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Gaza - 21 mai 2004
Par Amira Hass
Article paru le 21 mai 2004 dans le quotidien israélien Haaretz. Traduit de l'Hébreu par Michel Ghys. En solidarité avec le site solidarité-palestine, nous diffusons certains articles qui devaient paraître sur cet excellent site en attendant sa remise en fonction.
Il est difficile de savoir combien de positions l’armée israélienne tient dans le camp : il semble que, toutes les quelques heures, les soldats descendent d’une position et l’échange pour une deuxième. La modalité est chaque fois la même : on monte dans un immeuble, un char en bas, les occupants des étages supérieurs reçoivent l’ordre de descendre au rez-de-chaussée, les soldats font dans un appartement comme chez eux et alors, et ils prennent place dans un endroit dont les fenêtres sont étroites, par exemple la douche, et là « ils placent leurs tireurs d’élite ».
L’hypothèse est que « tout ce qui bouge au niveau du sol, c’est fini pour lui » : les snipers tirent.
Bouts d’informations formant une image inachevée de ce qui s’est passé à Rafah, cette semaine.
Rafah
Certains disent les avoir entendus aux alentours de dix heures, d’autres disent onze heures du matin, mercredi 19 mai : des haut-parleurs appelant les hommes de Tel al Sultan à sortir de chez eux et à se rassembler dans l’école Omariya.
Ce quartier de réfugiés – 25.000 habitants – est placé depuis mardi à l’aube sous couvre-feu et sous occupation totale. Le seul lien avec les habitants – et entre les habitants eux-mêmes – est le téléphone.
La perception du temps est brouillée car les gens ne peuvent pas voir de leurs yeux ce qui se passe dans la rue, ils s’aventurent difficilement à un coup d’œil par la fenêtre sur ce qui se déroule sous leurs propres fenêtres. Des gens rapportent que des tireurs d’élite, qui ont pris position sur les bâtiments élevés, ne cessent de tirer « sur tout ce qui bouge ».
L’appel lancé aux hommes à surtout été entendu dans le quartier Badr, qui fait partie du camp Canada à l’Ouest qui lui-même fait partie de Tel al Sultan. Mais il a été entendu également dans les rues voisines de Tel al Sultan même. S., qui vit dans une rue à l’Est du camp Canada, a entendu les haut-parleurs. Il a conclu que le son provenait de l’un des nombreux véhicules blindés présents dans le quartier. « Je n’ai pas vraiment compris ce qui était dit. Trop loin. Mais ensuite, au téléphone avec des amis, j’ai comparé ce que j’avais compris avec ce que d’autres avaient entendu.
Les soldats appelaient les hommes armés à sortir avec un drapeau blanc, mains sur la tête et arme au-dessus de la tête et de se rendre au poste de police de Tel al Sultan. Le deuxième communiqué demandait que les hommes âgés de 16 à 60 ans sortent avec seulement leur carte d’identité, rien d’autre, pas de téléphone portable, et qu’ils se rendent à l’école Omariya. Ils n’ont pas précisé si c’était seulement les habitants de Canada ou bien tous. » Certains ont entendu que les hommes de 16 à 40 ans devaient sortir et aussi que les membres de la police devaient sortir avec leur arme.
Des personnes interrogées ont dit n’avoir pas vu d’hommes armés ni de policiers descendre de chez eux pour livrer leur arme. Ce sont des civils qui sont descendus, pas des hommes armés.
A partir de conversations téléphoniques avec des habitants assiégés dans le quartier de Tel al Sultan, on comprend que ça a été la confusion : tout le monde était-il censé descendre avec les cartes d’identité et se rassembler dans l’école ou seulement les habitants de Canada ?
Jusqu’à quel point sortir était-il sûr ?
Et qu’arriverait-il à quelqu'un sortant dans une rue où les soldats n’ont pas lancé l’appel ?
Dans certains cas, a raconté quelqu'un à un ami, des femmes et des enfants ont décidé de se joindre aux pères et aux maris, sorte de bouclier humain, en partant de la supposition que les soldats ne tireront pas sur des femmes et des enfants. Les gens qui sont sortis ont découvert que les rues asphaltées étaient détruites, labourées.
Mais ils n’ont pas vu un seul soldat pour les aider. Ils n’ont pas vu de chars. Quelqu'un a raconté avoir vu un char au bout de sa rue. Alors, raconte S., « les gens ont commencé à avancer dans les rues vides, à tourner en rond. Et tout à coup, les soldats ont commencé à tirer. On ne voyait pas les soldats qui tiraient. Moi aussi, j’ai entendu les coups de feu ».
Les gens, terrorisés, désorientés, se sont figés sur place. S. a regardé par la fenêtre et est parvenu à voir des gens immobilisés à côté de la pharmacie « Beyrouth » dans Shara al Nous, la rue centrale. « Les gens ne savaient pas s’ils devaient continuer, revenir, s’arrêter. Ils ne savaient pas quoi faire parce qu’il n’y avait pas de soldats pour le leur dire : les soldats se sont seulement mis à leur tirer dessus. » Les gens ont ainsi attendu environ une demi-heure et comme ils ne voyaient toujours pas de soldats, ils ont commencé à rentrer chez eux.
Selon M., après les coups de feu, des gens ont crié Allah Akbar, ils ont couru à la mosquée proche, puis sont retournés chez eux. Paniqués. Ne comprenant pas ce que l’armée comptait faire. Ne sachant pas qui dans le monde extérieur, à deux kilomètres de là, savait ce qui se passait. Ne sachant pas ce qui était fausse nouvelle et ce qui était vrai. Des ambulances ont commencé à circuler dans le quartier. Les gens en ont conclu que les tirs de l’armée israélienne avaient fait des blessés. La panique a augmenté.
Au cours de l’après-midi, les noms ont progressivement été révélés : Saber Abou Libda, 13 ans, Shadi al-Maghari, 24 ans, Osama Abou Nasser, 24 ans, Halil Abou Sa’ader, 37 ans. Et plusieurs blessés, dont deux frères de Abou Libda.
Le porte-parole de l’armée israélienne a communiqué qu’ « au cours des opérations des forces israéliennes dans le quartier de Tel al Sultan, les forces israéliennes ont appelé les hommes armés à sortir des maisons et à se livrer. Quand les hommes armés se sont rendus aux forces armées, des Palestiniens ont ouvert le feu dans leur direction.
Les forces israéliennes ont tiré en direction des sources des tirs et ont identifié avoir touché deux des tireurs. » Ces nouvelles n’avaient pas encore eu le temps d’ébranler Rafah, trois des quatre corps n’étaient pas encore arrivés à l’hôpital, que la ville était assaillie par les nouvelles sur une manifestation de soutien dispersée à coups de missiles et d’obus.
Et à Tel al Sultan, d’après S., on a encore une fois entendu les haut-parleurs. Les hommes devaient se rassembler à l’école Omariya. Cette fois, dit S., les gens sont également sortis des maisons de la rue de Tel al Sultan qui jouxte Canada. « Mais maintenant, des soldats ont commencé à les guider. En chars [blindés en tous genres. Les Palestiniens les appellent tous "chars" – A. Hass]. » D’après S., les soldats ont fait savoir à grands cris « que celui qui veut garder la vie sauve sorte et se rende à l’école. Celui qui ne veut pas, qu’il meure chez lui. »
Prudemment, craignant qu’on leur tire à nouveau dessus, les gens ont commencé à marcher dans les rues dévastées en direction d’un bloc de plusieurs écoles, dont Omariya au milieu. Là, ils ont découvert que l’armée avait détruit les murs qui séparaient les écoles les unes des autres, peut-être pour agrandir l’espace en vue du rassemblement des hommes. Les gens n’ont pas été rassemblés à l’école Omariya, dit S., mais dans une école proche dont il a oublié le nom. Il semble que plus de 1000 personnes ont été réunies dans l’école.
Une partie d’entre elles sont rentrées chez elles peu de temps après. D’autres sont rentrées aux alentours de cinq heures du soir. « Il y a des gens qui continuaient à arriver sur le lieu de concentration et les soldats leur ont dit qu’il ne fallait pas, qu’ils pouvaient rentrer chez eux », a raconté l’ami de S. Entre temps, les soldats ont raflé une cinquantaine d’hommes – au hasard, à en croire la description de l’ami de S. qui est professeur à l’université. Ils comptaient quelques têtes et le cinquième, ou le dixième « ou quelque chose comme ça » était emmené vers l’autobus qui attendait dehors.
Et ainsi de suite, avec un deuxième autobus. Une centaine d’hommes ont été conduits à Tel Zuarob et Tel Khol, à l’Ouest du quartier. Là, « ils leur ont demandé ce qu’ils leur ont leur a demandé, ils ont été contrôlés comme ils ont été contrôlés. Trois ont été arrêtés et les autres renvoyés chez eux. »
Bouts d’information en provenance de Tel al Sultan, fragments insérés, s’ajoutant les uns aux autres au cours des derniers jours pour créer une image incomplète et inachevée. Dans des conditions de couvre-feu et d’isolement par rapport aux autres parties de la ville, personne ne peut s’engager à une précision de 100% sinon pour ce qui se passe dans un espace restreint autour de lui, à lui-même ou à sa famille à côté de lui. Des milliers de coups de téléphone qui se donnent chaque jour entre les habitants du quartier et leurs proches, si éloignés et si proches, construisent celle image.
Les conversations au téléphone sont aussi le seul lien entre les habitants du quartier et le monde. Quasi en même temps que la mainmise sur le quartier, lundi avant l’aube, 70% environ des habitants de Rafah ont été coupés du réseau électrique. Si bien que les habitants de Tel al Sultan sont à la fois sous couvre-feu et ne peuvent pas savoir ce qui se passe. Pas de télévision. La radio n’a pas de batteries.
Cette prise de contrôle du quartier l’a frappé de stupeur : tout le monde s’attendait à ce qu’elle porte sur les quartiers situés à la frontière, que comme toujours, les chars passent devant le quartier en allant à Yibneh ou au quartier Brésil. A Tel al Sultan, il n’y a pas de tunnels : on est trop loin de la frontière.
Les activistes armés ne s’y concentrent pas, parce que Tel al Sultan « n’est pas adapté à la guérilla », expliquait quelqu'un. La rue la plus étroite fait huit mètres de large. Les gens ne se sont pas approvisionnés en nourriture, en pitas, en matériel d’urgence comme des batteries.
Dès leur entrée, les soldats ont proclamé le couvre-feu. Les blindés ont progressé dans le quartier, accompagnés de bulldozers. S. a raconté que « les enfants regardaient furtivement par la fenêtre, ils comptaient puis annonçaient : un char, un transporteur de troupe, un Merkava, un bulldozer » etc.
A chaque bout de rue, on voyait un bulldozer fouillant et creusant l’asphalte, le retournant, l’écrasant. Plusieurs ambulances autorisées à entrer dans Tel al Sultan au cours de la journée de mercredi, pour évacuer des malades, n’ont pas réussi à les atteindre, à cause d’une route détruite, d’un barrage de sable ou d’un char.
Actuellement l’eau commence à manquer : les puits d’eau de Rafah se trouvent tous dans une zone dont l’armée israélienne a pris le contrôle. Quand l’électricité est coupée, il faut actionner les pompes à la main. Les employés de la municipalité n’ont pas réussi à s’y rendre. Devant le filet d’eau de plus en plus mince qui sort des robinets, les gens du quartier ont conclu – jusque mercredi soir – que les employés de la municipalité n’étaient pas parvenus à mettre les pompes en activité. Comme dans toute la Bande de Gaza, les gens de Rafah dépendent d’une eau qui a été purifiée pour la consommation et la cuisine. Une camionnette qui joue « Pour Elise » vend des gallons d’eau purifiée. Sous couvre-feu, dans des rues dont l’asphalte a été détruit par les bulldozers de l’armée israélienne, il n’y a aucune chance de voir circuler la camionnette.
La famille de S. possède une épicerie qui jouxte l’appartement de son frère, au rez-de-chaussée. Quelques voisins se sont aventurés, en se coulant le long des murs des maisons jusqu’à son magasin, pour y acheter quelque chose. Les voisins qui habitent de l’autre côté de la rue redoutent de la traverser. Des soldats montent dans des bâtiments élevés, entrent aux étages supérieurs et de là, ils observent et tirent. Ces voisins-là ont appelé la famille de S. et lui ont demandé de leur lancer quelques produits : pitas, cigarettes, sacs de riz.
Piégés dans leurs maisons, les gens, terrifiés, ont compté cinq fortes explosions qui ont fait trembler les vitres et ont été suivies d’un nuage de fumée. Quatre maisons ont été détruites : celle du meurtrier de la famille Hatouel, celles de deux responsables militaires du Jihad et du Fatah – qui ont été tués – et celle d’un homme dont on dit qu’il trafique via les tunnels. La cinquième explosion a été celle d’une voiture : quelqu'un a propagé la nouvelle que des combattants (palestiniens) avaient fait sauter un char. Ce n’était qu’un vœu, que S. et ses amis se sont empressés de réfuter : les soldats avaient fait sauter la Subaru de quelqu'un travaillant pour l’organisation World vision.
Il est difficile de savoir combien de positions l’armée israélienne tient dans le camp : il semble que, toutes les quelques heures, les soldats descendent d’une position et l’échange pour une deuxième. La modalité est chaque fois la même : on monte dans un immeuble, un char en bas, les occupants des étages supérieurs reçoivent l’ordre de descendre au rez-de-chaussée, les soldats font dans un appartement comme chez eux et alors, et ils prennent place dans un endroit dont les fenêtres sont étroites, par exemple la douche, et là « ils placent leurs tireurs d’élite ».
L’hypothèse est que « tout ce qui bouge au niveau du sol, c’est fini pour lui » : les snipers tirent.
Source : www.haaretz.co.il/
Traduction : Michel Ghys
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