plus de facilités à trouver de nouvelles recrues pour ses activités de déplacement de populations.
De plus, les colons actuels ne verront plus aucune raison d’envisager de partir – ce que très peu d’entre eux font, d’ailleurs, pour le moment. Des « faits accomplis sur le terrain » plus amples, plus forts, plus étendus seront créés, minute après minute, et tous les Israéliens ordinaires, dont la plupart honnissent les colons, cesseront de se plaindre : en effet, il y aura moins de violence, moins de risques pour les militaires et moins de dépenses budgétaires : donc moins de motifs de mécontentement.
Pendant ce temps-là, les Palestiniens, impuissants et enfermés dans les restes de leur territoire surpeuplés d’une manière affolante, seront encore un peu plus pressurisés, et encore un peu plus, et encore un peu plus…
Jusqu’à quand les Palestiniens continueront-ils ainsi à capituler, à souffrir une défaite s’aggravant lentement mais sûrement ?
Eh bien, tous les gens qui sont impliqués dans le processus de paix assurent (en s’en réjouissant) que cela prendra du temps, beaucoup de temps. Personne ne se risque à faire de pronostic.
Le 13 novembre dernier, le Washington Post a annoncé que "Le Président Bush s’est fixé pour but, hier, d’assurer la création d’un Etat palestinien pacifique et démocratique, aux côtés d’Israël, avant la fin de son deuxième mandat, en 2009" [http://www.washingtonpost.com] [Soit : dans quatre ans].
La moitié de ce délai, ce serait déjà bien trop long, pour les Palestiniens, car cela donne aux colons, leurs ennemis, carte blanche pour intensifier un processus de dépossession déjà dévastateur.
Dès maintenant, il est fréquent qu’on entende des commentateurs (et même des commentateurs soi-disant « pro-palestiniens ») affirmer que les colonies sont trop bien établies pour pouvoir les démanteler.
Alors qu’en sera-t-il a fortiori dans un ans, dans deux ans ou dans cinq ans, délais durant lesquels le mouvement des colons aura carte blanche ?
Que se passera-t-il si, en dépit d’un arrêt de toute attaque (palestinienne), le processus de paix s’effondre et laisse les colonies ainsi renforcées en place ?
C’est là une réelle possibilité, que seul un fou pourrait écarter.
Il est irrationnel de renoncer à vous défendre alors même que votre ennemi poursuit son agression. Même s’il y avait un gel total de la colonisation, la destruction de la Palestine n’en ferait pas moins un endroit où les Palestiniens auraient de moins en moins d’espoirs de pouvoir y édifier un jour leur société.
Ce qui est rationnel, c’est poursuivre la résistance, continuer à rendre la vie des colons invivable, continuer à exercer la pression sans laquelle il n’y aurait jamais eu aucune concession israélienne, pour commencer. Si cette pression cessait, les colons se terreraient encore plus profondément en Palestine, laissant de moins en moins de terres et de moins en moins d’espoir aux Palestiniens.
Cela ne signifie pas que la continuation des attaques soit la meilleure politique possible.
Peut-être cette meilleure politique possible consisterait-elle à manifester pacifiquement, avec des fleurs dans les cheveux ?
Tout est envisageable. Mais la poursuites des attaques est une politique rationnelle ; c’est une politique qui a autant de chances de réussir que n’importe quelle autre.
Pour comprendre cette réponse à la situation, il n’est nul besoin de comprendre quoi que ce soit à l’Islam, au fondamentalisme musulman ou à je ne sais trop quels traits spécifiques de la culture palestinienne, et encore moins à la psychologie de la haine.
Il suffit simplement de voir dans les Palestiniens des êtres humains dotés de raison.
Source : http://www.counterpunch.org/
Traduction : Marcel Charbonnier
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Michael Neumann
25 février 2005