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Monde Arabe - 1 décembre 2011
Par Patrick Cockburn
Patrick Cockburn est l'auteur de "Muqtada: Muqtada Al Sadr, the Shia Revival and the Struggle for Iraq".
Washington dénonce depuis longtemps l'Iran comme la source de la majorité des troubles au Moyen-Orient. L’Arabie saoudite et ses alliés sunnites voient la main de Téhéran derrière les protestations au Bahreïn et dans la province orientale riche en pétrole de l'Arabie Saoudite. Alors que les dernières forces états-uniennes doivent quitter l'Irak d'ici la fin de l'année, on nous met désespérément en garde, l'Irak va devenir un pion iranien.
Manifestation Place de la Perle, Manama (Bahreïn) en mars 2011
Cette diabolisation de l'Iran semble préparer le terrain pour une attaque militaire contre l'Iran par les États-Unis et Israël. La propagande construite est très similaire à celle dirigée contre l'Irak de Sadam Hussein en 2002. Dans les deux cas, un État isolé aux ressources limitées est présenté comme un réel danger pour la région et pour le monde. On accorde du crédit à des théories improbables et parfois cocasses, tel le supposé complot d'un revendeur de voitures d'occasion irano-américain au Texas faisant équipe avec la Garde de la révolution iranienne pour assassiner l'ambassadeur saoudien à Washington. Le programme nucléaire de l'Iran est identifié comme une menace d'une manière fort semblable aux armes de destruction massive inexistantes de Saddam Hussein.
Ce fut donc un choc lorsque le distingué avocat égypto-américain Cherif Bassiouni, qui dirigeait la Commission d'enquête indépendante sur les troubles de cette année au Bahreïn, a dit catégoriquement, dans son rapport de 500 pages diffusé la semaine dernière, qu'il n'y avait aucune preuve de l'implication iranienne dans les événements au Bahreïn. La famille royale du Bahreïn et les monarques du Golfe en étaient fermement convaincus. La crainte d'une intervention iranienne armée était la justification du Bahreïn pour appeler à un renfort militaire sous direction saoudite fort de 1.500 hommes le 14 mars 2011 avant qu'il ne chasse les manifestants des rues. Le Bahreïn a même bénéficié d'une flotte koweïtienne pour patrouiller les côtes de l'île au cas où l'Iran essaierait de livrer des armes aux manifestants chiites pro-démocratie.
Sans doute les rois et les émirs du Golfe croient sincèrement en leurs propres théories conspirationnistes. Beaucoup de ceux qui ont été torturés pendant la répression brutale au Bahreïn ont depuis donné des preuves que leurs bourreaux les ont interrogés à maintes reprises sur leurs liens avec l'Iran. Des consultants hospitaliers ont été forcés de signer des aveux où ils admettaient être membres d'un complot révolutionnaire iranien. Après avoir reçu le rapport Bassiouni, le roi Hamad bin Isa al-Khalifa a dit que bien que son gouvernement ne pouvait en apporter la preuve formelle, le rôle de Téhéran était évident pour "tous ceux qui avaient des yeux et des oreilles."
La même paranoïa iranophobe est enracinée dans l'esprit des sunnites dans tout le Moyen-Orient. Un dissident bahreïni, qui a fui au Qatar au début de cette année, m'a dit que "les gens au Qatar n'ont cessé de me demander s'il y avait un tunnel reliant la Place de la Perle [le point de ralliement des manifestants] à l'Iran. Ils ne plaisantaient qu'à moitié."
L'identification de l'activisme politique chiite avec l'Iran est trop profondément ancré dans l'esprit des sunnites pour être effacé. La semaine dernière a vu une résurgence des protestations parmi les deux millions de chiites d'Arabie Saoudite, principalement dans la province orientale. Les émeutes ont commencé lorsqu'un jeune de 19 ans, Nasser al-Mheishi a été tué à Qatif, un des nombreux checkpoints, selon Hamza al-Hassan, un opposant. Il dit que la colère populaire a été alimentée par le refus des autorités, pendant plusieurs heures, de laisser sa famille emporter le corps. Comme par le passé, le ministre saoudien de l'Intérieur a affirmé que les confrontations entre la police et les manifestants "étaient téléguidées par des maîtres à l'étranger" - la façon invariable dont l’État saoudien se réfère à l'Iran.
L'opposition saoudienne dit que des commentaires par des Saoudiens non-chiites sur Twitter et l'internet montrent que la politique gouvernementale, qui consiste à accuser l'Iran de tout, n'a pas la même conviction qu'elle eût autrefois. "Nous sommes au bord de l'incendie," commente carrément une femme.
Les protestations dans la province orientale vont vraisemblablement s'intensifier. Comme ailleurs dans le monde arabe, les jeunes n'obéissent plus aux dirigeants traditionnels. Les monarques saoudiens et bahreinis peuvent accuser la télévision iranienne d'enflammer la situation, mais ce qui alimente réellement la colère des chiites, c'est ce qu'ils voient sur YouTube ou lisent sur Twitter ou l'internet. Ce qui influence les manifestants, c'est moins l'Iran et davantage l'exemple des jeunes manifestants semblables à eux qui exigent des droits politiques et civils au Caire et en Syrie.
Dans l'année du réveil arabe, la manière saoudienne traditionnelle d'obtenir des notables locaux qu'ils calment les choses ne marche plus. La semaine dernière, ceux-ci se sont plaints au gouverneur de la province orientale, le Prince Mohammad bin Fahd, qui les avaient réuni à Damman, capitale de la province, qu'ils n'arrivaient plus à persuader leur population de mettre fin aux protestations parce que leurs appels à la modération, au début de l'année, n'avaient entraîné aucune concession de la part du gouvernement saoudien sur la discrimination contre les chiites. Les prisonniers chiites détenus sans procès depuis 1996 n'ont pas été libérés.
En Arabie saoudite et au Bahreïn, la croyance en la main cachée de l'Iran derrière les manifestations a conduit les deux gouvernements à faire une faute grave. Ils en sont venus à croire qu'ils étaient confrontés à une menace révolutionnaire, alors que les Bahreinis et les Saoudiens se satisferaient d'un partage équitable des emplois et des postes officiels. Les chiites veulent rejoindre le club, pas le faire exploser. En refusant de voir cela, les monarques saoudiens et bahreïnis déstabilisent leurs propres États.
L’Iran n'a jamais été aussi fort que ses ennemis le dépeignent ou qu'il aurait aimé être. A bien des égards, la diabolisation des dirigeants iraniens en tant que menace régionale satisfait l'ambition de l'Iran de se présenter comme une puissance régionale. En pratique, sa rhétorique sanguinaire a toujours été accompagnée d'une politique étrangère prudente et soigneusement calculée.
Le Président George W. Bush et Tony Blair ont toujours parlé de l'Iran comme si son but était de déstabiliser le gouvernement irakien. C'était absurde, parce que Téhéran a vu avec délices la fin de son vieil ennemi Saddam Hussein et son remplacement par un gouvernement irakien élu dominé par des partis religieux chiites. Le ministre irakien des Affaires étrangères, Hoshyar Zebari, avait l'habitude de dire qu'il était amusant de voir, lors de conférences où les États-Unis et l'Iran étaient représentés, les Américains et les Iraniens furieux s'accuser réciproquement de basses œuvres en Irak - puis faire des discours très similaires en soutien au gouvernement irakien.
Les Iraniens vont-ils maintenant tenter de remplir le vide laissé par les troupes états-uniennes ? Il est certain que l'importance US en Irak chutera parce ce que leurs soldats seront partis et parce qu'ils dépenseront moins d'argent dans le pays. A une époque, par exemple, le financement des mukhabarat [services secrets, ndt] irakiens n'apparaissaient pas dans le budget irakien parce qu'ils étaient entièrement payés par la CIA.
Croire en une domination iranienne inévitable en Irak est naïf : il y a beaucoup d'autres acteurs puissants, comme la Turquie et l'Arabie Saoudite. Les chiites irakiens diffèrent nettement de leur coreligionnaires iraniens en ce qui concerne la tradition et la foi. Et les Kurdes et les sunnites s'y opposeront. Si l'Iran va trop loin, comme l'ont fait les États-Unis après 2003, il deviendra la cible d'une horde de différents ennemis.
Au Bahreïn, en Arabie Saoudite et en Irak, le rôle iranien dans la provocation des troubles a été inventé ou exagéré. Mais traiter des manifestants pacifiques de révolutionnaires agissant pour le compte de l'Iran pourrait s'avérer prémonitoire. La prochaine fois, des réformateurs frustrés pourraient bien chercher une aide extérieure.
Source : Counterpunch
Traduction : MR pour ISM
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