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Tulkarem - 30 juin 2004
Par Meron Rappaport
Journaliste israélien, lauréat du prix Napoli de journalisme, licencié du quotidien Yediot Aharonot après avoir intitulé un article sur les affaires du premier ministre : "Sharon n’a pas dit la vérité".
A Irtah, un village proche de Tulkarem, les fermiers peuvent encore apercevoir leurs terres depuis leurs maisons situées au-dessus de la colline, mais ils ne peuvent plus y accéder depuis un an.
Les fossés, les murs et les barbelés qui matérialisent la barrière dite « de séparation » les en empêchent.
Mais ce n’est pas tout. L’armée israélienne menace de confisquer leurs 500 dounams (1) perdus.
Quoi qu’il en soit, une chose est presque sûre : le destin de ces terres est scellé. Une zone industrielle y sera construite des deux cêtés de la barrière, avec l’aide des autorités israéliennes et d’entrepreneurs palestiniens.
Les paysans, privés de terres, n’auront d’autre choix que de travailler pour les usines. Leur salaire minimum atteindra à peine le tiers de celui qui est en vigueur en Israël.
Tulkarem ne constitue pas une exception. Certes, la construction de la "barrière" est loin d’être terminée : 200 kilomètres sur les 700 prévus.
Mais le ministre israélien de l’industrie, du commerce et de l’emploi, M. Ehoud Olmert, se bat pour la construction d’une chaîne de parcs industriels le long du mur.
Certaines branches de l’armée – notamment celles qui s’occupent de la surveillance des territoires palestiniens – considèrent ce projet comme la continuité du mur. «
"Vous verrez, ce sera très joli", lance le commandant de la coordination militaire de Tulkarem, en inspectant la porte dans le mur (lequel s’enfonce d’environ 3 kilomètres à l’intérieur du territoire palestinien).
"Nous établirons ici une zone industrielle et tout ira pour le mieux.
La population et l’Autorité palestiniennes ont vraiment besoin de tels sites", affirme M. Gabi Bar, directeur général des affaires du Proche-Orient au ministère de l’industrie. Mais l’insécurité empêche la construction de telles zones à Naplouse : mieux vaut les implanter le long de la "barrière".
L’idée en soi n’est pas nouvelle. Après les accords d’Oslo en 1993, des fonctionnaires israéliens et palestiniens s’entendirent sur la création de neuf parcs industriels au bord de la Ligne verte (2), en Cisjordanie et à Gaza.
De Jénine au nord à Rafah au sud, ces derniers fourniraient du travail à quelque 100 000 Palestiniens.
Ce plan fut rangé dans les tiroirs pour cause d’Intifada. Une foule de Palestiniens en colère brûla, dès les premiers jours du soulèvement, l’embryon de parc israélien – baptisé "Bourgeons de la paix" – près de Tulkarem.
La zone industrielle d’Erez, en bordure du barrage du même nom, sur la frontière entre la bande de Gaza et Israël, a subi les attaques continues de combattants palestiniens.
Bon an mal an, ces deux parcs continuent pourtant de fonctionner : quelque 4 500 Palestiniens travaillent à Erez, 500 dans les "Bourgeons" de Tulkarem, mais nul n’avait jusqu’ici songé à construire une nouvelle zone industrielle sur la Ligne verte. La construction du mur a ressuscité cette vieille idée.
Le mur a aggravé, du cêté palestinien, le chêmage, déjà très élevé (45 % en Cisjordanie , 60 % dans la bande de Gaza). Car les 120 000 Palestiniens qui travaillaient en Israël avant l’an 2000, légalement ou illégalement, ne peuvent plus s’y rendre.
De surcroît, des milliers, voire des dizaines de milliers de paysans n’ont plus accès à leurs terres, qui se trouvent du cêté « israélien » de la barrière : ils n’ont, de facto, plus d’emploi.
Cyniquement, on pourrait dire que le mur représente deux éléments nécessaires au succès des parcs industriels communs israélo-palestiniens : sécurité (pour les hommes d’affaires israéliens) et emploi (pour les ouvriers palestiniens).
M. Olmert l’affirme clairement : "Les zones industrielles résoudront à la fois le problème du chêmage palestinien et celui du coût élevé de la main-d’œuvre pour les industriels israéliens – qui délocalisent actuellement en Extrême-Orient – et ce sans aucun risque, puisque que les Palestiniens ne franchiront pas la Ligne verte (3)."
Le ministre a même exposé, en décembre 2003, une vision proche de celle, presque oubliée, de M. Shimon Pérès sur le "nouveau Moyen-Orient", lors d’une conférence à Jérusalem, à laquelle participait M. Saeb Bamya, un haut fonctionnaire du ministère palestinien de l’économie nationale : "Je ne permettrai pas à la politique d’interférer dans le développement des liens économiques avec nos voisins palestiniens", a lancé M. Olmert, oubliant que c’était le gouvernement israélien qui avait interrompu toutes les relations officielles avec l’Autorité palestinienne au milieu de l’année 2001 (4).
Et, en janvier 2004, M. Olmert était invité Ã une conférence organisée par M. Stef Wertheimer, un célèbre industriel israélien, qui a lancé un programme de construction de 100 parcs industriels au Proche-Orient.
Selon ce dernier, "il est préférable d’occuper les gens au travail plutêt que de les laisser se livrer au terrorisme".
Altruisme ? Désir de paix ?
"Pourquoi pensez-vous que la zone industrielle d’Erez est encore attrayante pour 200 usines, qui sont restées là en dépit des attaques terroristes ?, demande M. Gabi Bar, du ministère de l’industrie.
Le motif le plus important est le bas salaire des travailleurs : environ 1 500 shekels, comparé aux 4 500 shekels de salaire minimum en Israël.
De plus, les employeurs n’y sont pas soumis à la législation du travail d’Israël."
M. Bar précise cependant qu’il existe un plan visant à créer des « enclaves palestiniennes » en territoire israélien, dans lesquelles les lois israéliennes du travail ne seraient pas appliquées.
Mais la Histadrout, le grand syndicat israélien, refuse toute forme d’apartheid entre ouvriers israéliens et palestiniens.
Les Israéliens pourraient bien avoir une autre raison d’investir au bord du mur. La plus grande usine de la zone industrielle proche de Tulkarem, Geshuri, est spécialisée dans les pesticides et autres produits chimiques.
Jusqu’en 1985, elle se trouvait près de la ville cêtière de Netanya. Mais les voisins se sont plaints des mauvaises odeurs qui en émanaient. D’où la décision de la déplacer vers un autre site, en Cisjordanie .
L’Autorité palestinienne a exigé, sans succès, que Geshuri soit éloignée de Tulkarem.
M. Raanan Geshuri, directeur général de l’usine, a invité quiconque le désirait à venir constater par lui-même que l’usine était sûre. S’il n’a pas convaincu ses voisins israéliens de Netanya, il y a peu de chances qu’il réussisse à persuader ceux de Tulkarem…
Bien des industriels israéliens pourraient, comme lui, être tentés de déplacer certaines de leurs usines polluantes vers les zones où les lois environnementales israéliennes, très strictes, ne s’appliqueront pas.
M. Bar insiste sur le fait que, malgré tout, les Palestiniens gagneront à voir s’ériger ces parcs : "De toute façon, un Palestinien touche plus à Erez qu’à Gaza." Il a certainement raison.
Selon le rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), depuis mars 2004, environ 40 % des Palestiniens souffrent d’insécurité alimentaire (autrement dit, ils sont affamés), et 60 % vivent sous le seuil de pauvreté, estimé par les organisations internationales à 2,10 dollars par jour.
Les Palestiniens ne peuvent donc que se réjouir de travailler afin de nourrir leurs familles. Mais dans quelles conditions ?
M. Abdel-Malek Jaber, un homme d’affaires, dirige la Palestinian Estate Development Management Company (Piedco) (5), acteur essentiel de la création des zones industrielles.
Proche, dit-il, du ministre palestinien de l’industrie Maher Al-Masri, M. Jaber s’attache à récolter les fonds nécessaires à la construction de ces deux premiers parcs, seule solution pour sauver l’économie palestinienne – utile aussi à la relance de celle d’Israël.
Car toutes deux sont inextricablement liées : en 2001, un an après le début de l’Intifada, 86 % des importations des territoires palestiniens provenaient d’Israël, et 64 % de leurs exportations lui étaient destinées ; l’Autorité palestinienne est le troisième partenaire commercial d’Israël, après l’Union européenne et les Etats-Unis.
"Pour que le taux de chêmage en Palestine reste à son niveau actuel, déjà élevé, l’économie palestinienne devra se développer à un rythme de 7 % à 8 % par an, ce qui est impossible, explique M. Jaber. Nous devons donc aller plus loin et c’est pourquoi j’en viens à l’idée de parcs industriels à la frontière. Israël est un pays développé, intégré à l’économie mondialisée. Nous ne pouvons qu’en tirer bénéfice. Nous avançons à une vitesse de 100 kilomètres-heure vers l’enfer. Je veux donc donner de l’espoir au peuple."
Ses deux premiers parcs seront construits à Jalama, au nord de Jénine, et en face du village d’Irtah.
M. Jaber indique qu’il a "racheté des terres privées à des Palestiniens", et qu’il en a déjà identifié d’autres près de Bethléem.
Il projette de construire deux autres parcs : un à Rafah, au sud de la bande de Gaza ; l’autre à Tarkumia, près de Hébron (Al-Khalil), au sud de la Cisjordanie .
Chacun fournira au moins 15 000 emplois, et le projet global pourra en créer 100 000 (la population active de Cisjordanie est estimée à 560 000 personnes).
Maquiller l’horrible réalité
Les investisseurs paraissent déjà intéressés – "Je ne dépenserais pas 40 millions de dollars si je n’avais aucun client", assure M. Jaber. Il espère que, d’ici à dix-huit mois, le premier parc commencera à fonctionner.
Selon ses calculs, les coûts de production seraient de 70 % inférieurs à ceux d’Israël, en raison des bas salaires et de la modicité du loyer. M. Jaber fait tout ce qu’il peut pour que les Israéliens s’y sentent en sécurité. "Je ne suis pas naïf. Pour que ces parcs puissent fonctionner, il nous faudra conclure des accords de sécurité différents."
Sur la nature de ces derniers, M. Gabi Bar se veut plus explicite.
"La condition fondamentale est que la sécurité de ces parcs soit exclusivement assurée par les Israéliens. Car, si une usine est située dans un secteur que nous sécurisons nous-mêmes, nous pourrons dire que cette usine est située en Israël. Ses marchandises auront moins besoin d’être contrêlées que celles d’une usine implantée à Naplouse."
La responsabilité en matière de sécurité est l’un des principaux changements par rapport aux plans d’avant l’Intifada.
A l’époque, aux dires de M. Reuven Horesh, directeur général du ministère de l’industrie sous le gouvernement Barak, les Palestiniens devaient se voir confier l’entière responsabilité des zones, la technologie étant simplement transférée d’Israël en Palestine.
Désormais, les Israéliens auront la pleine responsabilité de la sécurité, même si la terre et la gestion restent palestiniennes.
"De telles déclarations ne nous aident pas", confie, avec une pointe de colère dans la voix, M. Jaber, conscient de la "sensibilité" palestinienne.
C’est là le cœur du problème : soit ces parcs industriels figureront, comme le mur, parmi les innombrables actions unilatérales des Israéliens imposées aux Palestiniens, soit ils résulteront d’une véritable coopération. Mais la première option semble la plus probable. Les signes ne trompent pas.
Le 29 février 2004, le ministère de l’intérieur israélien a annoncé, par l’intermédiaire d’un journal arabe, aux paysans de certains villages au nord-ouest de Jénine la confiscation, dans les quinze jours, de quelque 6 000 dounams de leurs terres "afin de corriger l’organisation régionale de la zone industrielle de Shahak".
Autrement dit, de nouvelles terres palestiniennes seront prises à leurs propriétaires afin d’élargir cette zone, située du cêté "israélien" du mur, mais à l’intérieur des territoires occupés en 1967.
M. Gabi Bar n’est pas au courant de ces ordres de confiscation.
Il admet toutefois le "grand intérêt" que représente, pour Israël, l’agrandissement de cette zone industrielle et les "premiers contacts" pris avec les Palestiniens dans ce but.
Les fermiers des villages de Silat Al-Harithia et de Tura A-Sharkia jurent que personne ne leur en a parlé – les fonctionnaires palestiniens leur ont simplement dit n’en rien savoir.
Il en va de même près de Tulkarem. M. Faiz Al-Tanib, membre de l’Union des fermiers, indique que des paysans d’Irtah et de Farun ont reçu une lettre des autorités militaires leur annonçant la saisie par l’armée des 500 dounams qu’ils possèdent du cêté "israélien" de la barrière.
Avant, une cinquantaine de familles vivaient de ces terres : désormais, du fait du mur, elles n’en tirent plus aucun bénéfice.
Sans doute la zone industrielle de Tulkarem sera-t-elle établie sur ces 500 dounams, au pied de la colline qu’Irtah surmonte. Les responsables de l’armée l’ont dit aux paysans.
Et, Ã en croire M. Al-Tanib, des hommes d’affaires palestiniens proposent de racheter ou de louer certaines de ces terres.
Le nom de la Piedco, la compagnie de M. Jaber, a été mentionné.
"En quoi la construction d’une zone industrielle va-t-elle nous aider ?, se demande M. Al-Tanib. On prive cinquante familles de leurs terres, pour que cinquante autres travaillent dans des usines. Ça ne sert à rien."
Ainsi les parcs industriels ressemblent-ils à une nouvelle étape unilatérale dans les relations israélo-palestiniennes.
M. Gabi Bar le dément, affirmant que, si un seul de ces parcs était construit unilatéralement, il serait immédiatement attaqué. Mais c’est pour ajouter qu’un accord pourrait se conclure à un niveau local, sans impliquer l’Autorité palestinienne.
M. Jaber pense, lui aussi, que l’installation des zones n’implique pas forcément un accord politique entre Israël et l’Autorité. Il en espère cependant la conclusion rapide : l’Autorité n’a-t-elle pas modifié la loi sur les investissements étrangers, afin que rien ne limite ceux-ci dans les zones industrielles ?
Chef de l’Initiative Nationale de Palestine, un nouveau mouvement de gauche, le docteur Mustafa Barghouti se montre beaucoup plus sceptique : "Ces projets n’ont pas fonctionné pendant la période qui a suivi les accords d’Oslo, et ils ne marcheront pas plus maintenant. Il s’agit de maquiller l’horrible réalité. Ces hommes d’affaires palestiniens ne s’inquiètent pas du chêmage de leurs concitoyens ; ils s’inquiètent du leur. Ce plan ne se comprend que d’un point de vue israélien : parce qu’il consolidera l’apartheid (6), dans lequel les Palestiniens ne peuvent être qu’un peuple d’esclaves. Mais cela ne réussira pas."
Depuis la mi-mai, l’armée israélienne s’acharne sur le camp de réfugiés de Rafah, tuant ses habitants par dizaines et détruisant leur maisons par centaines.
Devant ce carnage, baptisé "opération Arc en ciel", les "grandes consciences" se taisent. Ce silence est d’autant plus choquant que, depuis le début du printemps, l’hécatombe n’a pas cessé : 60 morts en avril, 100 pour les vingt premiers jours de mai.
Rien là d’un hasard : Israël entend cadenasser la bande de Gaza avant de s’en retirer, pour concentrer sa politique annexionniste sur la Cisjordanie .
Le général Sharon espère atteindre ainsi son objectif : le "politicide" du peuple palestinien, détruit en tant qu’entité politique.
Le mur, Ã l’ombre duquel il construit des zones industrielles, enfermera un pseudo "Etat palestinien", coupé en quatre morceaux privés de toute viabilité.
NOTES :
(1) Un dounam équivaut à un dixième d’hectare.
(2) Nom donné Ã la ligne d’armistice entre Israël et la Jordanie avant la guerre de 1967.
(3) Maariv, Tel-Aviv, 22 septembre 2003.
(4) The Jerusalem Post, Jérusalem, 16 décembre 2003.
(5) Société de développement de la zone industrielle palestinienne.
(6) Lire Leila Farsakh, "De l’Afrique du Sud à la Palestine", Le Monde diplomatique, novembre 2003.
Source : www.monde-diplomatique.fr/
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Le Mur
Meron Rappaport
30 juin 2004