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USA - 27 mai 2005
Par Gary Leupp
Gary Leupp est professeur d’histoire à l’Université Tufts, et professeur assistant de théologie comparée. Il est l’auteur des ouvrages suivants : "Servants, Shophands and Laborers in the Cities of Tokugawa Japan"; "Male Colors : The Construction of Homosexuality in Tokugawa Japan" et "Interracial Intimacy in Japan: Western Men and Japanese Women, 1543-1900". Il contribue également aux chronologies impitoyables que CounterPunch consacre aux guerres menées contre l’Irak, l’Afghanistan et la Yougoslavie : "Imperial Crusades".
Quelques jours après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush déclara au peuple américain : "Cette croisade, cette guerre contre le terrorisme, prendra quelque temps."
En tant que major de l’université de Yale, il aurait du savoir ce que furent réellement les Croisades, au Moyen-Age : mettant aux prises les chrétiens et les musulmans, principalement en vue de contrôler la Palestine, ces guerres furent livrées avec toute la perversité et la duplicité dont le film récent Le Royaume des Cieux se fait le reflet.
La référence aux Croisades ne pouvait que susciter la colère et l’inquiétude des musulmans et des protestations, partout dans le monde (y compris au sein du Département d’Etat, je l’imagine aisément), imposèrent à Bush d’écarter cette allusion de sa rhétorique enfiévrée.
Mais, Mesdames et Messieurs : oui, il s’agit bien d’une Croisade, d’un projet anti-musulman, d’un type particulièrement sacrilège, mené depuis un centre de commandement judéo-chrétien.
Peu importe que très nombreux soient les responsables de l’administration américaine à professer leur respect pour l’Islam, à dénier tout caractère religieux à cette guerre, et à exprimer une perplexité qui les laisse abasourdis devant le fait que les musulmans puissent prendre la "guerre au terrorisme" pour une guerre anti-musulmane.
Oui, il s’agit bel et bien d’une "guerre sainte", d’une Croisade – et ceci, pour les raisons suivantes.
Après les attentats, le Président Bush avait trouvé l’opportunité d’attaquer l’Irak, chose dont les ouvrages de Richard Clarke et Paul O’Neill attestent qu’il l’avait espérée et planifiée, quoi qu’il en soit.
Il n’y avait aucun rapport entre les attentats du 11 septembre et l’Irak, et il n’y avait pas d’armes irakiennes de destruction massive (bien que d’aucuns nourrissent sans doute encore aujourd’hui l’espoir que de telles armes finiront bien, un jour, par être découvertes).
Mais les agents d’Al-Qa’ida, irakiens pour la plupart, et la plupart des habitants du "Grand Moyen-Orient" - cette région pivot, riche en pétrole, de la géopolitique – sont musulmans.
Environ 80 % des Américains sont chrétiens, et la base électorale de Bush est constituée par la droite chrétienne fondamentaliste.
Beaucoup de chrétiens fondamentalistes pensent que l’Islam est l’ennemi, qu’il s’agit d’une fausse foi. Cette croyance est susceptible d’être exploitée politiquement.
Défiant toute raison, l’administration Bush a défendu mordicus la thèse selon laquelle une attaque contre un Irak terriblement affaibli et saigné à blanc par les sanctions onusiennes aiderait à dissuader des esprits musulmans emplis de haine, à Bagdad, de mettre à exécution un autre onze septembre contre l’Amérique, dont le peuple, ultra-majoritairement chrétien, est composé de "braves gens", selon Bush qui a fait part de sa conviction à ce sujet.
Il faut voir de quelle façon il a fait appel à la bonne conscience de ces gens qui se considèrent « sauvés » ! Le bien contre le mal….
"Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous", a-t-il averti un monde interloqué, le 1er novembre 2001.
Bush a repris les paroles du Christ, dans Mathieu 12:30 : "Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui ne se joint pas à moi s’égare."
Ainsi, notre prédicateur en chef rassemble son troupeau, au moyen d’"amen" lourdement braillés à sa Croisade planifiée.
Nous avons affaire à une guerre de religion, qui a toute l’irrationalité des Croisades médiévales, ou encore des guerres de religion qui accompagnèrent la Réforme.
Les fondamentalistes, bien entendu, en veulent à mort à la Réforme, mais ils sont tout à fait hostile, logiquement, à l’époque des Lumières qui s’ensuivit. Ils ne sont pas seulement hostiles à Diderot, Voltaire et Kant, mais aussi à Thomas Jefferson, qui déclara, propos sacrilège : "Interrogez-vous y compris sur l’existence de Dieu. Car s’il existe, Il sera vraisemblablement plus attaché à la Raison qu’à la foi aveugle."
Ils sont hostiles, aussi, aux normes des relations internationales prévalant ces derniers siècles. On peut considérer que le Traité de Westphalie (1648) a marqué la transition entre les guerres de religion déclenchées par la Réforme et l’aube de la raison, qui a ouvert l’époque des Lumières.
Ce traité a posé le principe de l’Etat souverain comme unité de base dans la politique mondiale, et il a prôné la non-intervention afin de maintenir la paix. Tout cela était extrêmement rationnel.
Mais la droite chrétienne, dont certains des adeptes voulaient supprimer la constitution et imposer leur sainte "domination" sur votre existence, sont trop heureux de supprimer des centaines d’années de droit international afin d’agresser le monde irrationnellement.
Et tout ça, au nom de Dieu ! Leur héros, George W. Bush, a dit, littéralement, au sujet de son invasion illégale de l’Irak, en 2003 : "Dieu m’a dit d’écraser Saddam Hussein. C’est ce que j’ai fait.'
Alors, oui, on le constate : c’est une Croisade, conduite par Bush, l’élu de Dieu.
Une Croisade contre Al-Qa’ida, contre Saddam Husseïn, contre la résistance irakienne et bien d’autres "ennemis" qui n’ont pas grand-chose en commun, mis à part le fait qu’ils émanent de sociétés essentiellement musulmanes.
La Syrie et l’Iran sont des cibles potentielles pour le "changement de régime".
Ce fut le cas également de l’Autorité palestinienne, sous la direction de feu Yasser Arafat, qui fut contraint à nommer un Premier ministre agréant aux Etats-Unis, sous peine de perdre tout contact diplomatique avec Washington et Sharon. (C’est à ce Premier ministre, Mahmoud Abbas, que Bush confia la divine mission d’"écraser" ses ennemis.)
C’est une Croisade contre le Hizbollah, le parti politique musulman le plus populaire, au Liban. C’est une guerre contre le Hamas, qui jouit d’un large soutien chez les Palestiniens musulmans.
C’est une Croisade qui exploite brillamment les préjugés ethniques et religieux prévalant aux Etats-Unis.
Elle mêle le triomphalisme "plus saint que ça, tu meurs !" des croyants des Derniers jours aux rêves sionistes, tant juifs que chrétiens, d’un Moyen-Orient transformé par la puissance américaine.
La formule "avec nous, ou contre nous" empruntée aux Evangiles place le "nous" judéo-chrétien face à tous les autres, et contre eux (dont Cuba, la Corée du Nord, les mouvements d’ultra-gauche) mais en particulier, actuellement, contre le monde musulman.
Les catégorisations vagues de 'terrorisme" et le terme aux connotations religieuses de "mal" ont été habilement utilisés afin de faire l’amalgame entre Ben Laden et Saddam Husseïn ; ils peuvent être utilisés pour les associer intimement aux mullahs iraniens.
La guerre contre l’ensemble du mal, dans le monde entier, commence par des cibles musulmanes.
Mais, le moment venu, l’attaque religieuse pourra être déviée et dirigée contre le communisme athée, si besoin est.
Jusqu’à nouvel ordre, en tous cas, c’est l’Islam qui est dans le collimateur et on fait la promotion agressive – en réalité, on exige – un changement politique dans le "Grand Moyen-Orient".
Celui-ci est supposé protéger l’Amérique.
"Nous allons construire un nouveau type de Moyen-Orient", a déclaré Condoleezza Rice devant des soldats américains, en mars dernier… "un nouveau modèle de Moyen-Orient élargi, qui sera stable et démocratique, où nos enfants n’auront plus, un jour, à être inquiets au sujet du type d’idéologie de la haine qui a amené ces gens à précipiter ces maudits avions sur ces immeubles, le 11 septembre."
Qu’a donc de spécial le Moyen-Orient, pour qu’il nourrisse ainsi des "idéologies de la haine" - dans lesquelles l’administration américaine range le baathisme laïc, le terrorisme d’Al-Qa’ida et le chiisme politique iranien ?
Le seul élément reliant entre elles ces idéologies disparates, mise à part leur commune hostilité à la politique américaine, est leur composante musulmane.
Le sous-entendu étant ici que le monde musulman, tel qu’il est aujourd’hui, n’est pas "convenable". Il représenterait un danger pour nos enfants.
Aussi avons-nous besoin d’une Croisade, pour protéger nos enfants. Simple, non ?
Dans le monde entier – pas seulement dans le monde musulman – la réputation des Etats-Unis est en chute libre. Mais c’est particulièrement le cas dans les pays musulmans, qui comptent 20 % de la population mondiale.
Le comportement haineux des Etats-Unis envers les musulmans en Afghanistan, en Irak et à Guantanamo provoque, inévitablement, de la haine parmi les musulmans, quelles que soient leurs conceptions du monde, aussi diverses entre elles que celles qu’on trouve chez les chrétiens.
Nul besoin d’adopter une "idéologie de la haine" pour s’opposer à une attaque non-provoquée contre un pays souverain, à l’humiliation publique délibérée de son leader évincé, aux tortures à la prison d’Abu Ghraïb et aux humiliations.
Ni pour réagir avec indignation à l’arrogance et à l’hypocrisie qui dégoulinent de l’ensemble de ce comportement.
L’occupant de l’Irak exige de la Syrie qu’elle mette un terme à son occupation du Liban, sinon elle en supportera les conséquences.
La puissance qui veut violer le traité de non-prolifération nucléaire afin de produire des bombes nucléaires tactiques dit à l’Iran qu’il n’a pas le droit d’enrichir de l’uranium, alors que le traité international, en l’occurrence, autorise ce pays à le faire.
On dirait que l’administration Bush tient absolument à être honnie. Cela lui permet de dire au peuple américain : "Regardez, ces gens nous haïssent ! Nous devons donc changer leurs gouvernements, leurs institutions, leurs systèmes éducatifs et leurs coutumes en leur apportant notre propre système, afin de mettre un terme à leur haine et à nous protéger d’eux !"
Les Croisades dont nous lisons les récits dans les livres d’histoires étaient toutes motivées par la Palestine, en particulier par Jérusalem.
L’Empire byzantin avait perdu le contrôle de cette région au profit des Arabes musulmans, en 638, mais les chrétiens avaient généralement été bien tolérés sous le règne des califes.
De fait, le Patriarche Sophronios, qui remit les clés de la ville au général arabe Omar, avait reçu des assurances écrites que les chrétiens garderaient le contrôle des lieux saints et pourraient pratiquer leur religion sans entraves.
Des accords passés avec les rois francs ou les empereurs byzantins avaient été très favorables au maintien des lieux saints chrétiens dans la ville, et donc à la poursuite des pèlerinages de chrétiens européens.
A partir de 1009, il y eut une courte période de persécutions anti-chrétiennes, mais étant donné que les autorités musulmanes locales autorisaient les pèlerinages chrétiens, les relations entre la chrétienté et l’Islam étaient cordiales et pragmatiques.
Cela changea après la conquête des Turcs seljoukides, qui prirent Jérusalem aux Arabes en 1070, avant de grignoter l’Empire byzantin, conquérant Antioche et la majorité de l’Asie Mineure.
La Byzance chrétienne, bien qu’en très mauvais termes avec l’Eglise catholique romaine, fit appel au Pape, ainsi qu’à l’ensemble de la chrétienté afin qu’ils l’aident à repousser la déferlante musulmane turque.
Le Pape Urbain II décida de rendre service à ses potes byzantins en appelant à la guerre sainte. Au Concile réuni à Clermont, en 1095, il appela les chrétiens européens, "hommes de tous rangs, chevaliers aussi bien que fantassins, riches comme pauvres, à se hâter afin d’aller chasser cette vile race (= les musulmans) des terres de nos frères (chrétiens)'.
Cette vile race ! Il faisait allusion, par ces termes, aux Turcs récemment islamisés.
"C’est le Christ qui le demande !" ajouta le Pape.
Ainsi commença une campagne européenne de reconquête d’une région perdue au profit de la domination musulmane, quatre siècles et demi (une paille…) plus tôt !
Mais, comme dans le cas de la Croisade actuelle, l’objectif premier ne tarda pas à être perdu de vue.
Pourquoi les juifs, dans la vallée du Danube, furent-ils massacrés, "au passage" ?
Ils n’avaient absolument rien à voir avec les Turcs.
Pourquoi les combats sanglants des Croisés avec les Slavons, en 1097 ?
Les Croisés prirent Jérusalem en juillet 1099, massacrant tous les habitants, sans considération d’âge, ni de sexe (ni de religion…) Pourquoi ?
Pourquoi ce siège de Constantinople (métropole chrétienne), durant la Quatrième Croisade, en 1204 ? Les troupes, portant le crucifix brodé sur leurs tuniques, perpétrèrent des atrocités horrifiantes, et pas seulement contre les musulmans, mais contre l’humanité, en général.
C’est peut-être dans la nature même d’une Croisade de prendre de l’ampleur, avec le temps, de se trouver de nouveaux ennemis, de donner libre cours au fanatisme religieux et à la cruauté pure jusqu’alors latents ?
Il y eut sept Croisades entre 1096 et 1254. Les Croisés furent vaincus, les musulmans furent vainqueurs, finalement, et accordèrent aux chrétiens le droit de faire du commerce et de venir en pèlerinage, pendant que l’Europe chrétienne poursuivait son inquisition et ses pogroms.
La Croisade actuelle, celle de Bush, dit aux musulmans qu’ils ne peuvent poursuivre leur train-train habituel, parce que le Christ, par l’intermédiaire de Bush, ordonne qu’ils en changent, afin de ne plus effrayer les enfants américains. Tandis que les responsables de l’armée américaine ignorent délibérément les morts de civils en Afghanistan ou en Irak, le lieutenant général William G. Boykin, vice sous-secrétaire à la Défense déclare : "Nous sommes une nation chrétienne", et "l’ennemi est un certain Satan, vous connaissez ?".
Le mentor religieux de Bush, Franklin Graham, qualifie l’Islam de "religion retorse et maléfique."
Les Graham, père et fils, sont bien connus pour leurs extravagances télévangéliques, qu’ils appellent – coïncidence ? – "croisades ".
Des types "re-nés" appartenant à des communautés de croyants fondamentalistes se mettent en route contre le monde musulman afin de répliquer aux attentats du onze septembre, de la même manière que leurs prédécesseurs chrétiens (paysans, enfants, chevaliers) étaient partis d’Europe, voici plusieurs siècles, hardiment, et vers leur fin, pour beaucoup d’entre eux.
"En avant, soldats chrétiens, avec le crucifix vous précédant !"
Mais il y a aussi, bien entendu, (heureusement) des chrétiens qui refusent la mentalité de croisade, aujourd’hui, comme voici un millénaire.
Pourquoi Saladin, qui livra effectivement bataille à Richard Cœur de Lion, à la fin du douzième siècle, a-t-il été tellement célébré par les romans médiévaux européens ?
Ce guerrier kurde musulman (qui est un des personnages de premier plan dans le film récent "Le Royaume du Ciel") a impressionné tous ceux qui l’avaient approché par son rationalisme et sa magnanimité. Et cela, au douzième siècle, c’est-à-dire en des temps où le monde musulman était beaucoup plus éclairé, ouvert et tolérant que la chrétienté.
Le monde musulman actuel n’offre peut-être pas un mode de vie alternatif attrayant pour le monde occidental.
Mais ni l’un, ni l’autre de ces deux univers ne sont l’incarnation du mal.
Comprendre cela et accepter l’idée que le monde n’est pas simple, voilà qui réduira à néant la mentalité de Croisade.
Ecrasons, avec les chrétiens honnêtes parmi nous, cette mentalité meurtrière.
Source : http://www.counterpunch.org/
Traduction : Marcel Charbonnier
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